La vérité et le volume de ses travaux resteront sans conteste son testament et sa fierté tant ils ont irradié les bibliothèques et les universités. Ali Merad avait plusieurs cordes à son arc. Ce bilingue racé, issu de la médersa, s'est cependant particulièrement illustré dans un domaine qu'il maîtrise au mieux et pour lequel il s'est dépensé sans compter. Sortir l'islam des sentiers battus, l'expurger des interruptions rétrogrades à travers une pensée réformiste contemporaine adaptée à la réalité et à notre temps en se référant à l'imam Ben Badis qui, selon lui, incarne l'authenticité et l'universalité de la mission de l'islam mieux que personne, en rassemblant tant d'énergies, tant d'espoirs en évoluant et en s'adaptant avec la crise moderne. Mieux encore, Merad prit des initiatives hardies en essayant de promouvoir des actions communes entre les principales religions monothéistes, en suscitant notamment un dialogue interreligieux. Sa proximité avec son condisciple Ahmed Taleb Ibrahimi fut une aubaine pour notre chercheur et islamologue. Cela lui a permis d'approcher le père de son ami, l'illustre Si El Bachir, patron des Oulémas qui ne pouvait mieux tomber pour l'éclairer sur le rôle des réformistes algériens, sujet autour duquel Merad développera une singulière et enrichissante thèse. En plus, le vénérable Cheikh El Bachir a mis à la disposition du jeune universitaire sa riche documentation. Sans doute la création du journal Le jeune musulman, en 1952, par les Oulémas, scella davantage cette union et raffermit les liens puisque Merad y collabora passionnément sous le pseudonyme de Abou Djamil Taha et de Mohamed Arab en diffusant les idées réformatrices prônées par Ibrahimi, Ben Badis et leurs amis.
Un vulgarisateur de la connaissance sur l'islam L'historien et islamologue Sadek Sellam écrit avec pertinence : «Nul doute que l'œuvre d'Ali Merad intéressera ceux qui accordent plus d'importance à la qualité de la réflexion plutôt qu'au taux d'occupation de l'espace médiatique. Bourdieu a déclaré un jour qu'il juge de la valeur d'un chercheur selon sa capacité à décliner les invitations des médias. Cela s'applique merveilleusement à Merad qui en envisageant les problèmes sur la longue durée et en allant au fond des choses a abouti à des conclusions que méditeront ceux qui ne veulent pas se contenter de surfer sur les vagues médiatiques. Le legs intellectuel de Merad est désormais incontournable. Au moment des contacts secrets entres les émissaires de de Gaulle et diplomates du GPRA, suivis de pré-négociations qui aboutiront aux pourparlers d'Evian (mai 1961), Merad est pressenti pour participer au projet de séparation du Sahara du reste de l'Algérie. Ce projet tenait à cœur à Michel Debré qui comptait sur des notables comme Hamza Boubakeur, ou le colonel Ahmed Merad, un cousin éloigné d'Ali, devenu sénateur. Le jeune enseignant-chercheur décline l'offre qui contrariait ses sympathies pour ses amis indépendantistes de la mouvance des Oulémas ou passés dans les ministères du GPRA via l'UGEMA(…) Toujours disponible, Merad fut sollicité à nouveau en 1998 quand l'entourage de Chevènement préparait l'Ecole des hautes études sur l'islam que le grand islamologue avait proposée comme troisième option dans son rapport à l'Elysée en 1989 et que réclamait Arkoun à chaque occasion (manquée). Le conseiller spécial du ministre l'invite dans un grand restaurant parisien où, après avoir commandé les plats, Merad demande qui sera associé à ce projet. Le conseiller cite le nom d'un islamo-politiste surmédiatisé dont chacune des interventions télévisées avait le don d'indisposer au plus haut point Merad, lequel réagit aussitôt : ‘‘Vous venez de me couper l'appétit.'' Le professeur lyonnais se lève, appelle le serveur pour décommander et rentre pour de bon dans sa province… Au milieu des années 1990, des décideurs algériens songèrent à nommer Merad à la mosquée de Paris. Mais il déclina l'offre par fidélité à son refus des dirigismes religieux, que ce soit par des civils ou des militaires, par des Français ou des Algériens.» Sadek Sellam évoque aussi les conditions dans lesquelles Merad a quitté son pays au début des années soixante-dix. «J'ai mis mes livres dans le coffre de ma 4cv pour gagner la France par le Maroc et l'Espagne», m'a dit Merad lors d'une conversation dans la salle des catalogues des sous-sols de l'ancienne Bibliothèque nationale. Voici le témoignage émouvant d'un de ses anciens élèves, Mustapha Benmami : «Ali Merad a été notre professeur d'arabe au lycée de Ben Aknoun, à la Faculté des Lettres d'Alger (il n'y en avait qu'une, elle brillait de mille feux, considérée comme la seconde après la Sorbonne) où je préparais mon diplôme d'Arabe et plus tard à la ‘‘Tha3alibiya'' de Sidi Abderrahmane où une pléiade de professeurs étaient affectés pour préparer la première promotion des maîtres d'arabe. Ses cours étaient lumineux, il nous a fait aimer cette langue, avec son histoire, sa poésie, sa littérature et tous ses écrivains. J'ai suivi en plus des cours particuliers, chez lui, en compagnie d'un camarade de lycée, à la Cité Universitaire de Ben Aknoun qu'on appelait CUBA où il résidait. Il était encore célibataire et préparait son agrégation d'arabe. Il l'obtint brillamment et devint le plus jeune agrégé d'arabe algérien dans la spécialité. Son agrégation en poche, il est nommé à la Faculté des Lettres et devient titulaire d'une chaire, en compagnie de M. Hadj Saddok, Perez et bien d'autres encore. Vexé, il largue les amarres. A l'indépendance, il est victime d'une mesure vexatoire qui le poussa à quitter l'Algérie : le ministre de l'Education de l'époque, A. Benhamida, ancien élève du lycée ‘‘franco-musulman'' de Ben Aknoun (qui deviendra le lycée Amara Rachid) trouva l'occasion de ‘‘punir'' cet universitaire qui a passé son agrégation pendant la grève illimitée des étudiants décrétée par l'UGEMA, c'est-à-dire le FLN. Il le ‘‘dégomma'' de la Faculté des Lettres en l'affectant au lycée Pasteur juste à côté. Pour mémoire, ce même ministre ‘‘s'illustra'' de la même manière en refusant de recevoir M. Hadj Saddok, professeur d'arabe à la Sorbonne qui venait de Paris se mettre au service de l'Algérie indépendante, son pays. Il n'en fallait pas plus à Ali Merad pour comprendre que l'Algérie ne voulait pas de lui. La France fut heureuse de récupérer cet universitaire de grande valeur. Il fut nommé à l'Institut des Etudes islamiques de Lyon jusqu'à sa mort. Dans sa thèse sur ‘‘Le réformisme musulman en Algérie'' que j'ai lue pour préparer mes examens à l'époque, il adresse ses remerciements à Ahmed Taleb El Ibrahimi, ex-ministre de l'Education nationale, pour avoir mis à sa disposition des documents précieux sur les Oulémas algériens qui eurent à leur tête son défunt père, Bachir El Ibrahimi», témoigne Benmami avec estime et reconnaissance. «J'ai eu Ali Merad comme professeur d'arabe en 6e au lycée franco-musulman de Ben Aknoun, se souvient Kamel Bouchama. Il venait tout juste d'être nommé à Alger, après avoir décroché brillamment son agrégation à La Sorbonne. Elégant dans ses tenues, subtil dans son verbe, d'où transcendait une agréable personnalité, il faisait bon usage de la métrique dans son langage en classe tous les jours, non sans vouloir nous astreindre à bien apprendre et à parler convenablement la langue d'El Moutanabi. Avec lui, nous étions petits et il nous semblait comme un géant. En effet, avec le recul du temps, je peux dire, mes camarades de classe aussi, que Cheikh Merad était fait de la bonne semence pour faire du bon grain. Mais voilà qu'en 1962 le destin a voulu qu'il ait des anicroches avec les tenants du système éducatif d'alors. Cela ne l'a pas aidé ni même encouragé à demeurer au sein de son monde qui ne le respectait pas, qui ne le respectait plus. Il y avait, paraît-il, derrière ce reproche à son encontre, la grève de 1956 qu'il n'aurait pas suivie parce qu'il passait, au cours de ce mois de mai, son agrégation à La Sorbonne. D'ailleurs, Belaïd Abdeslam le dit franchement dans une interview réalisée au mois d'octobre 2007» conclut Kamel Bouchama. Un autre ancien élève, Rachid Djenane, aujourd'hui avocat, nous livre ce souvenir : «Il était en charge de nous enseigner la traduction durant l'année 1957/1958. Nous étions en classe de 4e au lycée franco-musulman de Ben Aknoun. Le 18 juin 1958, nous nous trouvions en classe lorsque le censeur du lycée se présenta et lui demanda de sortir, lui remettant une copie de l'appel du 18 juin 1940 du général de gaulle pour nous en faire lecture. En rentrant, M. Merad nous informa de la demande du censeur et nous dit dans un arabe châtié : ‘‘Faites comme si je l'avais lu''. Un des élèves se leva du fond de la classe et dit au professeur : ‘‘Nous allons le traduire''. La réponse du Pr ne se fit pas attendre en ces termes : ‘‘Ya si koceyeir, si nous avons décidé de ne pas le lire a fortiori il est hors de question de le traduire.» Voici rapporté un souvenir de cet illustre enseignant qui, en 1962, se vit notifier sa mutation, à l'issue de l'indépendance nationale, de l'université d'Alger qu'il avait rejoint entre-temps vers le lycée Okba, offre qu'il déclina bien évidemment pour rejoindre la chaire d'arabe proposée par l'Université de Lyon. S'inspirant de la démarche fraternelle de rapprochement des religions de Merad, les deux Lyonnais, Kamel Kabtane et Christian Delorme, tracent, ici le portrait de celui qui a été leur ami : «Le Pr Ali Merad, qui vient de rendre son dernier souffle à l'âge de 87 ans, était peu connu du grand public et largement ignoré aussi des musulmans. Cet universitaire à la retraite, installé de longue date avec son épouse sur les hauteurs de Lyon, était pourtant une des grandes figures de l'islamologie et un pionnier du dialogue islamo-chrétien. Avec lui disparaît un érudit remarquable qui faisait honneur autant à l'Algérie, sa patrie d'origine, qu'à la France et à toute la communauté universitaire internationale.» Un pionnier du dialogue interreligieux La grande œuvre d'Ali Merad, celle qui restera dans l'Histoire et demeurera longtemps encore d'un intérêt indispensable, est son travail sur «Le réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940», un essai d'histoire religieuse et sociale qui a fait l'objet de sa thèse de doctorat d'Etat, et spécialement l'attention qu'il a portée à la principale figure de l'Association des oulémas musulmans algériens, Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), à qui il a consacré une thèse complémentaire sous le titre «Ibn Badis, commentateur du Coran». Les deux thèses ont été publiées et constituent sur cette période-clé de l'histoire de l'islam d'Algérie des sources incontournables. Parmi les autres publications du Pr Merad, se distinguent également trois volumes de la célèbre collection «Que sais-je ?» des Presses universitaires de France (PUF) : L'islam contemporain (1987), L'Exégèse coranique (1998) et La Tradition musulmane (2001), qui tous se sont vendus à des milliers d'exemplaires. Son dernier livre, paru aux éditions Desclée de Brouwer en 2008, avait pour sujet Le califat : une autorité pour l'islam ? L'érudit avait le souci de vulgariser la connaissance sur l'islam afin qu'elle soit accessible au plus grand nombre et il sut être, en cela, un excellent pédagogue. Ayant été dès sa jeunesse au contact de chrétiens respectueux des musulmans et pour lesquels il éprouvait de l'amitié, Ali Merad a été toute sa vie attaché au dialogue interreligieux dont il aura été un des pionniers. Ainsi, dès 1953, il écrit, à Alger, un article intitulé «Jésus et nous». En 1972, il participe à un livre écrit à trois voix, avec l'intellectuel juif Armand Abecassis et avec l'ecclésiastique catholique Daniel Pezeril, intitulé N'avons-nous pas le même Père ? publié aux Editions (lyonnaises) du Chalet. Un autre de ses élèves croit avoir entendu cette sentence de son professeur lorsque il a défendu sa liberté d'esprit devant ses supérieurs. «Nos efforts qui convergent vers la connaissance et le savoir visent à améliorer la condition des hommes. Ce que nous avons fait est appréciable malgré vos postures misérables. Nous serons encore là, quand vous vous ne serez plus sur votre éphémère piedestal. Oui, le temps qui passe est joyeux quand on choisit de toujours apprendre.» Ali a été inhumé vendredi 26 mai après la prière du vendredi à Lyon. C'est à Dieu que nous appartenons et c'est vers Lui que nous retournons.»