« Le trauma colonial », de Karima Lazali . Le trauma colonial de la psychanalyste Karima Lazali analyse les effets au présent de la colonisation française en Algérie. Une enquête singulière, publiée à La Découverte en France et aux éditions Koukou en Algérie, qui s'attaque à l'impensé colonial et ses effets psychiques et politiques, plaçant au cœur de son analyse pluridisciplinaire la notion d'effacement. Orient XXIHistoire Dorothée Myriam Kellou 20 décembre 2018 19 décembre 2018 Karima Lazali, Le trauma colonial. Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie La Découverte, coll. Sciences humaines, septembre 2018. — 282 p. ; 20 euros. Grâce aux travaux d'historiens ou encore d'écrivains algériens comme Kateb Yacine, Mohammed Dib ou Jean El Mouhoub Amrouche, la psychanalyste Karima Lazali a pu enrichir son analyse débutée en cabinet avec ses patients à Paris et Alger et mettre des mots sur cet « impossible à refouler » colonial qui ne cesse de ressurgir sans être nommé dans les sociétés française et algérienne. Depuis les écrits fondateurs de l'intellectuel et psychiatre anticolonialiste Frantz Fanon, peu de livres ont offert une telle analyse de la colonisation et de ses traces mnésiques et politiques. Son ouvrage, qui s'inscrit dans la filiation des travaux d'Alice Cherki, psychiatre et psychanalyste proche de Fanon, est certainement appelé à devenir une référence. Dans la première partie de son livre, Lazali analyse le projet colonial français en Algérie en termes d'« effacement » : elle revient notamment sur l'histoire de la conquête coloniale et la volonté d'annihilation systématique des langues et de l'histoire algériennes. « L'Algérie était un territoire considéré vierge, sans histoire ni culture. La colonisation s'est employé à détruire l'ordre social et symbolique qui était présent sous couvert de le franciser », résume-t-elle au cours d'un entretien avec Orient XXI. Cette « atteinte coloniale » a été profonde et irréversible : disparition d'un tiers de la population, destruction des généalogies, élimination des tribus, expropriations des terres. C'est cet effacement qui a coexisté avec un extrême marquage des corps et des esprits par le colonial qui a subsisté à la colonisation et reste tu. Karima Lazali préfère utiliser le mot « colonialité » : un état du colonial qui persiste, car il est demeuré impensé. La colonisation a produit des effacements mémoriels qui ont profondément affecté la psyché des deux populations, française et algérienne, qui se débattent jusqu'à ce jour dans « des blancs de mémoire et de parole ». En Algérie, il est plus difficile qu'en France d'avoir accès aux subjectivités, du fait des nombreuses censures familiales, religieuses et politiques en place. L'analyse de la littérature algérienne, expression d'une sensibilité et intimité profondément atteinte par le colonial, lui permet de déjouer ces censures et de saisir les effets de la colonialité sur les esprits. Mais l'auteure a compris, lors de ses consultations à Paris, que le trauma colonial n'affecte pas que les anciens colonisés. En France, c'est le déni de l'histoire coloniale par le politique qui a produit de l'effacement. Le déni est un « effacement des traces de l'effacement », dit-elle pour montrer le processus de suppression à l'œuvre et l'abîme ainsi créé pour les personnes qui cherchent à comprendre les causes politiques et transgénérationnelles de leur souffrance psychique. Commentant l'actualité récente au cours de l'entretien, Lazali reconnait l'importance de la reconnaissance historique par le président Emmanuel Macron de l'assassinat de Maurice Audin et le caractère systématique de l'usage de la torture pendant la guerre d'Algérie. Cette reconnaissance est importante pour libérer la parole des personnes prises dans « des blancs de mémoire et de parole ». Cependant, elle souligne le problème du désaveu qui suit souvent la reconnaissance politique, créant ainsi une difficulté à lire l'histoire et à se positionner. Si en France la mémoire de la colonisation est « carencée », l'Algérie souffre elle d'un « excès de mémoire », d'une « folie mémorielle » qui est elle aussi productrice d'effacement. Elle explique à Orient XXI : Ainsi c'est la volonté, au moment de l'indépendance, d'aller contre l'effacement colonial d'une histoire, de langues, de cultures qui paradoxalement a produit de l'effacement. Cette réhabilitation de l'identité arabe, de la religion de l'islam par le politique algérien a fabriqué une nouvelle identité — et non restauré l'ancienne. Dans son livre, Karima Lazali va jusqu'à parler de « colonisation arabe ». Comment se libérer ? C'est en exposant les effets dévastateurs de la colonialité en Algérie et en France que Lazali soulève l'urgence de la question. Elle consacre l'un des chapitres de son livre à la « guerre intérieure » des années 1990, opposant islamistes à l'armée algérienne, et ayant causé selon les sources jusqu'à 200 000 morts. L'auteure analyse cette « guerre intérieure » comme la « résurgence du non-dit de l'effacement ». En citant l'écrivain libanais Amin Maalouf, elle souligne que ce n'est pas l'histoire de l'islam qu'il faut lire pour comprendre la violence des années 1990, mais l'histoire de la colonisation. « En travaillant à Alger, je me suis rendue compte que le projet des islamistes était de purifier la société algérienne des résidus du colonial – c'étaient les mots employés ». Les islamistes ont tenté d'inventer un autre rapport à l'identité et à l'histoire pour sortir des confiscations coloniales que l'idéologie nationaliste algérienne n'a pas su identifier et réparer. De manière intéressante, Lazali montre que l'islamisme est un moyen de « panser les blessures du colonial » et d'« occuper des identités vidées ». Ainsi, l'établissement de l'état-civil par les autorités coloniales au XIXe siècle a produit une destruction des généalogies et un démantèlement du lien tribal. À l'indépendance, le pouvoir algérien a arabisé des noms qui avaient été francisés pendant la colonisation, au lieu de reconnaitre cette falsification. Pour réparer la figure du père atteint par le colonial, les islamistes ont créé une nouvelle filiation. Ils ne sont plus « fils de » comme le voulait la tradition en Algérie, mais « père de » comme le veut la kunya, le système de nomination importé du Proche-Orient. Dans ce système, c'est Dieu tout-puissant qui est le père des « frères » islamistes, analyse la psychanalyste. Mais là encore, par cette réinvention, les islamistes fabriquent de l'effacement. En France, il y a également une urgence à penser le colonial et ses effets psychiques et politiques. Les débats à répétition sur la compatibilité de l'islam avec la République, le retour de la qualification de « Français musulman » qui prévalait au début du XXe siècle en Algérie, « la colonialité est un discours en creux en France, mais cette mémoire expulsée de la mémoire collective est bien agissante », souligne-t-elle dans son livre. « En France, l'histoire de la colonisation française de l'Algérie étant peu connue, les liens entre les discours présents et passés ne sont pas établis », « mais celui qui a le texte historique à l'esprit peut établir ces liens ». Lazali prend l'exemple de la violence djihadiste. L'attentat perpétré par le Franco-Algérien Mohammed Merah a eu lieu le 19 mars, cinquante ans jour pour jour après le cessez-le-feu entre la France et l'Algérie. Elle dit : Si le prisme du colonial ne suffit pas à expliquer l'engagement djihadiste qui est multifactoriel, comme l'a montré le sociologue Farhad Khosrokhavar dans son dernier ouvrage Le nouveau jihad en Occident(Robert Laffont, 2018), la prise en compte du colonial et surtout de l'impensé colonial tel que posé par Lazali donne matière à réflexion. « Il faut sortir du pacte de silence et de blanc instauré par le colonial ». « Car à chaque fois, ce qui s'est inscrit dans le blanc du silence ressurgit dans le sang. » Comment nommer les effets du colonial au niveau transgénérationnel et du politique ? Lazali souligne notamment le rôle de la littérature et du cinéma produit par cette nouvelle génération en France et en Algérie qui a grandi dans des blancs de mémoire et qui cherche à nommer l'effacement. « Mais cela ne pourra mener à un changement de mentalité que s'il y a une véritable réception et un consentement du politique à rentrer dans cette histoire-là, à cesser de faire croire à sa population que ce n'est que l'histoire des autres », répète-t-elle. Ses travaux croisent le cheminement d'une génération de jeunes Maghrébins qui cherchent à reconstituer une histoire dont on les a privés, mais dont ils sont les héritiers. En tant que documentariste, je ne peux que témoigner de l'importance de cette démarche de documen-tation et d'expression artistique que j'ai moi-même entreprise en réalisant un film long métrage (actuellement en postproduction) avec mon père, Malek Kellou, cinéaste algérien exilé en France, qui a grandi dans un village devenu camp de regroupement pendant la guerre d'Algérie. Jusqu'à ce qu'il m'offre, un soir de Noël, les premières pages d'un projet de film sur son enfance en Algérie, je me débattais dans des blancs et des silences et ne soupçonnais pas un tel effacement. Journaliste et réalisatrice basée à Paris, elle a notamment révélé dans le Monde l'affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge en Syrie. Cette enquête a été récompensée par le prix Trace International de l'investigation journalistique. Elle termine « A Mansourah, tu nous as séparés », un film long métrage sur les regroupements de populations pendant la guerre d'Algérie, prenant pour point de départ la mémoire/l'oubli de son père.