Il est dit quelque part qu'il faut rire avant d'être heureux, de peur de mourir sans avoir ri». Lounès brandit cet adage comme une ordonnance. Qualifié de phénomène social par Kateb Yacine, Abderrahmane Lounès est un poète pas comme les autres, dont le cœur est une «véritable hécatombe où gisent les mots d'amour et les suicidés de la tendresse». C'est un poète de la diatribe, du calembour qui nous fait rire de nos misères, de nos travers et de nos petites lâchetés quotidiennes. Cet auteur atypique plein de verve est un autodidacte qui n'a jamais eu de porteur pour ses bagages et qui a quitté l'école prématurément. «Au lieu de poursuivre mes études, j'ai poursuivi les ravissantes étudiantes qui m'envoyaient aux calendes grecques. Heureusement qu'il y avait des enseignants qui nous donnaient l'amour de la culture. J'ai commencé très jeune à écrire.» Né le 31 juillet 1952 à la Casbah d'Alger, Abderrahmane est connu comme un «pickpoète» qui «vole ses mots à l'étalage du printemps» ; chez lui, il y a de l'ironie, de la plaisanterie grinçante mais aussi de l'angoisse ! Critique littéraire, responsable des montages poétiques, nouvelliste, journaliste, rédacteur publicitaire, chroniqueur, romancier, scénariste de «bombes» dessinées, billettiste, dramaturge, comédien à l'occasion, réanimateur culturel, parolier, Abderrahmane a plusieurs cordes à son arc, et tout ce florilège de passions ne semble guère peser sur ses larges épaules. Lounès a compris depuis longtemps que l'humour renforce notre instinct de survie et sauvegarde notre santé d'esprit. Abderrahmane, «sans métier cent misères, s'est formé lui-même en véritable autodidacte, diplômé de l'école du trottoir», ainsi qu'il aime à se qualifier. Il est l'exemple type du self-made- man qui n'a pas beaucoup fréquenté l'école et a gravi l'échelle sociale à force de travail. Il est issu d'une famille nombreuse et modeste, originaire de Achouba, ex-Port Gueydon, Azzefoun. Son père Mohamed était ouvrier en usine. Il a tâté de la boxe professionnelle au Mc Alger. Un homme à histoires Abderrahmane est aussi un homme à histoires en raison de sa tendance marquée au raconte-art. conteur dans l'âme, il colporte les récits, contes, fables et autres histoires de la tradition orale en Algérie ou au bout du monde. Toujours marqué à gauche sans s'engager dans un parti, il sera de tous les combats. Lors des événements de 1988, le jeune poète veut plus que jamais participer à l'éveil des consciences de son peuple. Durant les années rouge-sang, il renonce, pour des raisons de sécurité, à la carrière de fonctionnaire pour vivre totalement son engagement. «Seuls la littérature, le théâtre, le cinéma ou la pick poésie», selon lui, le permettent. Dans les années 1970, son amour de la lecture et ses aspirations littéraires le poussent à rédiger quelques poèmes. Il y décrit avec sensibilité la vie à la fois humble et difficile du monde urbain algérois et plus généralement de l'Algérie. Les poèmes seront rassemblés plus tard dans le recueil intitulé Poèmes à coups de poing et à coups de pied «qui réussira l'exploit d'être tiré à plus de 30 000 exemplaires qui se vendent rapidement». Cela renseigne sur le succès de cet artiste vif qui tire sur tout ce qui bouche, qui a la dégaine facile et qui sent les émotions au moment-même où elles prennent vie. Reconnaissant, il avoue : «Le succès a dopé ma carrière littéraire. Je ne pouvais plus faire marche arrière. Bachir Rezoug, grand journaliste devant l'éternel, m'avait dit : ‘‘Tu as le sens de la formule. Tu pourrais bien exercer comme titreur''. J'avais écarquillé les yeux, me posant des questions, mais j'avais compris que j'étais doué pour ça. Le lecteur est sensible à l'humour et à l'émotion. Abdelatif Laâbi et d'autres grands noms des arts et de la littérature que je côtoyais, comme Issiakhem, Mouloud Achour, Mammeri, Djaout ne cessaient de m'encourager en me rappelant mon passé. ‘‘Heureusement que tu n'as pas fait d'études, sinon tu serais esclave d'un enseignement figé, produit d'un moule formaté, impersonnel.'' J'ai apporté un brin de fraîcheur. J'étais un hors-chemin de «l'élittérature». J'ai essayé d'exprimer le complexe par le simple sans pour cela tomber dans le simplisme tout en essayant d'enrober l'ensemble avec un peu d'humour et de pick poésie. C'est ce qui explique les succès de mon recueil. Notez bien que la poésie de nos jours ne se vend nulle part. Kateb Yacine m'a dit un jour : ‘‘Si tu veux réussir, il faut accepter parfois les compromis. Il ne faut pas jouer aux poètes maudits.'' J'ai suivi ses conseils. Les textes que j'ai écrits à 17 ans n'ont pas pris de rides. Les problèmes que j'ai soulevés il y a quarante ans sont toujours d'actualité. Bien sûr, plusieurs textes ont été censurés parce qu'ils dérangeaient. Mais la censure est désormais désarmée avec le radio-trottoir et internet. Il me semble que la censure n'est pas le fait de l'Etat mais de certains ‘‘bureaucrates'' qui essaient de faire de la surenchère et de l'excès de zèle pour plaire à leurs maîtres.» Sollicité en Algérie et à l'étranger depuis le début des années quatre-vingts, la tentation de prendre le large le tenaille, mais son père Mohamed, ancien boxeur professionnel au Mouloudia d'Alger, l'en dissuade. Il restera en Algérie, où son passage au tna en décembre 1985 est salué comme une réussite inégalable. Le spectacle conçu par l'auteur et réalisé par Ziani Chérif Ayad, interprété par Lounès, Fellag et Sonia casse la baraque. En février 1986, Abderrahmane représente l'Algérie aux rencontres poétiques du Centre Pompidou. Une salve de bons mots En 1989, il est l'unique représentant africain à la deuxième biennale internationale de l'humour et de la satire dans les arts (Bulgarie). En 1994, il est deux fois boursier du Centre national du livre à Limoges dans le cadre du festival international des francophonies. Les polis p'tits chiens et Journal d'une femme de méninges, ces titres adaptés et joués au théâtre ont eu un succès retentissant qui a valu à son auteur une salve de bons mots. Dans la lignée des grands joueurs de mots et à l'instar de Raymond Devos, l'écrivain algérien s'empare du langage et nous le restitue bousculé, enrichi, métamorphosé. Avec les polis p'tits chiens, Lounès crée un texte dans lequel le burlesque le dispute au poétique et nous emporte dans un délire où chaque mot semble en engendrer un autre. «Abderrahmane choisit ostensiblement le parti d'en rire. Il brise les conventions et produit un texte drôle et corrosif qui, sous le couvert (et l'impunité ?) de l'humour, pose parfois les vraies questions et donne une abondante matière à la réflexion…», écrivait le Matin en 1994. Usant à profusion du calembour, Lounès ne s'en lasse pas. Il se réfère à Michel Audiard qui avait dit que le calembour, c'est un peu comme l'amour, ne le dénigrent que ceux qui ne savent pas le faire. «On a besoin de rire. Si le peuple algérien a survécu à toutes les atrocités qu'il a vécues, c'est parce qu'il a ri. Il a pris les choses en dérision. L'humour est une vraie thérapie. D'ailleurs, je suis en train de pondre un autre ouvrage intitulé Le terrorisme nuit gravement à la santé, c'est un peu dans la continuité de ce message. Ne prenez pas la vie trop au sérieux. De toutes façons, vous n'en sortirez pas vivants». La satire et le calembour Sadi, le psychiatre autant que l'homme politique, lui a dit le plus sérieusement du monde : «Ce que tu fais Abderrahmane, c'est très sérieux». «Raison de plus de persévérer. Moi j'essaye de restituer l'humour algérien. Beaucoup de mes jeux de mots ont fait florès et ont fait fortune, mais pas moi», se résigne Lounès qui ne regrette jamais ce qu'il a fait. Il en tire même un certain orgueil comme lorsqu'il a consacré un livre biographique à Matoub Lounès Le barde flingué qui restitue fidèlement le parcours du rebelle. «Le livre a eu un grand succès et a dévoilé la personnalité d'un homme de cœur, d'un artiste, d'un militant engagé. Sincèrement, au départ, je ne le connaissais pas sous ces facettes qui ont balayé d'un trait tous les préjugés et les idées préconçues…» Malgré les difficultés, Lounès s'entête à poursuivre son chemin. «Depuis le temps, je me suis rendu compte de la grandeur et des servitudes de l'écriture. Ici, on évolue dans un environnement qui rejette la beauté au profit de l'utile. L'éditeur ne pense qu'à son porte-monnaie. Il doit savoir concilier entre les chiffres et les lettres.» Cela ne l'empêche pas tout en restant fidèle à sa philosophie de s'attaquer à des thèmes autrement plus ardus. En 2003, il publie une œuvre colossale titrée Anthropologie de la littérature algérienne d'expression amazighe. Cette anthropologie, la première du genre, constitue une référence majeure, car selon les critiques, «c'est un travail fouillé d'académicien auquel aucun universitaire n'a osé s'attaquer jusqu'à ce jour…» Il faut prendre la société avec toutes ses composantes, explique-il, même la fièvre du foot qui s'est emparée du public ces derniers jours ne l'a pas laissé indifférent. Il admet que le foot est un phénomène de société incontournable. «On s'y intéresse malgré soi». Seulement, il n'a pas décelé dans la sélection nationale actuelle la hargne et les qualités de l'équipe de 1982 où les joueurs, en plus de leur talent, labouraient le terrain… le cœur entre les dents… |Parcours – Abderrahmane Lounès est né le 31 juillet 1952 à Alger. Il est issu d'une famille nombreuse et modeste, originaire d'Azzefoun. Son père, Mohamed, était un boxeur professionnel au Mouloudia d'Alger. Autodidacte, Lounès s'est formé tout seul comme un grand, il se réclame de «l'école du trottoir» dont il est diplômé. Ayant débuté dans l'écriture au début des années 1970, il a à son actif plusieurs œuvres dont les plus notoires sont : Poèmes à coups de poing et à coups de pied, Chroniques d'un couple, le draguerillero sur la place d'Alger, Satire à vue, Ras el Mehna, Les polis p'tits chiens, Lounès Matoub, le barde flingué. Il est sollicité à travers le monde. Il participe au Festival international de la jeunesse à la Havane en 1973 et 1975. Il prend part à de nombreux festivals et il est l'invité d'honneur de plusieurs villes, notamment en France et reçoit des prix. Il a été directeur des édictions Marinoor (97-98), membre fondateur d'Escales et directeur de la rédaction de Mediasud.|