Seddik Chihab a jeté un gros pavé dans la mare en déclarant sans la moindre hésitation que depuis ces sept dernières années, ce sont des forces anticonstitutionnelles qui ont dirigé le pays. Si on traduit sa pensée, on déduira que le gouvernement et les instances dirigeantes ne pesaient rien par rapport à ces forces invisibles qui se recrutaient particulièrement dans l'oligarchie dominante. Normalement, une révélation aussi alarmante, venant d'un homme politique appartenant à l'alliance présidentielle et représentant à l'Assemblée nationale le deuxième parti de la majorité, ne devrait pas rester sans suite. Soit il en a trop dit, soit pas assez, ce qui dans les deux cas de figure constitue un aveu gravissime qui doit être accompagné de clarifications. Or, l'auteur de cette révélation n'a a aucun moment été sollicité pour approfondir ses accusations ou ses dénonciations. Il continue de fréquenter les plateaux de télévision pour participer aux débats actuels sur l'ouverture démocratique en tentant de tirer à chaque fois la couverture à lui pour dédouaner autant que faire se peut sa responsabilité dans une telle déliquescence touchant à la gestion politique du pays. Ni la justice qui est en plein processus de contestation pour récupérer son indépendance vis-à-vis du Pouvoir, ni les services de sécurité n'ont jugé utile d'ouvrir une enquête pour savoir qui sont ces gens qui gouvernent dans l'anonymat, et avec quelles complicités ils ont pu détenir cette marge de manœuvre alors que nos institutions sont bien en place. Seddik Chihab, qui savait très bien que son intervention allait avoir l'effet d'une bombe, n'a donné aucun nom. Il n'a fait que mettre sur la table une perversion de la gouvernance commise par une camarilla de notables et d'affairistes avec la bénédiction des locataires du palais présidentiel que les Algériens soupçonnaient déjà mais sans jamais pouvoir évaluer exactement son ampleur et ses effets destructeurs. Pour le commun des mortels, le clientélisme de Bouteflika existe bel et bien, mais pas au point de livrer la conduite du pays sur les plans politique et économique à des tiers qui interviennent à titre officieux avec cependant une emprise sur la décision qui leur offre une capacité d'action dans différents secteurs. Les hommes d'affaires qui après avoir fructifié leurs fortunes se sont tournés vers la conquête du pouvoir politique pour investir et peser sur la sphère dirigeante est loin d'être une vue de l'esprit. C'est une réalité qui s'est développée avec le règne de Bouteflika à telle enseigne que la classe des entrepreneurs résolus comme Haddad ou Kouninef, pour ne citer que les plus introduits dans le pré carré présidentiel, s'est totalement confondue avec cette entité indéfinissable qu'on appelle les décideurs. Ce n'est plus un secret pour personne de constater aujourd'hui la grande influence de ces favoris du sérail sur les questions cruciales que l'Algérie doit affronter. Plus que Ali Haddad dont le souci est surtout d'engranger le maximum de marchés publics pour faire gonfler ses comptes bancaires ici et à l'étranger en contrepartie du parrainage de l'organisation des entrepreneurs (FCE) et d'une assistance financière illimitée pour régler les factures des campagnes électorales, Réda Kouninef est vraiment l'homme de confiance du clan Bouteflika qui a le droit de participer aux conciliabules les plus déterminants avec une voix de surcroît très écoutée. C'est sur ce dernier élément que le frère du Président s'appuie pour contrer ses adversaires politiques et s'ouvrir des horizons salutaires compte tenu de la maladie du premier magistrat du pays. S'il a décidé de ne jamais sortir à la lumière pour ne pas s'exposer, Réda Kouninef s'est toujours intéressé, au-delà de son empire économique, à la trajectoire des Bouteflika, avec ce sentiment de les assister en toutes circonstances pour rendre un tant soit peu les faveurs que le Président a accordées au père de la fratrie, un vieil ami. C'est donc un lien très profond qui rassemble les deux familles et qui place le fils cadet dans une position très privilégiée. Au point de devenir une figure emblématique du Pouvoir algérien sur laquelle se cristallise aujourd'hui toute la grogne de la vox populi. Ce sont ces oligarques auxquels on a ouvert les portes de la régence pour mieux asseoir leur domination que vise le deuxième responsable du RND. Tout en dénonçant les compromissions qui ont contaminé les relations entre les dirigeants politiques et les hommes d'affaires, il laisse des pointillés dans sa confession pour suggérer que de telles trahisons ne doivent pas rester impunies. Et de nous amener naturellement à nous poser la question de savoir pourquoi donc la magistrature sur laquelle les regards sont désormais braqués à travers son combat libérateur continue-t-elle à se voiler la face devant une situation aussi sensible, alors qu'elle a réussi à avoir le soutien des masses populaires. La Justice n'est-elle pas encore prête à s'affranchir de son état de dépendance vis-à-vis des cercles occultes des décideurs ? N'a-t-elle pas le courage de se débarrasser du téléphone «rouge» auquel elle a été soumise depuis l'indépendance ? Tout comme la Télévision publique qui reste prisonnière d'un «moule» de servitude façonné depuis des lustres et qui demande du temps pour disparaître, le secteur de la magistrature éprouve lui aussi des difficultés morales et psychologiques pour revenir à la raison. Pourtant, sa métamorphose serait d'un apport inestimable pour le mouvement protestataire qui réclame le droit à la justice et à la liberté. Et cette prise de conscience doit impérativement se concrétiser sur le terrain avec des mesures qui ne doivent laisser aucun répit aux prédateurs et aux corrompus de tous bords. Devant le lamentable spectacle offert actuellement par tous ceux qui changent allègrement de camp comme on changerait de chemise, à l'image de ces personnalités politiques qui osent encore parler et donner leur avis alors qu'elles traînent des casseroles passibles des tribunaux, l'air de la purification se fait attendre. La pollution de l'environnement est trop grande pour que la Justice maintienne encore ses distances au moment où les forces vives de la nation exigent son implication. La remise en ordre de la souveraineté du pays passe par là. Elle commence par faire le ménage entre l'honnêteté et l'imposture. Car il est sidérant de voir avec quelle désinvolture les défenseurs du régime dans toutes ses manifestations se mettre sans aucune vergogne aujourd'hui du côté de ceux qui dénoncent ouvertement les agissements de ce même régime et revendiquent son abolition. Les revirements aussi spectaculaires ne font pas honte à leurs auteurs. Ils s'inscrivent comme une simple passe d'armes dans l'effervescence générale pour un repositionnement qui pourtant ne s'avère pas aussi facile à admettre. Si la lutte continue pour instaurer le vrai changement, pas celui auquel se livre le Pouvoir en adoptant la diplomatie des petits pas pour sauver les meubles, il y a des comportements qui restent insupportables. De Ouyahia à Saadani en passant par les caciques du FLN, la coupe paraît pleine.