Quelque chose de paradoxalement fascinant entre le décor de lambris et de moulures d'or et des livres souvent parcourus des misères et drames du Maghreb et, maintenant, de «l'Orient» aussi. Pour la deuxième année consécutive, la manifestation étend son aire géoculturelle avec le label exotique «Orient», sans doute plus «attractif» en Europe et permettant l'acronyme de Model (pour Maghreb-Orient des livres). Ce choix de l'association Coup de Soleil, créatrice et organisatrice de l'événement, a peut-être été influencé par son partenaire dans cette entreprise d'extension, à savoir à l'Iremmo (Institut de recherche et d'études Méditerranée Moyen-Orient) dont la focale brasse plus large que le Maghreb et le Machreq qui réfèrent seulement aux pays arabes. On peut y voir aussi un effet de l'histoire récente qui a vu la dimension arabe, comme le panarabisme, s'effacer au profit de la dimension musulmane, laquelle nécessite une vision territorialement plus élargie. C'est aujourd'hui que le Maghreb-Orient des livres ouvre ses portes, toujours au cœur de Paris, dans les salons de l'Hôtel de Ville. L'an dernier, la manifestation s'était étendue également dans la durée, passant de deux à trois jours. Ce choix a été maintenu pour la présente édition (8, 9 et 10 février). Au demeurant, il était attendu depuis plusieurs années par les éditeurs et auteurs qui trouvaient que deux journées ne permettaient pas de multiplier ou de rentabiliser les rendez-vous et échanges. Cette édition du Maghreb des livres sera surtout la 25e du genre. Née en 1994 à partir d'une demi-journée et d'une surface bien modeste, la manifestation est allée en s'accroissant, recevant l'an dernier 7200 visiteurs. Ce sera donc l'occasion de revenir sur ce quart de siècle si important pour la région. Il n'est pas anodin que la manifestation ait vu le jour au moment où l'Algérie était bien enfoncée dans sa tragédie, où le Maroc connaissait un premier attentat terroriste à Marrakech mené par des Français d'origine marocaine et où Yasser Arafat quittait la Tunisie après douze ans d'exil dans ce pays en butte à une crise où se profilait déjà l'après-Bourguiba… Toute une époque sensible à cheval sur deux millénaires et que la rencontre de Paris a permis en quelque sorte de ponctuer annuellement à travers les productions éditoriales. Cet anniversaire sera aussi un hommage aux initiateurs, l'association Coup de Soleil, ses bénévoles et, particulièrement, son président, Georges Morin, natif de Constantine sur lequel les années ne semblent avoir aucune prise sur l'enthousiasme. Au-delà des commémorations et bilans, ce sera un moment de réflexion sur l'avenir de la manifestation. Directions Ses organisateurs ont souhaité y associer le public avec la table ronde intitulée «Maghreb des livres, un quart de siècle ! Et maintenant ?» prévue demain (Auditorium, 9 février, 15-16h30). Animée par l'ancien présentateur de télévision, Rachid Arhab, elle réunira la romancière algérienne, Maïssa Bey ; le poète tunisien, Tahar Bekri ; l'écrivain maroco-néerlandais, Fouad Laroui ; le romancier tunisien, Yamen Manaï et le précité Georges Morin. Dans quelles directions pourra évoluer le Maghreb-Orient des livres dans des conjonctures française, régionale et mondiale passablement perturbées et dont les incidences sur la sphère éditoriale et culturelle sont visibles déjà au plan des financements ? Pour l'instant, l'événement compte capitaliser son expérience et la présente édition demeure fidèle à la formule jusque-là éprouvée : concentration sur la création littéraire et, autour, des approches sur l'histoire, les sciences humaines et les arts. Dans la grande librairie, épicentre animé de la manifestation, se mêleront encore, par ordre décroissant, des productions générées en France, puis dans les pays-sources et, enfin, dans d'autres contrées francophones. Cette hiérarchie reflète en partie l'importance respective de l'industrie du livre dans ces trois ensembles et souligne la forte présence des thématiques maghrébines, arabes et musulmanes dans les catalogues des éditeurs français. Dans ce cadre, les ouvrages relatifs à l'Algérie demeurent nombreux, émanant d'auteurs français, dont ceux d'origine algérienne ou binationaux, ainsi que d'écrivains algériens publiés en France. C'est pourquoi, si l'on ne signale sur le programme que dix écrivains avec la mention DZ sur les 143 invités à ce Maghreb-Orient des livres, il ne s'agit que de ceux publiés en Algérie. Un parcours de la liste générale permet de repérer facilement les nombreux autres Algériens, à l'image de Yahia Belaskri, Maïssa Bey, Kamel Daoud, Abdelkader Djemaï, Yasmina Khadra, Karima Lazali, Boualem Sansal, Akli Tadjer ou Amine Zaoui et d'autres encore, qui ne sont signalés que sous le label de leur éditeur français. Cet exercice permet de considérer avec plus de justesse l'importance de la création littéraire, mais aussi de la production d'essais, portés par des auteurs algériens. Ceci dit, non sans fierté. Mais sans chauvinisme et sans illusion non plus si l'on se rapporte à l'échelle mondiale. Tous les auteurs présents à la manifestation bénéficient d'une séance de dédicaces et une quarantaine sont invités à des entretiens en public. Diversification Mais bien d'autres sont mis en valeur dans les différentes séquences du programme sous forme de Cartes blanches, tables rondes, cafés littéraires, lectures de textes ou rencontres avec des lycéens. Les activités se répartissent en quatre lieux de l'Hôtel de Ville de Paris : l'Auditorium et trois autres salles, tous aussi historiques que l'ensemble de la bâtisse édifiée au XIVe siècle et reconstruite au XVIe siècle. Il y a d'ailleurs toujours quelque chose de paradoxalement fascinant entre le décor de lambris, de fresques et de moulures d'or des lieux et le contenu des livres souvent parcourus des misères et drames du Maghreb et, maintenant, de «l'Orient» aussi. C'est sans doute l'une des marques de la manifestation qui, cette année, sera entamée par une conférence inaugurale de Régis Debray intitulée «Europe-Méditerranée : une communauté de destins ?» (Aujourd'hui, Librairie, 14h30). Les activités programmées dénotent la volonté de diversification des thèmes et centres d'intérêt. On notera la table ronde sur le «renouveau du cinéma au Maghreb» (Sam. Auditorium, 11h30) avec J. Louis Comolli et Kamel El Mahouti ainsi que notre compatriote Ahmed Bedjaoui sollicité aussi sur le thème «Naissance du cinéma algérien» dans une Carte blanche à la revue CinémAction où œuvra la regrettée Mouny Berrah (Dim. Auditorium, 15h). La question de la femme, toujours attractive, se déclinera en trois rencontres : «Portraits de femmes au Levant» (Vend. Auditorium, 15 h) ; «Maghreb, femmes en action» (Vend. Auditorium, 15h) ; «Femmes au Maghreb et droit à l'héritage» (Dim. Salle Lacoste, 15h30) qui sera animée par notre consœur Nadia Agsous. Autres thèmes en vrac : écrire en exil ; résister par l'écriture ; écrire l'histoire en train de se faire ; djihad et Occident ; migrations en Méditerranée ; l'Iran, 40 ans après la Révolution ; 100 ans de diplomatie française en Méditerranée (avec entre autres l'ex-Premier ministre algérien, Sid-Ahmed Ghozali) ; l'humour à l'épreuve des tabous, etc. A ces plateaux viennent s'ajouter des hommages (dont celui à Mouloud Feraoun) et des expressions artistiques comme l'exposition de peinture montée par la galeriste algéroise, Zahia Guelimi, ou celles de calligraphies, de vitraux, d'affiches et de photographies, tandis que la bande dessinée ne sera pas en reste avant la clôture en musique proposée par idhbalen de Saïd Akhelfi. L'extension «géographique» de la manifestation n'en est qu'à sa deuxième édition. Cela peut expliquer qu'elle demeure encore plus Maghreb qu'Orient, d'autant qu'à l'Est de cet ensemble, les langues arabe et anglaise prévalent dans l'édition comme dans la réalité. Les organisateurs doivent de plus tenir compte de leur public habituel qui, lui, est essentiellement lié au Maghreb et, pour beaucoup, à l'Algérie. Contre le poids de l'histoire, il n'est pas toujours aisé d'innover.