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Ce qui dérangerait dans le film sur Lounès Matoub, ce sont les erreurs, les injustices et les interdictions que le pouvoir a commises depuis l'indépendance envers la cause amazighe Bachir Derrais. Producteur-réalisateur
Azzedine Mihoubi a bloqué mon film sur Lounès Matoub car il a l'intention de financer un autre scénario co-initié avec l'Etat. Ce dernier ne veut pas d'un film sur le Rebelle en dehors de ses structures étatiques de production. Il veut le financer pour le contrôler et l'orienter, ce qu'il ne pouvait pas réussir avec moi. – Votre demande déposée en septembre dernier auprès du ministère de la Culture pour effectuer des repérages pour la préparation du film sur LounèsMatoub a essuyé un refus catégorique de ce dernier. Dans sa réponse, le ministère s'est justifié en disant que c'est suite à l'opposition de la famille du Rebelle que ladite autorisation ne vous a pas été octroyée. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce sujet ? C'est le cas malheureusement. Je me suis même renseigné auprès de la famille de Lounès Matoub qui a démenti l'information. J'ai appelé, en premier lieu, sa veuve, Nadia Matoub. Cette dernière m'a assuré qu'elle n'était même pas au courant de la démarche du ministère. Elle était même choquée par la réponse du ministre. Je connais Nadia, je sais qu'elle n'a pas été consultée. J'ai aussi appelé la sœur du Rebelle, Malika Matoub, qui m'a, elle aussi, affirmé qu'elle n'a pas refusé mon projet. J'ai appelé son mari qui m'a dit qu'il a été effectivement contacté par le ministre. Cela m'a surpris. Pourquoi le ministre le contacterait-il ? Il m'a dit que la fondation et la famille n'ont jamais refusé, alors que j'ai reçu un courrier officiel du ministre me disant que la famille l'a été ! Ce que Mihoubi n'a pas mentionné, c'est de quelle famille il parle exactement. – Mais cette histoire de refus n'est pas claire jusque-là… C'est vrai. Mais avant, parlons déjà de la législation en vigueur. Il n'y a aucune loi qui exige l'autorisation de la famille pour faire un film. Le droit international est clair là-dessus. Il donne seulement le droit de regard à la famille. Cela veut dire qu'elle a le droit de le voir avant sa sortie officielle. Mais après sa réalisation. Et si elle trouve qu'il compte des scènes offensantes ou diffamantes à l'égard de la mémoire de la personne dont il est sujet ou de celle de sa famille, là peut-être qu'on sera obligé de le revoir. Sinon, la famille n'a aucunement le droit de le bloquer. Le ministère est en infraction de la loi. Mais pas que. Ce qui m'a surpris, c'est le ministre qui appelle personnellement la famille pour donner son avis sur l'autorisation d'un tournage ! C'est incroyable ! Autre chose. Mihoubi a l'intention de financer un autre scénario co-initié avec l'Etat. L'Etat ne veut pas d'un film sur Matoub en dehors de ses structures étatiques de production. Il veut le financer pour le contrôler et l'orienter, ce qu'il ne pouvait pas réussir avec moi. Il a dû constater cela avec le film sur Ben M'hidi. Donc, l'interdiction pouvait aussi être l'initiative personnelle de ce dernier. Car il voudrait bien régler ses comptes avec moi. Et c'est ce qui est plus grave. – Justement, Malika Matoub, que nous avons joint par téléphone, nous a effectivement déclaré qu'elle n'a pas refusé le projet, mais elle a affirmé avoir émis des réserves au ministre, notamment sur l'histoire du scénario qu'elle n'a pas reçu de votre part… Nous n'avions pas l'intention de faire un film sans passer par la sœur de Lounès et sa veuve Nadia. Je voulais, justement, une autorisation pour écrire et développer le scénario. L'objectif était de lui faire lire quelque chose d'abouti. Il est préférable de faire lire un scénario proche du projet final que d'une ébauche à la place. J'avais même prévu de les faire participer à l'écriture du scénario, comme on a l'habitude de faire. Si le ministre nous avait octroyé l'autorisation, on aurait déjà fini une première version à lire. Je pense qu'il y a eu un malentendu sur ce sujet. Nous avons eu récemment, moi et Malika Matoub, une longue conversation par téléphone et elle a fini par me donner officiellement son accord pour la réalisation du film. Mais j'étais surpris d'apprendre, mercredi dernier, par le biais d'un site électronique d'information, une déclaration d'elle où elle niait l'accord en question. C'est vraiment intrigant ! Je ne veux pas rentrer en polémique avec elle. Ce n'est nullement mon intention. Je me suis juste demandé pourquoi elle a changé de position en si peu de jours. Je suppose que c'est après sa venue en Algérie pour la célébration de la naissance de Matoub. Le ministre de la culture, Azzedine Mihoubi, l'a certainement convaincue de revenir sur cette décision. C'est vraiment dommage. – Etes-vous vraiment surpris du refus du ministère, notamment avec tout ce que vous avez vécu avec le film sur Larbi Ben M'hidi ? Je ne suis pas vraiment surpris. Je savais qu'un film pareil sur Matoub ne sera jamais autorisé en Algérie. Il le sera s'il se fera sous le contrôle du ministère de la Culture. Donc, il est possible de le réaliser seulement en acceptant de travailler sous le contrôle et l'orientation des autorités, ce que je refuse depuis le début. Ce que vous devez savoir, c'est que j'ai été contacté par le ministre de la Culture, Azzedine Mihoubi, le 8 juillet 2018. Je l'ai rencontré et il m'a proposé de financer le film. Donc, il y a quelques mois, le film était faisable si j'avais accepté la proposition du ministre. Cela veut dire que ce n'est pas le film sur Matoub qui a été interdit, mais la manière avec laquelle il devait être réalisé. C'est le contenu qu'on voulait lui donner qui dérange. D'ailleurs, il n'y a pas que lui. Nous avons constaté les mêmes attitudes avec le film sur Krim Belkacem. Ceux qui l'ont réalisé en ont fait un film sans parler de son assassinat en Allemagne en 1970. Ils n'ont réalisé que la moitié d'un film sur Krim qui avait une vie avant l'indépendance et une autre après. Mais malheureusement, le film s'était arrêté à 1962. C'est regrettable ! En Algérie, toutes les lois sont faites pour contrôler les travaux sur la mémoire. C'est le cas sur Matoub, Boudiaf et Abane. On ne peut jamais faire un film sur eux. Il y a une volonté claire de tout contrôler. – Et pourquoi refuser le financement du ministère ? Aujourd'hui, j'ai vu notamment avec l'expérience de mon film sur Larbi Ben M'hidi qu'il est difficile de travailler avec les financements publics. Surtout quand l'Etat est majoritaire. Aucun réalisateur ne peut être libre en acceptant d'être minoritaire. Les lois actuelles sont mal faites. Elles vous dévitalisent de toute création. Je l'ai dit, nous ne sommes pas prématurés pour réaliser le film. Nous verrons après. – Revenons à vos propres ambitions. Qu'est-ce qui vous a motivé pour réaliser un film sur Lounès Matoub ? Me concernant, je suis fasciné par les gens qui ont construit l'Algérie. Ce sont nos idoles, des personnages que nous aimons, à l'image de Ben M'hidi, Abane Ramdane, Matoub Lounès, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri et la liste est longue. Hormis l'indépendance, nous n'avons rien à vendre aux futures générations, à part ces hommes-là. Sur le plan politique, c'est une catastrophe et j'en passe. Cependant, le seul héritage qui nous reste est culturel. Et comme il n'y a pas de films sur ces gens, nous laissons le champ libre à la manipulation. Voyons un peu l'histoire de Ben M'hidi et toutes les manipulations qui ont été faites à son sujet. Chacun voit Ben M'hidi comme bon lui semble. Le pouvoir le voit comme cela l'arrange. Les clans aussi. Moi, j'ai essayé de rester neutre en faisant un film comme Ben M'hidi m'a été raconté par ses camarades, ses compagnons et les historiens. C'est en faisant abstraction de toute version officielle, démagogique ou taboue. Avez-vous vu le scandale qui a été créé autour de cela ? J'ai lu récemment sur un site électronique un article sur les Mémoires de Ali Kafi, dans lequel ce dernier insultait Ben M'hidi et le traitait de tous les noms. Comme quoi Ben M'hidi aurait magouillé avec Abane Ramdane pour l'éliminer durant le Congrès de la Soummam. Il a dit aussi qu'ils ont inventé des histoires pour isoler Zighout Youcef. Donc, si nous ne réalisons pas de film neutre sur Ben M' hidi, nous ouvrons grandes les portes à toutes les manipulations. Et c'est le cas pour Lounès Matoub. – De quoi a peur le pouvoir si Derrais réalise un film sur Matoub ? Il a plutôt peur de l'image. La preuve est que nous n'avons pas encore écrit nos mémoires. L'Algérie est l'un des rares pays au monde qui n'a fait aucun travail de mémoire. Nous n'avons rien fait depuis le 5 juillet 1962. Nous avons réalisé des films sur la guerre de Libération, mais sous le contrôle de l'Etat et avec la version officielle qui, elle, rentre dans récit national déjà préfabriqué. Nous n'avons pas de film sur Kateb Yacine, ni sur Mohamed Dib, ni sur tous ceux qui ont fait l'Algérie. Les nouvelles générations ne connaissent rien, malheureusement, de leur passé. Contrairement à nous, vous trouverez en Egypte des centaines de films sur leurs écrivains et leurs hommes et femmes de culture. – Mais qu'est-ce qui dérangerait dans le film sur Matoub Lounès ? C'est peut-être son combat pour la cause amazighe, les souffrances et les persécutions qu'avaient enduré tous les militants de cette cause. C'est vrai qu'aujourd'hui on a un peu cédé. Mais avant cela, des centaines, si ce n'est des milliers de Kabyles ont été torturés, emprisonnés et tués à cause de leur combat pour la cause amazighe. Ce qui dérangerait aussi dans ce film, ce sont les erreurs, les injustices et les interdictions que le pouvoir a commis depuis l'indépendance envers cette cause. Sa politique a causé un désastre et creusé un fossé au niveau de cette nouvelle nation en construction et qui tardera, certainement, à se construire. Un film sur Matoub mettra fin également à tout fonds de commence autour de cette affaire de part et d'autre. Il retracera un peu l'histoire de l'Algérie indépendante. On parlera du maquis du FFS en 1963, du coup d'Etat de 1965, du Printemps berbère 1980 et du 5 Octobre 1988. On parlera de Matoub à travers toute l'histoire de l'Algérie. C'est un film fédérateur et non séparatiste. Il y a aussi autre chose : l'assassinat de Lounès Matoub dérange aussi beaucoup, mais je n'en dirai pas plus. Mais je le répète encore, si j'avais accepté la proposition de Mihoubi, le film ne serait pas interdit aujourd'hui. – Il y a plusieurs autres périodes sensibles dans l'histoire de l'Algérie post-indépendante que le pouvoir veut étouffer … Effectivement. Avec tout ce qu'a vécu l'Algérie en 50 ans, la vie a été riche en événements. Ils sont parfois tragiques, mais il y a aussi de beaux moments. Pour l'exemple, il n'y a aucun film sur le coup d'Etat de Boumediene en 1965, ou celui de ce dernier avec Ben Bella qui ont renversé le GPRA en 1962. Alors qu'il existe des centaines de films sur les coups d'Etat dans le monde. Pour l'histoire du maquis du FFS en 1963, il y a matière à faire plusieurs films. Pour le 5 Octobre 1988, il n'y a qu'un seul film de Malik Lakhdar-Hamina, mais qui n'a jamais été projeté en Algérie. Nous n'avons jamais fait de grands films sur la période du terrorisme. Il y a eu des films certes, mais pas assez qui traitent globalement la période. Sur les assassinats politiques, aucun film n'a été réalisé sur Boudiaf, Krim Belkacem, Khider, Abane, Mouloud Mammeri, etc. On ne parle pas des opposants liquidés, ce qui est le cas de Me Ali Mécili, assassiné en 1987 à Paris. On pouvait en faire des polars. Les futures générations n'auront rien entre les mains. Il faut dire la vérité. Tous les films qui se font actuellement sont des films éphémères. Ce ne sont pas des films qui restent. Ils disparaîtront dès leur première diffusion. Ce ne sont pas des films qui marquent les gens et c'est une politique voulue. Je comprends maintenant pourquoi personne n'a osé faire un film sur Ben M'hidi. Ce n'est pas facile. C'est un suicide que d'y penser. Alors là, imaginons le calvaire que va endurer le réalisateur qui oserait faire un film sur Abane Ramdane ! Quelles seraient les conséquences ? Il sera guillotiné ! – Qu'allez-vous donc faire concernant le film sur Lounès Matoub ? Je veux réaliser le film avec une co-production internationale, dans laquelle personne n'est majoritaire et où le réalisateur est maître de l'œuvre. – Peut-on dire qu'il est officiellement interdit en Algérie ? Il y a un écrit officiel du ministère de la Culture qui m'empêche de faire des repérages. Alors là, on n'en est même pas arrivé au stade de discuter du tournage ! Il est contre l'idée même de faire un film sur lui. Le repérage nous sert pour écrire le scénario final. Nous n'avons qu'un texte initial. Mais ceux qui doivent écrire le scénario doivent aussi se rendre en Kabylie, discuter avec la famille, écouter les témoignages et voir les paysages afin de développer le scénario et commencer le tournage. Il était même prévu d'associer la veuve et la sœur dans son écriture. Mais nous n'avons pas été autorisés à faire ce travail. – Peut-on dire que Bachir Derrais est le réalisateur de films aux contenus qui dérangent aujourd'hui ? Je ne suis pas le seul. Merzak Allouache a lui aussi réalisé des films qui ont été interdits. Il a fini par les tourner au Maroc. Il y a également Malek Bensmail qui a voulu faire un film et il n'a pas été autorisé. Même chose pour le film Ce que le jour doit à la nuit d'Alexandre Arcady, adapté du livre de Yasmina Khadra. J'étais l'un de ses producteurs exécutifs et je peux vous dire qu'il n'a pas été autorisé au départ. Donc, ce n'est pas la première fois que cela se produit et je ne suis pas le premier. Mais oui, mes films dérangent. – Mais ce film sera-t-il réalisé un jour ou pas ? Cette interdiction de Mihoubi n'aura aucune incidence sur moi. C'est juste dommage de ne pas pouvoir le réaliser en Algérie. Si les autorités algériennes persistent sur leur position, nous serons obligés de le réaliser au Maroc. J'ai tourné 80% du film sur Ben M'hidi en Tunisie alors que le film n'avait aucun problème en Algérie. Pour être honnête avec vous, tous les producteurs qui sont avec moi ne voulaient pas que ce film soit réalisé en Algérie. C'est moi qui a insisté. Je peux vous dire que la décision du ministre les arrange. Cette histoire est une atteinte encore une fois à la liberté d'expression et contraire aux principes mêmes de Lounès Matoub qui s'était battu toute sa vie pour ça. C'est une preuve de plus que le pouvoir ne veut pas et n'est pas prêt à laisser les cinéastes évoquer librement la mémoire de ce peuple pris en otage depuis l'indépendance. – Plus de détails sur les étapes qui vont suivre ? Il faut savoir qu'aujourd'hui et en dehors de l'Algérie, tous les autres pays maghrébins souhaitent produire ce film sur Lounès. Il y a même un industriel berbère libyen qui m'a contacté et m'a manifesté son souhait de participer dans le financement du film. Il m'a lu dans une interview publiée dans El Watan et il a tenu à y participer. Il y a d'autres de Hollande, d'Allemagne, de la Belgique, du Luxembourg et du Canada. Beaucoup de fonds sont intéressés par ce film. Je dirais que cinq à six pays souhaitent le co-produire avec moi. Nous verrons plus tard. Je pense que nous ferons tous les intérieurs en studio. Il y a déjà un producteur roumain qui nous a fait une belle offre. Donc, il est fort possible que nous tournons en studio en Roumanie. Pour les extérieurs, ce sera probablement au Maroc, comme je l'ai souligné précédemment. Mais le film sur Lounès Matoub se fera. Il n'y a aucun doute.