Ton nom est souvent associé au calembour, au jeu de mots, à la contrepèterie. D'où t'est venu ce rapport si particulier aux mots, à la langue ? C'est une façon de t'élever contre une certaine idée de la littérature, la littérature bourgeoise et grandiloquente ? Cet amour qui consiste à jouer à cache-cache ou au «catch» avec les mots, c'est inné chez moi. J'ai commencé à écrire vers l'âge de 13 ans. Au début, j'écrivais d'une façon classique. Mes premiers poèmes, c'étaient des poèmes classiques dont certains étaient parus dans la revue Promesses et d'autres revues internationales. Après, je me suis tourné vers la poésie libre. Ensuite, au fur et à mesure, j'ai essayé de trouver ma voie et ma VOIX. J'aime les mots, c'est quelque chose de magique. Je suis comme un enfant qui découvre les mots pour la première fois. Justement, on ressent d'emblée ce côté jouissif dans ton écriture… J'ai un rapport charnel aux mots. Je suis un «sourd doué», il (le mot) rentre par l'oreille, normal, il sort déformé. Je n'arrive plus à parler normalement. Et parfois, même quand je parle normalement, les gens comprennent à côté. Ils font des jeux de mots à ma place. Ton œuvre est extrêmement prolifique, protéiforme. Poésie, roman, théâtre, BD, scénario, sketchs, enquête biographique, essai… tu n'as laissé aucun genre tranquille. Pourquoi cette boulimie, cette volonté de toucher à tout ? J'ai écrit 22 livres. J'ai fait effectivement mille et un trucs. J'ai même fait des cartes «humoristiques» (sic) pour Laphomic (l'éditeur), j'ai aussi fait des traductions, sans compter les articles de presse et autres travaux de commande. Tel cinéaste me dit fais-moi un scénar. Et je me lance dans l'écriture de scénario. Un jour, Kateb Yacine m'a dit à propos de mes poèmes : «Il faut bannir le côté dramaturgique de tes textes. Soit tu écris des pièces, soit tu écris des poèmes.» Il m'a dit aussi : «Tu es doué, tu as le côté chansonnier en toi. Travaille la cassette.» Je l'avais vu quand il était installé à Ténira, près de Sidi Bel Abbès, et je le voyais aussi à Alger, chez lui, à Ben Aknoun. Il me répétait : «La cassette, la chanson, ça peut toucher le peuple.» Pour revenir à ta question, je n'aime pas les temps vides. Par exemple, quand j'ai été directeur des éditions Marinoor, quand j'avais rendez-vous avec un auteur, je profitais de l'occasion pour lui faire un entretien histoire de ne pas perdre la main. Et même quand le journal publiait deux pages, moi je faisais plusieurs pages. Le regretté professeur Khaled Benmiloud (le père de l'écrivain Y. B., ndlr) me disait : «Toi, il te faut une journée de 48 heures.» Tu t'es fait remarquer dès ton premier roman, Chronique d'un couple ou la Birmandreissienne (SNED, 1982). Tu as ouvert un boulevard dans le champ de la littérature algérienne d'expression française avec ce travail si particulier sur la langue. Tu as installé Alger, la langue algéroise, au cœur de ton œuvre. Comment tu t'es forgé ce style qui est vite devenu ta marque de fabrique ? Tu sais, je n'ai pas été à l'école, parce qu'à l'époque, il y avait les «Collants». Ils sont restés 132 ans, il a fallu les «décoller», et une fois qu'ils ont été décollés, j'ai voulu écrire en français sans que ça soit «LE» français. Je voulais que les Français se sentent étrangers dans leur propre langue. Et que les Algériens se sentent chez eux dans ton écriture… Oui. Quand j'écris en français, je pense en arabe dialectal, en kabyle et en argot algérois. Et quand j'écris en dialectal des chansons, j'essaie de ramener le côté progressiste, moderniste, de la langue française. C'est un peu comme ce que disait Jean Amrouche : «Je pense et j'écris en français, et je pleure en kabyle.» Oui, absolument ! Je suis entièrement d'accord ! Elle est belle, cette citation. Moi, je ne suis pas un «franciselé», ni pour un sou ni davantage. C'est inné chez moi, je n'essaie pas de plaire. J'écris comme je ressens. En fait, mon écriture, c'est une «interlangue» composée de mots savoureux et relevés, issus du terroir. Quelle est au juste l'histoire de la «Birmandreissienne» de ton roman? Oh, c'est un amour de jeunesse qui a failli se conclure par un mariage en bonne et due forme, mais le mektoub, dans le sens de «poche», en a décidé autrement… Tu n'as jamais élaboré de plan avant d'attaquer un livre ? Si, sauf pour la poésie. Là, ça gicle, ça part dans tous les sens. C'est un véritable feu d'artifice. André Benedetto, le grand dramaturge, m'a dit une fois : «C'est vous, les pays du Tiers-Monde, qui pouvez apporter quelque chose de nouveau, que ce soit sur le plan littéraire, théâtral, musical, etc., parce que nous, en Europe, nous sommes usés.» Ça, il me l'a dit dans les années 1980. Et quand je lui disais que je suis autodidacte, il me répondait : «Au contraire, c'est bien, au moins tu n'es pas formaté.» Peut-être que si j'avais été à la fac, j'aurais été un «universi-taré». Ton écriture n'est pas sans rappeler, à certains égards, l'univers de Omar Gatlato, le film culte de Merzak Allouache. On retrouve un peu cette verve, ce côté redjla, cet Alger tendrement gouailleur…. Oui, c'est surtout dans Le Draguérilléro sur la place d'Alger (éd. Laphomic, 1984) qui a été un immense succès de librairie. J'ai beaucoup aimé Omar Gatlato. C'est un chef-d'œuvre. Tout comme le film de Zinet (Tahia Ya Didou, ndlr). Moi, quand j'ai écrit Le Draguérilléro…, c'était bien avant Omar Gatlato. En fait, tous mes bouquins ont mis 10 à 15 ans pour sortir. J'étais obligé de l'actualiser en tenant compte de la sortie de Omar Gatlato. Connaissant la nature de tes écrits, on se dit qu'éditer chez la SNED ou l'ENAL à l'époque, ça ne devait pas être facile… C'est vrai. Poèmes à coups de poing et à coups de pied (SNED, 1981) par exemple, faisait 300 pages à la base. J'en ai publié la moitié après d'âpres négociations. Ne passe pas ceci, ne passe pas cela… Mais il y avait des gens qui aimaient ce que je faisais, y compris au ministère. Je ne les connaissais pas. Avant même que mes poèmes sortent, il y avait des polycopiés qui circulaient sous le manteau. Il y avait des gens haut placés qui me lisaient. Il y a Ben Mohammed qui m'a beaucoup aidé à travers la radio. Il a traduit certains de mes textes, notamment du recueil Poèmes à coups de poing et à coups de pied, en kabyle. Il y avait cette chape de plomb sur le plan politique, et il y avait des ouvertures, c'est ça ? Des ouvertures, je ne sais pas. Ces gens, je ne les connaissais pas. D'ailleurs, quand le recueil est sorti, certains lecteurs le cachaient. D'autres pensaient qu'il était sorti en France parce qu'il y avait un ton nouveau, un peu d'insolence, un peu de soufre… Après, j'ai enchaîné avec un autre recueil : Poèmes du Fier-monde ou la marre-vie Et qui a été mis au pilon, n'est-ce pas ? Exact. Et Satire à vue, sans sommation et à bulles réelles (ENAL, 1991), j'ai mis 11 ans pour le sortir. J'étais obligé de signer une décharge. Le livre leur plaisait, mais ils me disaient c'est trop… Ils te trouvaient subversif ? Si on peut appeler ça comme ça. Pour moi, ça n'avait rien de subversif. Concrètement, comment ça se passait les négociations avec les éditeurs ? Ils aimaient beaucoup ce que je faisais. Mais ils me disaient que c'était trop. On m'appelait «la Sonitexte». Moi, je ne me suis jamais pris au sérieux tout en ayant des préoccupations sérieuses. Je fais ça pour mon plaisir, pour le plaisir de quelques amis qui me comprennent. Kateb Yacine me disait : «Même s'ils te publient une page, accepte. Il faut faire des compromis, mais pas des compromissions. Et puis, ce n'est pas perdu, tu gardes le reste, leur jour viendra.» Poèmes à coups de poing et à coups de pied a été tiré à 30 000 exemplaires, non ? Non, à 10 000.
On te payait tes droits ? Oui, même le privé. J'ai publié Draguérilléro… chez Laphomic. Ça s'est vendu comme des petits pains. Il y avait les émigrés et les coopérants aussi qui achetaient à tour de bras. Le jour où j'ai touché mes premiers droits d'auteur, c'était pour Poèmes à coups de poing et à coups de pied. J'étais surpris et ému par la consistance du chèque qu'on venait de me remettre : je n'ai jamais vu autant de zéros depuis l'école communale. J'étais touché, le chèque le sera aussi (rires). Tu pouvais gagner dignement ta vie par le biais de l'écriture ? S'il y avait des éditeurs honnêtes qui jouaient le jeu, oui. J'ai plus d'une vingtaine de titres, si je les réédite seulement, ça me ferait une petite rente conséquente. Malheureusement, il y a des éditeurs qui rééditent sans mon autorisation. Tu as déclaré une fois que tes vannes ont fait florès et ont fait meilleure fortune que toi… Oui, c'est vrai. D'ailleurs, j'ai été pillé inconsidérément. On a pompé à fond dans mes textes. Tu n'as jamais songé à les enregistrer à l'ONDA ? Non. En France, je suis membre de la SACD (Société des auteurs et compositeurs dramatiques, ndlr) où j'ai enregistré Les Polis P'tis chiens et Journal d'une femme de méninges. Mais ici, walou, oulache. J'ai tenté plusieurs fois d'enregistrer Le Sultan de l'Eau, un téléfilm réalisé par El Ouahdi Belkacem, et qui passe douze à quinze fois par an sur l'ENTV, l'ONDA me demande de ramener la preuve que mon téléfilm a bien été diffusé. Cela dure depuis plusieurs années. Ubuesque, non ? Tu dis que tu ne pratiques pas la «prose à reluire». Tu as dû payer cher ton indépendance d'esprit… C'est clair ! La liberté se paie et je l'ai chèrement payée, oui. Même si j'écris normalement, les gens vont trouver des jeux de mots là où il n'y a aucun jeu de mots. Cela dit, de temps en temps, ça peut tomber juste. Mais à l'époque, j'étais catalogué subversif, mouchawiche (perturbateur), la main de l'étranger, alors que je ne roule pour aucun clan. Si j'étais réellement manipulé, j'aurais pu avoir une belle carrière internationale dans les années 1990. En France, on m'avait ouvert toutes les portes. Mais je n'ai jamais joué le jeu. J'ai voulu rester ici, rester moi-même. Si je suis coupé de l'Algérie, peut-être que je n'aurais plus d'inspiration. Il y a un vieux débat sur les jeux de mots en littérature. On entend souvent dire, de la part des puristes surtout, que l'abus de bons mots nuit à la «bonne littérature». Tu en dis quoi, toi ? Ce sont peut-être des gens qui se prennent trop au sérieux. Il y a plusieurs genres de littérature. Moi, j'aime Boris Vian, Raymond Queneau, Desnos…On me disait (en parlant de son style, ndlr) c'est du Raymond Devos, c'est du Prévert… C'est ainsi que je suis devenu «Préverti» : je me suis mis à les lire et à avoir une culture un peu… intellectualiste. Et comme dirait Driss Chraïbi, le grand écrivain marocain que j'ai eu l'occasion de rencontrer, on a des «insectuels». Moi je n'aime pas les «insectuels» qui se prennent trop au sérieux. «Ne prenez jamais la vie trop au sérieux : de toute façon, vous n'en sortirez pas vivant» (Bernard de Fontenelle). Il y a aussi ceux que tu nommes dans Les Polis P'tits Chiens, les «Télectuels». On ne peut s'empêcher de penser à ce qu'on appelle aujourd'hui les «intellectuels médiatiques»… Notre «Télé(figée)vision» nationale n'encourage que les intellectuels-courtisans. Quant aux créateurs non domestiqués, on les voit rarement, pour ne pas dire jamais. On ne t'a jamais invité sur l'ENTV ? Si, une seule fois. C'était en 1981. J'avais les yeux bleus à l'époque, avant qu'ils deviennent noirs (rires). C'était dans une caserne à La Pérouse. Il y avait aussi la troupe de Kateb Yacine. J'avais lu des extraits de Poèmes à coups de poing et à coups de pied. Un djoundi m'a dit : «Je ne comprends rien à ce que tu racontes, mais j'ai compris que tu parles d'amour, des femmes, tu parles de nos problèmes, je t'aime beaucoup !» Et il m'a embrassé. Tes textes sont très prisés par le lectorat féminin paraît-il… C'est mon meilleur public. En décembre 1984, grâce à Saïd Bensalma, ancien DG du TNA, il y avait eu un montage théâtralisé de Poèmes à coups de poing et à coups de pied au TNA. C'était en pleine période d'arabisation. Ça a été un triomphe. Les femmes étaient aux premières loges. Elles étaient en force dans le public. Ta première expérience théâtrale, c'était donc avec Poèmes à coups de poing et à coups de pied ? Oui. J'ai joué à cette occasion avec Fellag et Sonia. J'ai donné d'autres textes à Fellag. Si tu voyais l'émotion qui se dégageait après chaque lecture ou quand mes poèmes sont chantés. Mon ami Marcel Bois avait lu un de mes textes, intitulé La Fille que j'aime, en France. Il l'avait lu comme une prière, dans une église, en Haute-Savoie. Il m'a raconté que tous les gens, dans le public, avaient les larmes aux yeux. Fellag aussi a joué La Fille que j'aime, et ça a eu le même effet sur le public. Beaucoup d'émotion… Sauf que moi, dès que les gens sont sur le point de fondre en larmes, je casse ce pathos par le rire, j'injecte de l'humour. On peut dire que Abderrahmane Lounès est un écrivain féministe ? Je n'aime pas trop les étiquettes. C'est comme le fait de classer l'humour : humour anglais, humour noir, humour machin… Il y a deux types d'humour : le bon et le mauvais. Et c'est valable pour la littérature. J'ai mon style propre, j'essaie de témoigner. Je suis venu à la littérature pour témoigner des injustices, essayer de mettre le doigt sur les plaies pour mieux les guérir. Tu as écrit une pièce sur le thème de la drogue. Où en est ce projet ? C'est une commande du TNA qui remonte à mai 2016. J'avoue que j'étais très content de faire ça. Le directeur artistique, Saïd Bensalma, voulait faire changer les choses à travers le théâtre. J'ai trouvé que c'était noble de sa part de vouloir traiter un sujet comme la drogue. C'est éducatif et audacieux. Malheureusement, il a quitté le TNA. Après, on nous a sorti l'argument du «takachouf» et le projet est momentanément tombé à l'eau. Tu crois à la dimension sociale, pédagogique, du théâtre ? La formule «écrivain engagé» ne te gêne pas ? On a le sentiment que c'est devenu ringard… Non, ça ne me gêne pas. J'appartiens à une génération qui croyait beaucoup en l'art militant, à la manière de Kateb Yacine. Tu sais, on aurait pu se faire beaucoup d'argent si on avait courbé l'échine. Tu vas dire «vive monsieur untel et monsieur untel» et rien ne va te manquer. Mais ça, ce n'est pas digne de la fonction de l'écrivain. Entre poète minable et poète applaudissant aux discours bidon, moi je préfère encore être un «pickpoète» minable. Tu te définis d'ailleurs comme un «pickpoète qui vole ses mots à l'étalage du printemps»… J'ai dit ça en 1970. J'ai déclaré aussi que j'étais un type à histoires sur qui on peut… «conter», et qui aime faire du «raconte-art». J'accorde beaucoup d'importance aux mots, je suis un goûteur, douaq. La jouissance des mots, c'est ça l'écriture. Certains ont repris pas mal de mes trouvailles langagières. Mais comme les preuves écrites existent, je les laisse faire. A eux de faire leur mea culpa. Tu es contre ce que tu nommes l'«élittérature»… Je ne suis pas contre l'«éliterrature» quand elle est bien faite, lisible, et que l'auteur maîtrise son sujet. En revanche, je suis contre ceux qui ont tendance à «poéter» plus haut que leur culture. L'humour et la dérision occupent une place centrale dans ton travail. Comment parviens-tu à allier légèreté du verbe et gravité du propos ? J'essaie de provoquer à la fois des rires et des larmes. Si on dit les choses d'une façon sérieuse, les gens vont s'ennuyer. Mais si on les dit avec humour, ça passe mieux. Seulement, c'est un humour plein de points d'interrogation, un humour corrosif. Sans humour, sans littérature critique, on ne peut pas avancer. Kateb Yacine disait : «Il faut être la révolution dans la révolution.» Comment tu vois le changement ? D'où viendrait-il ? Tout est possible. Simplement, je ne voudrais pas que le changement vienne d'une façon brutale parce que ce sont les forces du mal qui vont triompher. Il faut être vigilant. Quelle est, selon toi, la part de la culture dans la dynamique du changement ? La démission des clercs n'aide pas au changement. En quoi ont-ils démissionné ? Ils ont démissionné dans la mesure où certains de nos intellos, ce n'est plus la génération des Kateb Yacine, d'Issiakhem, des grandes gueules… La plupart ont baissé leur froc, qui pour un statut, qui pour un poste de député ou de «minustre»…pardon, de ministre. Cela dit, il y a encore des voix courageuses qui s'élèvent, des intellectuels, des syndicalistes, des militants de la société civile, des universitaires, qui incarnent une forme de contre-pouvoir. Il y a, aussi, des gens qui réfléchissent type Nabni, etc. Il y a d'autres encore qu'on ne connaît pas et qui travaillent dans la discrétion. Personnellement, je travaille dans mon coin. J'essaie d'aider, d'éclairer, du mieux que je peux. Et tu fais un travail extrêmement précieux. Les lecteurs connaissent Abderrahmane Lounès le poète, le romancier, le dramaturge, l'artiste du verbe, mais il y a aussi ton travail de chercheur, un travail très fouillé, très documenté, avec une grande rigueur scientifique. Je pense par exemple à ta copieuse Anthologie de la littérature algérienne d'expression amazighe (ANEP, 2003)… C'est la première du genre. La version originale comprenait plus de 1000 pages. Je travaille également sur une anthologie du rire et de l'humour arabe et berbère. Pour cela, je puise beaucoup dans la culture orale. Hélas, il n'y a pas beaucoup de documents et de textes «anthologisables» sur le sujet. Tu as fait également un livre sur Mohia (Mohia, le plus célèbre des inconnus). Comment tu t'es intéressé à lui ? Je l'ai vu deux ou trois fois avec des amis. Mohia était très timide. Il n'était pas très expressif, et puis il était malade. Il s'était, à un moment donné, intéressé à quelques-uns de mes textes de Poèmes à coups de poing et à coups de pied. Il voulait les traduire à sa façon. Je lui ai dit pas de problème. Il était aigri. Malade. C'est un éternel incompris. J'aurais voulu lui consacrer un bouquin de 600 pages. Mais il n'y a pas de données biographiques. Il n'y a pas d'aide. Les gens qui ont des documents ne coopèrent pas. Quand tu veux faire un travail d'investigation, on te demande issordiyane (de l'oseille). Certaines personnes croient que l'écrivain gagne des milliards. Nous, on fait ça pour laisser des traces à nos enfants et à notre peuple. René Char disait : «Seules les traces font rêver.» On ne fait pas ça pour de l'argent. Nous avons toujours plaidé pour que le livre ne dépasse pas 250-300 DA. Nous avons fait ce travail par amour et admiration pour le monumental Mohia qui mérite que d'autres chercheurs s'intéressent à son œuvre.
Il y a aussi le travail incontournable que tu as consacré à Matoub dans Matoub, Le Barde flingué. Ce livre, tu l'avais entamé bien avant son assassinat, n'est-ce pas ? J'avais commencé ce livre début 1989. Il se trouve que je m'intéressais à l'époque à la mouvance berbère. D'ailleurs, le premier livre sur le sujet, je devais le consacrer à Imazighen Imoula…Matoub, je le voyais chez Da M'Barek, un… «centre culturel renommé où la culture coulait de source». Da M'Barek était un restaurateur, ami des «anartistes», des écrivains et des peintres. C'était un grand mécène. Pour en revenir à Matoub, en décembre 1988, je suis parti le voir pour lui demander la permission de réaliser un livre sur lui. J'étais accompagné du journaliste Ahmed Ammour et de Sadat Ramdane. La sœur de Matoub m'a présenté en disant : «Ce n'est pas n'importe qui, j'ai déjà vendu son recueil de poèmes en tant que militante de gauche.» Sur le conseil de Sadat Ramdane, j'ai donné à Matoub quelques pages de la biographie que j'avais commencé à écrire. D'emblée, il a été charmé par le contenu du livre et m'a dit : «Tu peux revenir la semaine prochaine, tu es le bienvenu. Je vais te préparer un press-book.» Quand il a été kidnappé en 1994 (25 septembre, relâché le 10 octobre), moi j'étais en France, j'étais en tournée. Un éditeur français m'avait proposé alors de signer un contrat en touchant une avance sur le bouquin. J'ai refusé parce que j'avais peur qu'on me prenne pour un charognard. J'ai revu Matoub peu après sa libération, au moment où il allait recevoir son prix à l'Unesco (le 24 novembre 1994, ndlr). Là, il m'a annoncé qu'il travaillait sur un livre (Rebelle). Il m'a dit : «Ne publie pas ton bouquin dans l'immédiat… Je suis sur un gros coup avec les éditions Stock. Je vais vendre 6 millions d'exemplaires. Après la parution de mon livre, tu peux faire ce que tu veux.» J'ai attendu plusieurs années suite à son assassinat avant de publier Le Barde Flingué et Le Testament. Mais mes livres n'ont pas pris de ride. Pour terminer, un mot sur tes projets du moment ? J'ai mille et un projets, dont un feuilleton de 30 épisodes de 30 minutes chacun. Je l'ai déposé à l'ENTV depuis 2014. Mais j'ai surtout à cœur de monter la pièce qui traite des méfaits de la drogue, et sur laquelle je travaillais avec le talentueux metteur en scène Djamel Guerni. Sa traduction vers l'arabe dialectal a été faite par l'incontournable Manou, un ancien élément de la troupe de Kateb Yacine. Reste juste à trouver les fonds… Le théâtre jeune public, c'est quelque chose qui te tente ? Bien sûr. C'est le cas d'une pièce intitulée Les Hittistes. J'ai aussi un téléfilm adapté de cette même pièce. C'est à mourir de rire, façon comédie à l'italienne. Le langage est typiquement argot des jeunes. Ça aurait cassé la baraque parce que ça s'adresse aux jeunes, dans la langue des jeunes. C'est plein de trucs loufoques. Par exemple, il y a une scène où on les voit fêter l'anniversaire du mur de leur quartier et leurs 32 ans de hittisme… Moralité : Abderrahmane Lounès est plus jeune que jamais ! En tout cas, j'ai l'esprit jeune. J'ai un cœur de 16 ans, c'est le corps qui ne suit plus.
LES POLIS P'TITS CHIENS (Extraits)
Un poli p'tit chien de grande classe Faut pas qu'il soit une lumière Il n'a pas besoin de briller Pour éblouir les sélecteurs Etre branché Soigner son éclairage Lui suffit pour ne pas rester dans l'ombre Ou risquer d'être mis en veilleuse
Avec un poli p'tit chien éteint Le courant passe bien mieux
Un bon poli p'tit chien, ça sait porter le chapeau Et retourner sa veste L'hystérique énervement La répression nerveuse l'exigent Savoir faire des discourbettes Et surtout, surtout Etre bien impègre Tonitruand sans foi ni loi
Tiens un truc que connaissent bien Les polis p'tits chiens Ce sont les aboiements Quand ils sont aux abois Ils aboient à longueur de temps Et quand ils sont élus On ne les entend plus La «bouche pleine»… sans dents Et forcément ils sont polis Les polis p'tits chiens
Faut être un béni-oui-oui Si l'on veut réussir Faut apprendre à dire oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Jusqu'à friser la folie Jusqu'à oublier son non
Les dépotés Qui ont atteint leur majorité Sont encore loin de la maturité Ils se conduisent comme des enfants gâtés On leur pardonne tout Comme eux Je ne serai jamais inquiété Pour crime de lèche-majesté Ou pour religion d'Etat
Bien sûr, comme tous les polis p'tits chiens Prétendument de gôôôôôôôôôôôôche Se défendant adroiiiiiiiiiiiiitement J'assumerai mes connes tradictions En montrant ma folie des grandes heures Mes désirs seront désordre à exécuter dans la minute Je désordonnerai des ordres par-ci, par-là Je remettrai toujours les affaires courantes et traînantes au lent demain Et parce que l'ennui porte conseil J'étudierai mes dodossiers à tête reposée
Pour occupassionner le peupleurnichard : du pain et des jeux… Je ferai construire des stades clôturélectrifiés de jardins Et des monumensonges de rêve J'ordonnerai chaque jour Des rencontres au… sommier Mon excuse : je serai toujours empêché… Le peuple est dans de beaux draps Quand l'Etat matelas…
Grâce à ma personnullité exceptionnelle Je gravirai les échelons un à un Jusqu'à devenir père…sident de la république des soucis réalistes
D'ailleurs, si j'étais père…ident De la purée publique des soucis réalistes J'aurais une politique de rideau d'frères Eh oui ! Il faut toujours battre le « frère » tant qu'il est chaud
Votre misère me touche à vendre l'âme En conséquence, on va vous construire des routes Et même des autoroutes qui ne mènent nulle part Il n'est jamais trottoir pour bien faire.
Mon autosatisfaction est grande Même s'il faut employer des méthodes autoroutaires Je motorise à dire : il faut vous mobylettiser pour la motogestion Laissez-vous rouler et nous nous occuperons du reste Aux grands mots les belles déroutes !
Grâce à la volonté populaire de quelques-uns Nous allons vous construire encore des barrages Du fait que l'avenir du pays est à l'eau J'espère que tout cela m'aidera à remonter le courant
Les téléctuels et la majorité silencieuse Sont pleins d'allergie Quand ils entendent la nouvelle aversion Sur la démagogmentation des salaires Sur l'étau d'intérêts à étreintes pour cent (l'intérêt monte au fur et à mesure qu'on serre…) Sur l'assiette fiscale que la conne joncture interne et nationale Fracasse avec la grosse masse salariale Sur le produit national qui devient de plus en plus abrupt Sur l'inflammation vue de face et de profit Qu'on a envie de lui tordre le coût…
C'est là toujours qu'interviennent Les experts de la Bande Nationale Les contrâleurs et les ponctionnaires de la haute finesse Qui vérifient l'incompatibilité Pour la soulagestionner
Des bourreaucrates comme eux Y en a pas beaucoup C'est de bons exécutants Ils tranchent dans le vide du sujet Après quoi ils restent impassifs
A coups de savoir-flair Ils essaient de redresser la balance commerciale – une hydre à 9 dettes – Pour équilibrer la balance des paiements Mais c'est trop déficit Ils n'y trouvent pas leur compte Alors on a une crise – c'est hypocrise de pas le dire une crise…éconocomique heu….économique
C'est pourquoi les téléctuels préfèrent regarder les dessins anémiés C'est le pays de Mickey disent-ils et à sa tête se trouve Charlot
Abderrahmane Lounès, Les Polis P'tits Chiens (en subversion originale), ed. Le bruit des Autres. 1994
Un poli p'tit chien de grande classe Faut pas qu'il soit une lumière Il n'a pas besoin de briller Pour éblouir les sélecteurs Etre branché Soigner son éclairage Lui suffit pour ne pas rester dans l'ombre Ou risquer d'être mis en veilleuse
Avec un poli p'tit chien éteint Le courant passe bien mieux
Un bon poli p'tit chien, ça sait porter le chapeau Et retourner sa veste L'hystérique énervement La répression nerveuse l'exigent Savoir faire des discourbettes Et surtout, surtout Etre bien impègre Tonitruand sans foi ni loi
[…] Tiens un truc que connaissent bien Les polis p'tits chiens Ce sont les aboiements Quand ils sont aux abois Ils aboient à longueur de temps Et quand ils sont élus On ne les entend plus La «bouche pleine»… sans dents Et forcément ils sont polis Les polis p'tits chiens
[…] Faut être un béni-oui-oui Si l'on veut réussir Faut apprendre à dire oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Oui ! Jusqu'à friser la folie Jusqu'à oublier son non
[…] Les dépotés Qui ont atteint leur majorité Sont encore loin de la maturité Ils se conduisent comme des enfants gâtés On leur pardonne tout Comme eux Je ne serai jamais inquiété Pour crime de lèche-majesté Ou pour religion d'Etat
[…] Bien sûr, comme tous les polis p'tits chiens Prétendument de gôôôôôôôôôôôôche Se défendant adroiiiiiiiiiiiiitement J'assumerai mes connes tradictions En montrant ma folie des grandes heures Mes désirs seront désordre à exécuter dans la minute Je désordonnerai des ordres par-ci, par-là Je remettrai toujours les affaires courantes et traînantes au lent demain Et parce que l'ennui porte conseil J'étudierai mes dodossiers à tête reposée
Pour occupassionner le peupleurnichard : du pain et des jeux… Je ferai construire des stades clôturélectrifiés de jardins Et des monumensonges de rêve J'ordonnerai chaque jour Des rencontres au… sommier Mon excuse : je serai toujours empêché… Le peuple est dans de beaux draps Quand l'Etat matelas…
[…] Grâce à ma personnullité exceptionnelle Je gravirai les échelons un à un Jusqu'à devenir père…sident de la république des soucis réalistes
D'ailleurs, si j'étais père…ident De la purée publique des soucis réalistes J'aurais une politique de rideau d'frères Eh oui ! Il faut toujours battre le « frère » tant qu'il est chaud
[…] Votre misère me touche à vendre l'âme En conséquence, on va vous construire des routes Et même des autoroutes qui ne mènent nulle part Il n'est jamais trottoir pour bien faire. Mon autosatisfaction est grande Même s'il faut employer des méthodes autoroutaires Je motorise à dire : il faut vous mobylettiser pour la motogestion Laissez-vous rouler et nous nous occuperons du reste Aux grands mots les belles déroutes !
[…] Grâce à la volonté populaire de quelques-uns Nous allons vous construire encore des barrages Du fait que l'avenir du pays est à l'eau J'espère que tout cela m'aidera à remonter le courant
[…] Les téléctuels et la majorité silencieuse Sont pleins d'allergie Quand ils entendent la nouvelle aversion Sur la démagogmentation des salaires Sur l'étau d'intérêts à étreintes pour cent (l'intérêt monte au fur et à mesure qu'on serre…) Sur l'assiette fiscale que la conne joncture interne et nationale Fracasse avec la grosse masse salariale Sur le produit national qui devient de plus en plus abrupt Sur l'inflammation vue de face et de profit Qu'on a envie de lui tordre le coût…
C'est là toujours qu'interviennent Les experts de la Bande Nationale Les contrâleurs et les ponctionnaires de la haute finesse Qui vérifient l'incompatibilité Pour la soulagestionner
Des bourreaucrates comme eux Y en a pas beaucoup C'est de bons exécutants Ils tranchent dans le vide du sujet Après quoi ils restent impassifs
[…] A coups de savoir-flair Ils essaient de redresser la balance commerciale – une hydre à 9 dettes – Pour équilibrer la balance des paiements Mais c'est trop déficit Ils n'y trouvent pas leur compte Alors on a une crise – c'est hypocrise de pas le dire une crise…éconocomique heu….économique
C'est pourquoi les téléctuels préfèrent regarder les dessins anémiés C'est le pays de Mickey disent-ils et à sa tête se trouve Charlot
Abderrahmane Lounès, Les Polis P'tits Chiens (en subversion originale), ed. Le bruit des Autres. 1994
Un poli p'tit chien de grande classe Faut pas qu'il soit une lumière Il n'a pas besoin de briller