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La question linguistique kabyle et les enjeux politiques
Publié dans El Watan le 08 - 04 - 2018

Il n'est pas question, ici, d'aborder ce qui relève du domaine de compétence des spécialistes en linguistique : standardisation, modernisation du vocabulaire, réforme de l'écriture, etc. Ne seront traitées que les questions ayant un lien politique avec la problématique de l'aménagement linguistique pour une langue, ici le kabyle, en situation de domination et sur laquelle pèsent des menaces de disparition.
Cette contribution s'appuie principalement sur les idées du sociolinguiste canadien W. Francis Mackey, dont les travaux ont grandement contribué à la compréhension du phénomène du multilinguisme et de ses implications sur les langues minorées, et sur le concept de domination linguistique qu'on doit au sociologue français Pierre Bourdieu. On peut, bien entendu, élargir le champ d'investigation en allant chercher d'autres sources non moins intéressantes sur le sujet, y compris dans les productions des sociolinguistes algériens.
Le choix de nos références, faut-il alors le signaler, n'est dicté que par l'intérêt d'appliquer les résultats de certaines études issues d'un environnement scientifique fortement influencé par le multiculturalisme, et celui du Québec nous offre, à cet égard, un bon exemple pour la compréhension de ce que peut être la réponse politique, juridique et institutionnelle au phénomène de l'interaction des langues. Il est évident qu'on ne peut pas transposer la politique d'aménagement linguistique du Canada en Algérie, car à chaque pays correspond un modèle qu'il faut adapter selon le contexte politique, les rapports ethnolinguistiques et les moyens financiers à mettre en œuvre.
Pourquoi la langue kabyle est-elle menacée ?
On peut s'étonner que la préoccupation de la menace sur la langue kabyle soit posée alors qu'elle est pratiquée par des millions de locuteurs. Mais si on admet qu'une langue pour exister, ou assurer son existence, doit avoir des fonctions sociales stables, alors il devient clair que la question n'est pas équivoque.
Par le passé, la langue kabyle assurait le rôle de vecteur d'un ensemble de valeurs culturelles, éthiques qui assuraient le maintien de l'ordre social traditionnel dont les mécanismes de fonctionnement ont été largement mis en évidence par les différentes études sociologiques et anthropologiques qui se sont intéressées à la société kabyle depuis le XIXe siècle à ce jour.
Le rapport de la langue à la culture est tellement fort que taqbaylit désigne pour les Kabyles à la fois une langue d'expression et un code de conduite avec des pratiques socialement définies et même codifiées. Quand on dit de quelqu'un «yessen taqbaylit», on fait plus référence à ses qualités dans les gestes et faits, sa démarche vis-à-vis des autres et ses positions par rapport à des situations inédites qu'à ses capacités dans l'expression ou à l'éloquence de son verbe.
Mais, aujourd'hui, force est de constater que cette fonction sociale est largement entamée et qu'elle renvoie plus à une réalité dans la mémoire collective qu'à une réalité vécue. Le choc induit par le colonialisme français d'abord et ensuite la politique d'arabisation de masse, engagée juste après l'indépendance de l'Algérie, en sont les principales raisons.
Une langue, dès lors qu'elle commence à perdre ses fonctions, voit son statut se dégrader. Le latin, par exemple, qui possédait, pendant des siècles, plusieurs fonctions (la diplomatie, l'Eglise, l'enseignement, le commerce, etc.) est devenu une langue moribonde parce qu'il a cessé de les assurer. En effet, si on exclut la fonction liturgique à laquelle il est confiné, pour des raisons sacrées, le latin n'est la langue d'aucun locuteur.
Le phénomène de disparition des langues passe globalement par un processus à trois étapes. La première est caractérisée par la perte par la langue de sa force symbolique au point où ses locuteurs ne se sentent plus valorisés quand ils sont dans l'expression de leur langue maternelle. La recherche d'un substitut traduit alors une forme d'aliénation linguistique qui confirme le principe selon lequel une langue n'a de valeur que si elle est valorisante.
C'est, on peut dire, la situation vulnérable dans laquelle se trouve actuellement la langue kabyle. La deuxième étape se traduit par la situation où les locuteurs ne se sentent plus dans une disposition à lutter pour la survie de leur langue malgré la menace réelle qui pèse sur elle.
Dans ce cas, il n'y a plus de forces organisées, avec une conscience politique et identitaire suffisamment élaborée, pour endiguer le phénomène. La dernière étape est identifiée par le rétrécissement du nombre de locuteurs jusqu'à ne plus permettre la transmission d'un corpus linguistique minimal d'une génération à une autre. Une langue est finissante quand il faut chercher des personnes âgées pour l'entendre parler.
Elle meurt totalement quand elle n'est plus parlée, après la mort de son dernier locuteur, à l'instar du same d'Akkala (en Russie), en 2003.
Selon le rapport établi par l'Unesco, la situation présente des langues dans le monde est réellement dramatique, et quelques chiffres clés permettent de prendre la mesure de l'urgence :
• 500 langues sont parlées par moins de 100 locuteurs ;
• 96% des langues ne sont parlées que par 4 % de la population mondiale ;
• plus de 90 % des contenus d'Internet sont rédigés en seulement 12 langues ;
• une langue meurt en moyenne tous les quinze jours ;
• selon les projections scientifiques, 50 % des langues existantes pourraient ainsi mourir au cours de ce siècle.
Un phénomène auquel on accorde une moindre importance est le fait que la disparition des langues s'accompagne toujours par une déperdition identitaire et culturelle. «Car non seulement la langue est un moyen de communication, mais elle constitue la représentation de tout ce que les générations antérieures ont considéré comme digne de les représenter» (F. Mackey. Texte, contexte et culture.
In Université Concordia. 1988). Il suffit de songer à ce qu'aurait été réduite la civilisation antique égyptienne si Champollion n'avait pas trouvé dans l'héritage de la langue des coptes les significations qui lui ont permis de déchiffrer les hiéroglyphes des pharaons.
Par ailleurs, si toutes les langues ne sont pas menacées, toutes les langues sont en compétition puisque le phénomène du bilinguisme, voire du multilinguisme, a tendance à se généraliser.Il a été estimé que la moitié de la population du monde est bilingue (François Grosjean. http://www.sorosoro.org/2015/08/quelques-reflexions-sur-le-bilinguisme/) – grâce au développement des échanges, la révolution numérique et le déplacement des personnes pour cause de migrations.
Les langues qui n'arriveront pas à s'acclimater aux effets subséquents de la mondialisation subiront, de l'avis général des linguistes, une érosion telle qu'elles seront fatalement condamnées à tomber dans la catégorie des langues menacées.
Si l'univers de l'audio-visuel a exercé et continue d'exercer une influence culturelle certaine, celui du numérique est par contre dans l'asservissement, car ce dernier, en créant un lien participatif, surtout pour les enfants, installe les codes linguistiques et culturels dominants tout en faisant éclater les échanges traditionnels de la structure familiale.
Le dialogue humain, vital pour la préservation des langues et cultures orales, aura tendance à s'amenuiser au profit du dialogue numérique.
Bien qu'aucune grille d'évaluation du déclin de la langue kabyle n'ait été élaborée – un observatoire scientifique est nécessaire pour répondre à cette préoccupation -, tout le monde s'accorde à dire que la langue kabyle est en train de reculer, notamment dans les grands centres urbains, à une vitesse inquiétante. Si on exclut l'usage qui est fait par les personnes âgées, non alphabétisées, aucune catégorie de la population kabyle n'est en mesure d'assurer l'expression d'un langage structuré exclusivement en kabyle.
La domination linguistique
Une communauté dominée politiquement est nécessairement une communauté dominée linguistiquement : «Il existe une relation très claire de dépendance entre les mécanismes de domination politique et les mécanismes de formation des prix linguistiques caractéristiques d'une situation sociale donnée» (Pierre Bourdieu, Question de Sociologie, éd. Minuit, P135). Autrement dit, le marché linguistique n'est pas neutre, il obéit à des règles de concurrence, avec un avantage pour la langue «subventionnée» par l'Etat.
La langue minorée est ainsi désavantagée et réduite à une présence dans des espaces d'expression de plus en plus restreints de la vie sociale ; et comme conséquence directe, elle perd, comme tout produit, de sa valeur marchande. Alors, comme le note F. Mackey : «Si l'on n'obtient pas ce que l'on désire dans sa langue, on se retourne vers la langue qui répond mieux à ses besoins économiques, culturels, ou scientifiques…
Autrement dit, moins une langue est rentable, moins elle aura de clients». (Mortalité des langues et le bilinguisme des peuples. In Anthropologie et Société. 1983).
En Algérie, le champ linguistique est dominé, à tout le moins symboliquement, par la langue arabe classique du fait du statut que lui a consacré l'Etat depuis l'indépendance.
La Loi sur la généralisation de la langue arabe de 1991 est de ce point de vue assez explicite : aucune tolérance sur l'usage d'une autre langue n'est accordée dans le domaine officiel. Les dispositions pénales contenues dans ce texte législatif sont des plus dures au monde. Dans son esprit linguicide, il n'a de comparable que le «Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la langue française» adopté en 1794 par l'Assemblée de la révolution française, sous la justification idéologique de création d'une «Nation une et indivisible».
L'arabe classique est aussi une langue internationale, elle est langue officielle de plusieurs Etats-Nations regroupés autour de ce qui est communément appelé le monde arabe ; sa zone d'influence couvre un espace assez large qui va du Moyen-Orient jusqu'à l'Afrique du Nord et une grande partie de l'Afrique subsaharienne.
Elle est la seule langue au monde dont l'usage passe d'un continent à un autre sans discontinuité. La langue arabe est aussi une langue d'une religion monothéiste, l'Islam. Si elle n'est pas parlée par tous les musulmans, qui sont au nombre de 1,9 milliard dans le monde, elle a un caractère sacré pour une grande part des fidèles, du fait que la révélation coranique s'est faite en langue arabe. L'héritage de la culture et civilisation arabo-islamique, qui repose sur l'appropriation des différents savoirs des peuples islamisés, en est une des conséquences.
A côté de la langue arabe, il y a la langue française, résultat d'une colonisation ayant duré 130 ans, qui continue d'exercer une grande influence dans la sphère économique et le monde scientifique. Malgré son déclin relatif, la langue française reste pour beaucoup d'Algériens une langue de prestige et le passage obligé pour accéder à la modernité.
Dans les milieux populaires, c'est l'arabe algérien ou la derdja qui occupe une place prépondérante.
En effet, en dehors des espaces publics officiels, c'est avec elle que la grande majorité des échanges se font. Comme les parlers en tamazight, elle est dans un statut de langue vernaculaire. Son apparenté, d'un point de vue grammatical, à Tamazight, fait d'elle une langue tellement facile à assimiler et à apprendre pour les amazighophones, que c'est elle qui a été le premier vecteur du phénomène de l'arabisation des populations dans l'Afrique du Nord.
Les nombreux Kabyles qui se sont installés, en dehors de la Kabylie, ont été arabisés plus par le contact avec la derdja que par les effets de la scolarisation, doit-on le signaler. Même les grandes villes de Kabylie, comme Tizi Ouzou et Béjaïa, connaissent, à ce jour, le même phénomène.
Donc, pour synthétiser, la langue kabyle est dans un champ linguistique dominé par deux langues de prestige, l'arabe classique et le français, qu'on peut identifier comme des langues véhiculaires, et dans son espace intra-muros, elle est concurrencée par une autre langue vernaculaire, l'arabe algérien ou la derdja. Cette situation la met dans un processus de désintégration linguistique quasi irréversible si une politique d'aménagement linguistique n'est pas engagée.
Ce processus est caractérisé par des sous-processus dont certains sont imperceptibles au cours d'une génération : on passe de l'alternance linguistique aux interférences, des emprunts linguistiques à la désintégration grammaticale, puis à l'appauvrissement du vocabulaire jusqu'à un niveau où la langue n'a plus assez de matériaux pour assurer les fonctions sociales les plus élémentaires pour survivre.

Quelle politique d'aménagement linguistique ?
Tout projet de revitalisation et standardisation d'une langue est subordonné à une volonté politique. C'est à l'aune de la reconnaissance du multilinguisme, comme fondement de la communauté nationale, que l'on peut évaluer cette volonté car tant que l'Etat continuera à présenter cette reconnaissance comme un acte de «charité» aux locuteurs amazighophones, nous en serions toujours dans l'esprit de la domination linguistique. Une politique linguistique s'évalue par le niveau d'accommodement de l'Etat à la diversité linguistique à l'intérieur de sa juridiction.
Le fait est là, même après 20 ans d'enseignement de tamazight à l'école, personne ne peut soutenir que les enfants kabyles parlent mieux leur langue maternelle, même si on s'accorde plus ou moins à reconnaître qu'il y a une évolution en matière d'apprentissage de l'écriture.
Sur un autre aspect, nous constatons l'absence de marché linguistique spécifiquement amazigh suffisamment attractif pour que ceux qui ont les moyens financiers investissent dans la création artistique, dans la production culturelle ou les mass-médias. Plus de 15 ans après la reconnaissance de tamazight comme langue nationale, l'Etat ne s'est même pas engagé à éditer au moins un hebdomadaire en langue tamazight !
Toute politique d'aménagement linguistique doit répondre à certaines questions et se fixer des objectifs dans un temps déterminé. «L'aménagement doit être orienté non seulement vers la construction d'un édifice d'une langue, mais aussi vers la croissance et l'intégration de la langue dans l'esprit d'une population d'usagers…
Autrement dit, l'aménagement linguistique est impossible si le contexte social et culturel fait défaut. Ce contexte comprend d'abord la famille, la communauté, le milieu scolaire, le milieu de travail et les médias». (F. Mackey. L'aménagement d'une politique linguistique acadienne.in. Actes du symposium de Moncton 1990).
L'action volontariste institutionnelle ne suffira pas seule. Sans le travail de conscientisation des citoyens, des acteurs sociaux, conjugué à l'identification des pratiques sociales et économiques à encourager pour devenir des nécessités favorisant l'usage de la langue tamazight, toute politique d'aménagement linguistique rencontrera des résistances au changement et ses effets sur le terrain seraient donc inefficaces.
Cela tient au fait que les programmes d'aménagement linguistique seront d'autant efficaces et pertinents quand ceux-ci répondent aux besoins et aux aspirations des locuteurs. Les enfants, qui représentent l'avenir de toute société, auront d'autant plus de possibilité à s'approprier les usages d'une langue si celle-ci se présente comme une langue attractive et valorisante; mais faut-il insister, cela ne suffira pas, parce qu'une langue doit de plus être en mesure de rendre compte des attentes et des préoccupations de leur époque.
S'il faut prendre un exemple de ce nécessaire travail d'actualisation, il suffit d'évaluer l'impact considérable qu'a eu l'adaptation du film d'animation «l'Age de glace» en langue kabyle sur les enfants, voire sur les adultes.
En terme d'efficacité symbolique, «Pucci» peut bien rivaliser avec tout ce qui a été fait, jusque-là, par la transmission des contes kabyles anciens. Cette conclusion peut égratigner ceux qui ont été bercés, dans leur enfance, par timucuha des grand-mères, mais il faut se rendre à l'évidence que nous sommes devenus une société de consommation de masse, y compris dans les produits culturels.
Parce qu'on a tendance à imiter plus ceux qu'on écoute que ce qu'on lit, il est d'une importance primordiale que les acteurs, les intervenants dans les médias soient soumis à des programmes de perfectionnement. L'utilisation abusive des néologismes constitue un frein à l'apprentissage de la langue amazighe.
La langue maternelle, si elle subit beaucoup d'altération, quand bien même avec des mots d'origine amazighe, risque de connaître un rejet puisqu'elle sera assimilée au mieux comme une langue étrangère. Il y a un dosage d'emprunts linguistiques qu'il faut accepter, car une langue est faite pour assurer la transmission de messages et non pas pour suggérer des énigmes. La recherche insistante d'une langue pure est une démarche erronée que tous les linguistes réfutent.
L'usage d'un néologisme abusif aura tendance à créer chez les kabylophones une représentation diglossique entre l'amazigh et le kabyle, à l'instar de l'arabe classique et l'arabe algérien. On aura de ce fait un amazigh des médias (radio, TV) et écrits littéraires et le kabyle de la vie quotidienne.
Selon la sociolinguiste finlandaise Tove Skutnabb-Kangas, spécialiste, entre autres, de l'éducation multilingue, «toutes les études menées à travers le monde montrent que plus l'enfant bénéficie d'une éducation essentiellement en langue maternelle de façon prolongée, plus il a de bons résultats dans toutes les matières scolaires, y compris dans la langue dominante du pays et les autres langues apprises à l'école».
L'importance de l'école dans toute politique d'aménagement linguistique n'est pas à démontrer, et pour plus de détails sur le sujet, on peut se référer à la contribution de Malika Baraka, dans laquelle l'auteure précise : «Il est donc vital de l'instituer (le kabyle) comme langue d'enseignement pour la mettre en capacité de transmettre les savoirs fondamentaux dans tous les domaines qu'elle peut assurer selon la progression de son développement». (Pour un think tank sur tamazight. in http://www.lematindalgerie.com/comment/5187).
Multilinguisme et refondation de l'Etat
Si une confusion s'est installée depuis l'annonce des officiels de l'Etat de lancer le projet de l'Académie amazigh et la loi sur la promotion de tamazight, au sein même des milieux berbéristes, c'est parce qu'une forme d'occultation persiste dans le rapport existant entre la reconnaissance du multilinguisme et la nécessaire refondation de l'Etat. Certains apparaissent égarés entre la défense de la langue amazigh et la langue kabyle quand d'autres y voient même une contradiction.
Le débat sur la graphie, ayant déchaîné les passions, n'aurait jamais eu sa raison d'être si la question avait été abordée dans le cadre des droits collectifs. Choisir une graphie pour sa langue, c'est un peu comme choisir un prénom pour son enfant, c'est un droit et un choix inaliénable des parents.
«Un Etat est bilingue non pas parce qu'il se constitue d'individus bilingues, mais au contraire parce qu'il permet l'unilinguisme des groupes qui en font partie.» (F. Mackey. Le bilinguisme canadien. In Le bilinguisme canadien, université Laval-1978). C'est le cas de la Confédération helvétique où quatre langues sont reconnues comme langues officielles de l'Etat sans aucune discrimination.
En Suisse, c'est le multilinguisme territorial qui est consacré ; aussi tout citoyen est tenu de s'adapter à la langue propre de chaque canton selon sa localisation dans les quatre aires linguistiques existantes.
Donc, chacune des quatre langues nationales a, en plus du statut officiel, le statut de langue première dans les limites du territoire de ses locuteurs.
Ceci implique une reconnaissance des droits linguistiques qui ne sauraient être assurés sans la reconnaissance d'un droit plus large, le droit à l'autonomie politique.
Car soutenir l'idée qu'il est possible d'engager, dans le cadre d'un Etat-Nation jacobin, une politique d'aménagement linguistique cohérente pour une langue sur laquelle pèse de surcroît un risque de disparition, c'est nourrir une illusion.
La reconnaissance d'un statut à une langue implique l'identification des locuteurs parce que ce sont eux qui ont des droits et non pas leur langue. Tant qu'on continuera à évoquer la question linguistique sans référence aux différentes communautés amazighophones, on restera toujours dans le déni de la réalité multiculturelle de l'Algérie.
Bien sûr, il y aura toujours des acteurs qui tenteront de se placer dans l'hypothèse d'une neutralité de l'Etat vis-à-vis des langues nationales et considérer que ce que peut l'Etat algérien à la langue arabe, il le peut aussi pour la langue amazighe. C'est sur cette idée que se fondent les berbérisants qui ne sont pas sortis de l'ornière de l'Etat-Nation. Les plus avertis d'entre eux considèrent néanmoins, ce faisant, qu'il faut inscrire cette démarche dans la durée et que la neutralité recherchée ne peut être atteinte que par des efforts soutenus par une lutte politique.
C'est, à bien analyser, cette approche qui a été développée par les animateurs du mouvement culturel berbère dans les années 1990, à l'exception de rares militants autonomistes kabyles influencés, pour la majorité d'entre eux, par les thèses de Salem Chaker. Mais en mettant cette hypothèse de neutralité de l'Etat vis-à-vis des langues à l'épreuve du phénomène de diglossie, largement étudiée par les sociolinguistes, on est bien forcé d'admettre que cette neutralité est impossible et que les politiques discriminatoires ne seront jamais éliminées quelle qu'en soit la volonté exprimée.
La tendance de l'Etat centralisé étant toujours guidée par le principe unitariste d'une langue, d'un peuple, d'une nation «une et indivisible», tout accommodement à la diversité est sujet à controverse et à une remise en cause permanente par les forces politiques dominantes.
Toute politique linguistique a pour conséquence la perturbation du champ linguistique établi, en modifiant les rapports de force entre les langues en conflit, ce qui revient à soutenir pour les partisans de la neutralité la disposition de l'Etat algérien à influer en faveur de la langue amazigh pour récupérer les espaces qu'elle a perdus au profit de la langue arabe et la langue française… !
En affirmant que la langue amazighe est la langue de tous les Algériens, ce n'est pas, comme on peut le supposer, la volonté de sa généralisation qui est recherchée par l'Etat, mais plutôt une volonté de dissocier les droits linguistiques des droits communautaires. L'Etat centralisé, jacobin, est porté, du fait de sa nature, par une logique d'uniformisation. Ceci est aussi vrai pour les questions culturelles que pour les autres questions de la vie sociale.
Or, une langue appartient d'abord à ses locuteurs, car la langue n'est pas seulement un moyen de communication, elle est un vecteur d'une identité et d'une culture qui se transmet d'une génération à une autre pour faire partager, dans l'espace et le temps, un imaginaire commun. C'est d'ailleurs en intégrant cet aspect du lien entre la langue et l'identité qu'il y a lieu d'aborder la question de la diversité des parlers amazighs.
Songer que par le fait du développement et la production, la langue kabyle devrait s'imposer sur les autres parlers, c'est vouloir sortir d'une domination, en tant que victime, pour s'installer dans une domination comme acteur. Quel que soit le nombre de locuteurs d'un parler amazigh, notre responsabilité est de participer à sa sauvegarde et à son développement : l'Ahlil du Gourara a autant de valeur que l'urar de Kabylie.
C'est aussi, là, un des messages qui nous a été légué par Mouloud Mammeri.
En situation de multilinguisme non institutionnel, le déséquilibre dans les rapports de force fait de la langue dominée institutionnellement la plus exposée à céder les espaces au détriment des langues qui jouissent du prestige de porter, à travers les institutions qui l'incarnent, le discours de l'Etat.
En considérant la place centrale accordée par la Constitution algérienne à l'institution de la présidence de la République, il est plutôt significatif qu'aucun des présidents de la République, de 1962 à ce jour, ne s'est donné la peine de dire quelques mots en tamazight, alors que tous ne se sont pas privés d'user de la langue française, pourtant décriée, en diverses occasions, par les officiels comme la langue du colonialisme.
Pour toutes les langues qui ont réussi à survivre dans l'ordre traditionnel ancien, la préoccupation est de savoir si elles résisteront à l'ordre nouveau qui l'a supplanté avec l'émergence de l'Etat moderne qui use de moyens d'uniformisation culturels d'une puissance jamais égalée dans l'histoire. Sans protection juridique, sans confortement institutionnel, les chances de survie d'une langue sont quasi nulles.
D'autant qu'avec une politique linguistique volontariste de l'Etat, la question de revitalisation d'une langue demeure toujours problématique, et pour prendre un exemple, l'expérience de l'Irlande du Nord est là pour l'édifier : malgré, en effet, tous les efforts qu'avait consentis le gouvernement irlandais, à travers sa politique d'aménagement linguistique, il s'était vu obligé d'admettre, à la fin des années 1950, que les objectifs qu'il s'était assignés n'avaient pas été atteints : la langue anglaise est restée dominante sur l'irlandais.
Mais que peut donc alors faire un pouvoir régional qui ne peut être fait par le pouvoir central pour légitimer une refondation de l'Etat? Est-ce que l'engagement de l'Etat à la généralisation de la langue amazighe, son officialisation, la création d'une académie ne suffit-il pas pour répondre aux principales revendications ? Pour répondre à ces questions, il faut se référer en premier lieu à la problématique de l'aménagement linguistique évoquée plus haut, et dans quelles conditions elle peut s'avérer réellement adaptée et porteuse. «La réussite d'une intervention planifiée sur la forme d'une langue n'est envisageable que s'il n'y a pas de conflit entre les pratiques sociales d'une communauté en matière linguistique et les choix linguistiques des décideurs et du pouvoir» (Conrad Ouellon, in langues et linguistique, N°23, 1997).
Comme pour toute action publique, une politique, tout particulièrement celle qui touche au domaine immatériel, n'a de chance d'atteindre ses objectifs qu'à la seule condition que ceux qui la portent ont la légitimité aux yeux de la population à laquelle elle est destinée. A l'évidence, ceux qui incarnent l'Etat aujourd'hui ne sont pas les meilleurs candidats pour prétendre à cette légitimité. Leur filiation idéologique, leur passif en matière de reconnaissance de la diversité, sont autant de facteurs qui plaident pour ne pas leur donner un blanc seing pour la conduite de cette entreprise.
En second lieu vient la responsabilité de la politique engagée, car «la responsabilité est le prix à payer du succès», pour reprendre les mots de W. Churchill. Si on se place dans le cadre de la refondation de l'Etat algérien, un gouvernement régional, en Kabylie, comme dans toutes les régions amazighophones, aura pour mission première de mener à bien une politique d'aménagement linguistique. Il deviendra alors comptable de toutes les actions engagées devant l'Assemblée régionale dont il est l'émanation.
C'est sous sa responsabilité que se déclinera un plan pluriannuel de développement de la langue amazighe dans sa variante kabyle. Ce plan nécessitera la mobilisation de ressources, de diverses natures, et c'est à la mesure de la volonté de la société kabyle qu'on pourra déterminer les niveaux d'engagement des acteurs sociaux sur lesquels devront travailler les institutions régionales. Le rapport affectif à une langue n'étant pas suffisant pour les déterminer, des grilles d'analyse sociolinguistiques s'avéreront indispensables pour déterminer les priorités sur lesquelles il faut se focaliser.
Et comme ces ressources ne sont pas illimitées, des arbitrages, notamment budgétaires, devront s'imposer. Pour ne pas tomber dans les travers d'une politique d'aménagement linguistique autoritaire, comme ce fut le cas avec la politique d'arabisation, il est nécessaire de soumettre toutes les questions à l'examen du débat démocratique. La réforme de l'école, par exemple, doit tenir compte de toutes les difficultés récurrentes lors du passage d'une langue d'enseignement à une autre.
En mesurant toute la difficulté pour revitaliser une langue menacée, on se rend compte que c'est assurément en se réappropriant une part de souveraineté politique que l'on peut objectivement mener, en toute liberté, le choix de la politique d'aménagement linguistique qui correspond le mieux aux exigences de cette entreprise. C'est pourquoi ce n'est pas l'autonomie linguistique qui détermine l'autonomie politique, mais plutôt l'inverse.
En juillet 1998, souvenons-nous-en, une initiative, sous forme de pétition, a été engagée par des intellectuels et hommes de culture kabyle pour revendiquer «une autonomie linguistique de la Kabylie», mais au-delà de l'effet médiatique qu'elle a suscité, elle est restée lettre morte parce qu'elle est allée à mi-chemin de ce qu'il fallait comme exigence de formulation.
Car comme l'énonce le sociolinguiste catalan Lluis V. Aracil : «L'action est condamnée à l'échec si elle n'avance pas simultanément sur un double front : linguistico-culturel (développement des fonctions socioculturelles de la culture) et sociopolitique (réorganisation des fonctions linguistiques de la société)…
On comprend pourquoi la normalisation exige, ou bien la pleine indépendance politique (= souveraineté), ou du moins un degré substantiel de self-government de la communauté linguistique concernée.» (1982, Conflicte lingusitie i nationalizacio. Linguistic a l'Europa Nova).
C'est sur ces deux options qu'on est amené à se prononcer : alors que le nationalisme linguistique réduit l'objectif à la construction d'un Etat pour une langue, le multilinguisme, pour lequel on plaide, a des exigences institutionnelles qu'on ne peut cependant ignorer. Toute autre voie n'est, de notre point de vue, comme on a tenté de l'expliquer, qu'un chemin vers l'assimilation et la substitution linguistiques, car on ne réanime pas une langue pour juste la mettre en convalescence.
Par Hamou Boumedine


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