A 63 ans, Mabrouk Hebbara est visiblement un homme brisé par la vie. Au milieu des décombres de ce qui était un jour sa maison, il tient des propos mesurés, mais qui trahissent cette résignation qui caractérise les gens qui viennent d'échapper à une mort certaine : « Je ne demande pas de la nourriture, mais de l'eau. Qu'ils nous dépannent avec une citerne ! Pour la nourriture, même s'ils me donnaient du miel, je ne le mangerais pas, je n'ai pas le cœur à ça ! Je n'ai aucun appétit après ce que j'ai enduré », dit-il. Le 14 mai, jour du séisme qui a secoué son village, Beni Ilmane, ammi Mabrouk et cinq membres de sa famille ont été retirés des décombres de leur maison par leurs voisins. Depuis, ammi Mabrouk tente de se raccrocher à l'essentiel. Au salut des siens qui sont tous réunis autour de lui et à ce besoin urgent d'une eau synonyme de vie, dans la grande tente qui abrite désormais sa famille, tout le monde est au chevet de sa fille qui vient tout juste de sortir de l'hôpital. Pourtant elle est loin d'être guérie. « Ils nous l'ont renvoyée. Vous savez, ils font ce qu'ils veulent », poursuit-il en réitérant encore une fois ce besoin urgent d'eau. Nous ne verrons pas sa fille. Elle est bien trop mal en point pour témoigner. L'histoire de ammi Mabrouk illustre parfaitement le dur quotidien des habitants de Beni Ilmane et Ouanougha qui essaient tant bien que mal de reprendre le cours d'une vie brutalement interrompu par un séisme ravageur. Un quotidien fait de manque, de privation, de peur, d'espoir et d'habitudes durablement chamboulées. C'est la première chose que capte l'œil du visiteur qui arrive à Ouanougha ou Beni Ilmane, ces deux localités du nord de M'sila, qui viennent de connaître une série de séismes assez destructeurs. Ces taches rouges, qui sont autant de tentes où s'abritent les habitants qui ont perdu leurs demeures, donnent une idée assez précise sur l'ampleur des dégâts. Les deux villes ont été durement touchées. Elles étaient déjà ravagées par le chômage et la malvie. Devant le siège de l'APC de Ouanougha, des grappes humaines attendent ce matin de mardi devant les grilles non encore ouvertes. Pour parler de cette ville où ne poussent que des maisons, son premier responsable communal que nous rencontrons quelques instants plus tard dira d'elle que c'est un dortoir. « Les gens partent travailler à M'sila, à Alger ou en Kabylie et ils ne rentrent ici que pour y dormir », ajoute M. Saker, le P/APC de Ouanougha. Par ailleurs, sur les 14 370 habitants que compte la commune, 4200 travaillent à M'sila. Les autres louent leurs bras là où ils trouvent preneur. Beaucoup ont été choqués par le tremblement de terre, ce phénomène naturel que la majorité des habitants n'a pas connu. Et pour cause, ils sont trop jeunes pour avoir connu le séisme qui a frappé leur région le 14 mai 1959. A chaque réplique, ils fuient dans la panique générale. Peur et privations Nacer, habitant de Beni Ilmane, a sa petite astuce pour prévoir les répliques. Il surveille les vaches de ses voisins. Si elles s'agitent tout à coup, cela veut dire que la réplique est proche. Beaucoup de familles sinistrées ont reçu des tentes. Une grande tente pour deux à quatre familles. En général, ce sont les femmes qui y dorment. Les hommes, eux, se débrouillent comme ils peuvent, qui dans une voiture, qui à la belle étoile. Ceux dont les maisons sont fissurées préfèrent également passer la nuit dehors de peur qu'une réplique trop forte ne fasse écrouler le toit sur leur tête. Des familles n'ayant pas bénéficié de tentes ont confectionné un abri précaire avec des couvertures et des bâches. D'autres essaient vaille que vaille de maintenir un peu d'intimité à l'aide de cloisons de fortune pour s'abriter du regard des autres. Au niveau du stade communal de Beni Ilmane, une grande foule s'est agglutinée au portail. Renseignement pris, la nourriture est distribuée au niveau des stades communaux par des équipes du Croissant-Rouge et des autorités communales. Au quartier de Haï El Djabel, toujours à Beni Ilmane, plusieurs habitants tiennent à témoigner qu'ils n'ont rien reçu depuis trois jours. « Un sachet de lait, une boîte de yaourt et du pain, voilà tout ce que nous recevons chaque jour », témoigne un vieil homme, visiblement excédé. « Nous avons besoin de psychologues, les enfants sont traumatisés », soutient un autre habitant. « Il faut un nouveau recensement des habitations sinistrées », précisera un troisième. « Les dernières répliques ont causé beaucoup de dégâts dans les maisons fragilisées par la première secousse », précise-t-il. « L'essentiel pour nous, ce sont les tentes. Quatre familles dans une seule tente, c'est trop, c'est beaucoup trop », ajoute pour sa part Brahim Zaâbache, 38 ans. Quatre familles dans une tente Cette cacophonie et cette désorganisation apparente dans la distribution des premières nécessités, Ali Djaâdjaâ, ex-P/APC, les impute au manque de coordination entre les associations de quartier avec les membres des Assemblées populaires communales. « L'Etat a bien fait son travail, mais n'a pas les moyens d'aller vers tout le monde. Les citoyens doivent venir réclamer et demander ce qui leur manque », affirme-t-il. Pour preuve que l'Etat a bien rempli son rôle d'assister les populations en détresse, le P/APC de Ouanougha soutient que six ministres sont venus en visite dans la région depuis le drame du 14. La région a également bénéficié d'un grand élan de solidarité venu de toutes régions du pays et de citoyens algériens anonymes. L'inévitable Djamel Ould Abbès a offert trois bus. Le ministre de l'Education a promis une enveloppe spéciale pour les écoles de la région qui ont toutes été touchées à des degrés divers. Celui de l'Habitat a parlé d'un « programme spécial séisme », mais il faut d'abord recenser les dégâts avec plus ou moins d'exactitude. « Nous faisons appel au ministre de la Santé. Nous avons vraiment besoin de lui en ce moment », dira Saker, le P/APC de Ouanougha. Les maigres infrastructures de la région comme les polycliniques ont été durement touchées par le séisme. Au niveau de la localité de Beni Ilmane, nous n'avons pas pu rencontrer le P/APC. Le malheureux édile se trouve actuellement à l'hôpital. En essayant de sauver un malheureux père de famille, qui tentait de s'immoler par le feu pour attirer l'attention des autorités sur son sort, le brave maire s'est brûlé assez sérieusement. Cependant, une colère sourde semble couver à Beni Ilmane. Certains citoyens du village la laissent éclater librement. « Le drame s'est joué principalement ici à Beni Ilmane, mais on ne parle que de Ouanougha », atteste Abdenour Abdi, 32 ans. La vieille rivalité qui oppose les deux localités n'est jamais loin, mais il n'est pas difficile de constater qu' étant plus proche de l'épicentre, Beni Ilmane a été beaucoup plus touchée que sa voisine. « C'est comme en 1957, les martyrs ce sont nous, mais on ne parle que de Ouanougha », précise un autre. D'après son premier magistrat, la commune de Ouanougha a été rebaptisée de ce nom à partir de mars 1963. Auparavant, elle s'appelait Melouza. Un nom gommé par décret, car sans doute, trop lourd à porter, au regard du poids de l'histoire. Dans le drame commun qui les frappe de plein fouet, les deux communes tentent d'apprendre à survivre ensemble et à s'entraider. Il est vrai que c'est toujours dans les moments difficiles que naissent les meilleurs élans d'entraide et de solidarité.