« Les noms de nos rues, boulevards, édifices incarnent une symbolique mémorielle à fertiliser et à perpétuer pour les générations futures. » Lounès Aït Aoudia prend résolument à cœur les problèmes que suscite l'état de la microtoponymie urbaine. Le président de l'association des Amis de la rampe Louni Arezki (anciennement rampe du maréchal Valée, Basse Casbah), après avoir honoré, dans la matinée de jeudi dernier, la mémoire des guillotinés de la Révolution – dépôt d'une gerbe de fleurs dans l'enceinte de la prison Serkadji, en hommage à 58 martyrs guillotinés – a convoqué une conférence-débat organisée au siège de l'association, à La Casbah, traitant de « La toponymie et la mémoire ». L'uniformisation et la normalisation toponymique revêtent, selon lui, le caractère de l'« urgence ». « Il s'agit d'un fait de société, déterminant pour les générations montantes. Hélas, nous ne sommes pas encore conscients de cela… Les noms de nos rues et boulevards se doivent de réveiller les neurones des jeunes générations. C'est une thérapie d'éveil qu'il nous faut, car que serait le devenir d'enfants sans mémoire dans une guerre des mémoires ? », dit-il. Présent à la conférence, Yacef Saâdi, le héros de la Bataille d'Alger, a fustigé la politique aux relents amnésiques pratiquée par les gouvernants depuis l'indépendance. Lors de son témoignage sur la vie du baroudeur Louni Arezki, religieusement suivi par une assistance nombreuse, Yacef Saâdi a déploré l'ostracisme qui frappe de plein fouet les héros de la Bataille d'Alger. « Après l'indépendance, affirme-t-il, nous avions créé la Fédération du Grand-Alger. Nous connaissions les hommes qui se sont véritablement sacrifiés pour ce pays, nous pensions pouvoir honorer leurs mémoires. Hélas, les dirigeants ont abusé de nous. Ils se sont ramenés avec leur propre liste de héros et de martyrs qu'ils ont imposés chez nous. Ils ont pris la place de nos héros… Mais qu'ils ne vous bernent pas : si la guerre a été gagnée, c'est grâce à vous ! Une bombinette à Alger valait, en échos, des milliers explosant dans les maquis… Même La Casbah a été démolie délibérément pour que jamais l'odeur d'Alger n'imprègne la Révolution (…) ». L'assistance, qui buvait dans un silence de cathédrale les paroles de son héros légendaire, fond en une assourdissante ovation. « Censés être les réceptacles de la mémoire, les reflets de la culture, de la langue, de la civilisation d'un peuple, les noms donnés aux rues, boulevards, stèles et places d'Algérie ne véhiculent auprès des jeunes que le néant. Une forme de dépréciation de soi. Les dénominations ne transmettent ni culture, ni mémoire, ni civilisation », regrette pour sa part Ouardia Yermeche, professeur de linguistique à l'université de Bouzaréah (Alger). Le chercheur en toponymie insiste dans son exposé sur le rôle prépondérant des nominations, les fonctions économiques, sociales, culturelles qu'elles remplissent, déplorant au passage que toutes les recommandations faites ces dernières années par la communauté scientifique à l'endroit des autorités politiques et administratives, notamment le ministère de l'Intérieur, n'aient pas été prises en compte. « Il n'y a pas eu de répondant du côté des pouvoirs publics. » Le processus présidant à la nomination des personnes et des lieux est biaisé, vidé de son sens, entaché d'anarchie, d'arbitraire, d'incohérences. Cette situation, explique le professeur Yermeche, née d'un vide juridique, d'absence de rigueur, d'exclusion de la population, a favorisé la multiplication des nominations « spontanées ». Des chiffres en guise de noms pour désigner de nouvelles cités (les fameuses cités numériques) ; des repères physiques servant d'appellation à des lieudits. Elle cite le cas (cocasse) d'un quartier nommé par la population « Dodanna ». « Nous avons posé la question pour savoir qui est cet illustre personnage ; on nous répond que ce n'est pas le nom d'une personne, mais que c'est une déformation (linguistique) de dos d'âne. Le ralentisseur a donné son nom au lieudit. » Pourtant, ajoute-t-elle, « le pays ne manque pas de martyrs à honorer, d'événements importants à célébrer, ni d'une histoire, d'une civilisation plusieurs fois millénaires que les autres nations nous envient. De grands noms de l'histoire de ce pays – qui, faut-il le rappeler, ne se réduisent pas à la seule guerre de Libération ni a commencé au VIIe siècle – sont méconnus comme Jugurtha, Massinissa, etc. On a l'impression qu'on ne veut pas voir cette identité plurielle, qu'on préfère calquer des identités autres que la nôtre, qu'on fait en sorte pour que les gens ne soient pas fiers de leurs racines, etc. »Autre aspect, non moins important car il accentue la confusion générale et est à l'origine de dysfonctionnement institutionnel : la multiplicité des transcriptions graphiques des noms de lieux et de personnes. L'universitaire cite à ce titre les nombreux travaux de recherche faits par les Centres de recherche d'Alger (CNRPH) et d'Oran (CRASC) portant sur l'anthroponymie (étude des noms de personnes) et sur la toponymie algérienne, qui révèlent une foultitude de variantes de transcription. L'enseignant et chercheur à l'université d'Alger plaide pour l'« algérianisation », l'uniformisation de la transcription des toponymes et anthroponymes ; la conception d'un répertoire national qui puisse aider les institutions à le faire, etc. Le professeur Yermeche rappelle à ce titre le contexte dans lequel a été institué l'état civil algérien sous l'ère coloniale. Des noms dégradants ont été attribués aux Algériens par les officiers français de l'état civil. L'enjeu étant de falsifier l'histoire des autochtones, de les réduire à la servilité. « Faut-il algérianiser le nom de l'Algérie dès lors qu'il s'agit d'un nom français ? », l'interroge un participant. « Impossible ! », rétorque l'universitaire. « On ne peut pas faire aussi facilement table rase de notre histoire, car le cas échéant, il faudrait aussi envisager de changer tous les anthroponymes donnés arbitrairement aux Algériens… »