Contrairement à ce que vous insinuez dans El Watan et que vous écrivez plus explicitement dans une version modifiée de votre réponse parue dans Al Qods Al Arabi du 25 février 2010), je n'ai aucun mépris pour l'arabe, langue que je crois connaître assez correctement pour accéder à ses trésors présents et anciens. Je n'ai jamais écrit que l'arabe était intrinsèquement incapable de véhiculer des savoirs modernes. Mais si l'arabisation totale de la médecine est aussi facile que vous le pensez, pourquoi peu d'Etats arabes l'ont appliquée ? « Les dictionnaires (de médecine) existent », dites-vous, mais la langue n'est pas une simple nomenclature de termes et l'arabisation ne se réduit pas à un travail lexicographique d'élaboration de glossaires bilingues. Les sciences, ce ne sont pas des mots. Ce sont des savoirs. On peut traduire toutes les connaissances scientifiques du monde, si on n'en produit presque pas, ou si peu, dans nos langues, la traduction sera une entreprise aussi insensée que l'importation de notre nourriture de l'étranger. L'arabisation est une œuvre de planification linguistique. De ce point de vue, elle peut être scientifique ou ne pas l'être. Une arabisation scientifique est tout autre chose qu'un « putsch » qui écarterait les « francophones » et les remplacerait par des « arabisants » ayant de la culture une conception aussi peu démocratique. Pour éviter le lamentable échec qu'a été son sort, elle doit tenir compte de la situation linguistique « réelle » du pays : les pesanteurs de son histoire coloniale, l'existence de parlers berbères (qui ne sont pas des parlers « arabes anciens », j'y reviendrai) et le droit des berbérophones d'apprendre et d'enseigner leurs langues. Elle doit tendre, par le recours intelligent au dialectal, à combler le fossé entre la langue scolaire et celle des échanges quotidiens, dans laquelle se forme l'imaginaire des enfants arabophones avant leur scolarisation. L'arabisation doit aller de pair avec la promotion de l'enseignement des langues étrangères, dont l'état aujourd'hui laisse à désirer. Elle doit être menée avec de véritables moyens, matériels et humains. Elle doit, surtout, faire partie d'une stratégie globale de promotion des savoirs modernes. Autrement, elle se réduira à une éternelle œuvre de traduction des productions intellectuelles d'autrui. Si l'histoire se souvient des Arabes, ce n'est pas parce qu'ils ont été les transmetteurs des connaissances grecques. C'est parce qu'ils ont été eux-mêmes des producteurs de connaissances. Le berbère n'est pas un « dialecte arabe ancien » J'en arrive à votre thèse sur L'Arabité de l'Algérie à travers l'histoire. Votre capacité de trancher de façon péremptoire des débats complexes entre historiens, linguistes et ethnologues est franchement fabuleuse. Vous assurez que les ancêtres des Berbères ont quitté la Presqu'île arabique, il y a des millénaires, comme si vous aviez été vous-mêmes du voyage ; ce n'est là, en réalité, qu'une hypothèse. Vous rattachez le berbère au groupe linguistique dit « sémitique », ce qu'aucun linguiste n'a fait à ma connaissance, étant établi qu'à lui seul, il constitue une branche distincte au sein de la grande famille appelée « chamito-sémitique ». Vous simplifiez aussi la pensée des autorités scientifiques auxquelles vous vous référez de façon qu'elle s'intègre dans votre argumentaire. Je me contenterais d'un seul exemple de ces simplifications outrancières. Vous citez Gabriel Camps (Les Berbères, mémoire et identité : « Les ethnologues affirment que les groupes humains blancs d'Afrique du Nord, qu'ils parlent berbère ou arabe, descendent dans leur majorité de groupes méditerranéens venus d'Orient au 8e millénaire ou même avant. Ils se sont ensuite répandus doucement dans le Maghreb arabe actuel et le Sahara. » Une lecture moins orientée de ce préhistorien nous ferait découvrir que pour lui, l'unité du monde berbère, constitué aussi bien de populations « blanches » que d'autres noires ou métissées, est d'abord linguistique et culturelle. Vous ne rapportez fidèlement ni ses propos (il ne parle pas de « groupes méditerranéens » mais de « groupes proto-méditerranéens ») ni son point de vue (« méditerranéen » ne renvoie pas exactement à la même chose qu'« Arabes d'Arabie »). Certes, comme vous le faites remarquer dans votre livre déjà cité, le mot « sémitique » n'est pas le plus adéquat pour désigner le domaine qu'il est censé désigner. Mais « qahtani » et « adnani », termes de la généalogie arabe traditionnelle, que vous employez, sont-ils plus appropriés pour décrire la diversité du peuplement de la Péninsule arabique ? Ne sont-ils pas, eux aussi, d'origine mythologique ? L'essentiel reste ce que le terme « sémitique » recouvre, c'est-à-dire la réalité linguistique cohérente à laquelle il réfère. Vous proposez de le remplacer par « arabe », ce qui vous permet de recouvrir les Arabes, un peuple « sémite » parmi d'autres, du prestige de toutes les civilisations anciennes du Croissant fertile et d'Afrique du Nord. Notons que, pour les besoins de la cause, vous excluez du présumé ensemble antique arabophone des pays comme l'Ethiopie, dont la langue n'est pas moins apparentée que le berbère à l'arabe. De l'usage anachronique du terme « arabe » Le terme « arabe » au sens où vous l'employez est un anachronisme. Avant l'islam, il ne désignait que les peuples d'Arabie et certaines tribus du Croissant fertile ; il n'englobait ni les Babyloniens, ni les Assyriens, ni les Araméens. Au Moyen-Age (Cf., Ibn Khaldoun, par exemple), il désignait les seuls descendants présumés de populations originaires d'Arabie. Pour la linguistique historique, l'arabe est un membre récent de la famille chamito-sémitique. La « matrice » particulière dont il est issu avec le babylonien, le phénicien et l'hébreu est qualifiée de « sémitique », non d'« arabe ». Contrairement à ce que vous suggérez, l'existence de cette matrice est, pour l'instant, toute théorique. Pas plus qu'on n'a pu reconstituer le « proto-berbère », on n'a fini de la reconstituer. Le livre de Pierre Rossi, La Cité d'Isis ou l'histoire vraie des Arabes, que vous citez, est un formidable pamphlet anti-eurocentriste. Il a réfuté les discours condescendants qui présentaient les Arabes comme un peuple de bédouins pillards, sans aucune profondeur historique. Il leur a rendu justice en rappelant qu'ils avaient été les héritiers d'anciennes civilisations portées par des langues très apparentées à la leur. Cependant, cet ouvrage n'est pas une œuvre scientifique à proprement parler. Lorsque son auteur qualifie d'« arabe » l'ensemble antique s'étendant du golfe Persique à l'Atlantique, il commet un anachronisme qu'on admettrait volontiers dans un échange polémique, mais sur lequel on ne pourrait, à mon avis, fonder une théorie ethnologique ou historique. D'un point de vue linguistique, une phrase comme « la langue arabe est (…) la première langue organisée de l'humanité méditerranéenne précédant celle d'Homère et lui donnant ses lois » n'a pas beaucoup de sens. Toutes les langues, qu'elles soient littéraires ou non, sont « organisées », en ce sens qu'elles constituent des systèmes structurés dont tous les éléments sont solidaires. L'araméen (et non l'arabe) a influencé le grec, mais il ne lui a pas « donné ses lois ». Les « lois » du grec (c'est-à-dire son système grammatical et lexical) sont restées celles d'un parler indo-européen. Et, surtout, dans sa forme syriaque, l'araméen a subi à son tour de grandes influences grecques. Parenté, et non identité, entre l'arabe et le berbère Avec une égale ferveur, vous répétez depuis trois décennies que l'arabe et le berbère entretiennent une très grande parenté. Vous enfoncez des portes ouvertes car, depuis longtemps, aucun spécialiste de linguistique historique ne prétend le contraire. Même un partisan de l'autonomie de la Kabylie comme Salem Chaker a établi l'origine chamito-sémitique du berbère par une démonstration autrement pertinente que la vôtre, basée sur une connaissance approximative des règles de dégagement des racines (je vous donnerais volontiers des exemples d'analogies fantaisistes que vous faites entre des mots arabes et d'autres berbères). Le berbère est une des nombreuses langues chamito-sémitiques, mais cela ne signifie pas qu'il « descende » de l'arabe. Sous prétexte qu'ils entretiennent une ressemblance structurale et qu'ils ont un fonds lexical commun, le latin et le grec sont-ils une même langue ? Deux langues peuvent se ressembler sans se confondre. S'il n'y a pas d'intercompréhension naturelle entre leurs locuteurs, le plus probable est qu'elles constituent deux entités distinctes. Vous rappelez l'ancienneté des rapports qu'entretenait l'Afrique du Nord pré-islamique avec le Proche-Orient et le rôle qu'a joué l'adoption du punique par une partie des Berbères dans l'arabisation de cette région après les conquêtes musulmanes. Là aussi, vous enfoncez des portes ouvertes. Il n'y a qu'un pseudo-chercheur sectaire pour douter de ces faits. Reste leur interprétation. Ni la parenté entre le punique et le berbère, ni même l'adoption de cette première langue par beaucoup de Berbères n'a empêché la contestation périodique de la domination carthaginoise. Les habitants de l'Algérie orientale, où l'usage du punique était répandu, se disaient « cananéens », selon saint Augustin. Vous y voyez la preuve absolue qu'ils l'étaient réellement. Mais l'usage du latin faisait-il des Berbères romanisés d'authentiques Romains ? La fascination des Numides pour Carthage n'était pas fondamentalement différente de leur fascination pour Rome. « Le vaincu est fasciné par l'imitation du vainqueur », écrivait Ibn Khaldoun. L'histoire au service d'un idéal linguistique autoritaire Nos divergences pourraient n'être que des divergences de points de vue si vous ne mettiez l'histoire au service d'un idéal linguistique autoritaire. Supposons qu'on puisse prouver un jour que les Berbères sont tous de « descendance yéménite », devront-ils renoncer à la revendication de reconnaissance de leur langue ? Qu'ils soient venus du Yémen ou qu'ils aient poussé dans le roc nord-africain, leur droit de parler le berbère est un droit naturel. Les origines communes devraient avoir pour fonction de renforcer la cohésion nationale arabo-berbère et non de justifier l'oppression linguistique d'une partie des Algériens. Un dernier mot sur ce que j'ai appelé votre « définition quasi raciale » de l'arabité Vous ne fondez pas l'arabité de l'Algérie sur le seul fait avéré que la langue arabe y est parlée. Vous la fondez essentiellement sur le fait, hypothétique, que tous les habitants du Maghreb, y compris les Berbères, sont les descendants d'Arabes d'Arabie qui ont migré vers l'Afrique du Nord à différentes époques historiques. N'est-ce pas là une définition « quasi-raciale de l'arabité » ? Lorsque vous proclamez dans votre article — déjà cité — consacré à l'origine des Mozabites : « Les Ibadites algériens, Messieurs, sont des Arabes de pure souche », peut-on dire que votre conception de l'identité ne soit pas « quasi raciale » ? Vous semblez d'ailleurs avoir la même définition de l'identité du monde arabe. Pour vous, ce qui fait l'unité de celui-ci, c'est moins le fait qu'on y parle ou se dise arabe que le fait, incertain, que Syriens, Egyptiens, Maghrébins, etc. soient tous les descendants de tribus arabes d'Arabie. Or, les arabophones peuvent être des descendants d'Arabes, de Turcs, de Persans et même d'Européens restés au Proche-Orient après les croisades. C'est ce que Satiê Al Hossari, théoricien du nationalisme arabe, rappelait en écrivant : « Est arabe celui qui parle arabe, qui se veut arabe et qui se dit arabe. » Je dirais pour conclure, Monsieur Saâdi, qu'on peut aimer son pays autrement que vous. On peut s'opposer à la réhabilitation de la mémoire coloniale tout en étant favorable à la promotion du berbère. On peut être favorable à la promotion du berbère sans partager les délires chauvins de certains berbéristes et leur conception fantaisiste de l'Histoire nord-africaine. On peut penser que l'arabisation totale est actuellement difficile et soutenir les luttes des peuples arabes contre l'occupation étrangère. On peut critiquer l'ingérence de Nasser dans les affaires du FLN sans nier l'importance de l'aide égyptienne à la Révolution algérienne. On peut ne pas être arabiste et croire en l'existence de forts liens, anciens et présents, culturels et militants entre l'Algérie et le Machrek... Le monde des idées, Monsieur Saâdi, est plus riche que vos préjugés. L'auteur est : Journaliste