«Kaïs Saïed est soutenu par les islamistes et Nabil Karoui, un magnat de l'audiovisuel, est en prison pour »évasion fiscale et malversations ». Le courant bourguibien incarné par les modernistes, les progressistes, les laïcs et les démocrates, a été laminé au 1er tour. Pour qui voter ?» Empêtrés dans une situation sociale frappée de plein fouet par un chômage galopant et un pouvoir d'achat en nette érosion, les Tunisiens ne semblent pas être branchés sur les élections puisqu'en sillonnant les principales ruelles de la capitale, rien ne présage qu'il s'agit d'une période électorale, surtout lorsque l'on sait que deux scrutins sont prévus en l'espace de moins de deux semaines. Les législatives, qui auront lieu dimanche prochain, et le 2e tour de la présidentielle anticipée fixé pour le 13 octobre. Les Tunisiens sont beaucoup plus préoccupés par la cherté de la vie. L'Instance indépendante supérieure des élections (Isie) a rendu publics les résultats définitifs du premier tour. Le candidat indépendant, Kaïs Saïed, avec 18,4% des voix, et le président du parti Qalb Tounes (Cœur de la Tunisie), Nabil Karoui (15,58%), vont s'affronter lors du 2e tour. Mais les électeurs restent toujours perplexes. «Pour qui voter ?» demeure la question qui revient sur les lèvres de beaucoup de citoyens. «Beaucoup de Tunisiens sont déçus de la classe politique», regrette un chauffeur de taxi. Il s'appelle Seddik. Il a 26 ans, licencié en construction et fabrication mécanique et originaire de Beni Khiar, une ville côtière, située dans la région du cap Bon et rattachée administrativement au gouvernorat de Nabeul. «La situation ne laisse pas penser au vote. Les gens cherchent quoi manger, car il est très difficile de subvenir à ses besoins en ces moments. Moi, avant, je me disais qu'il est inutile de voter, car j'ai vu que ce sont les mêmes personnes qui reviennent à chaque fois, alors qu'ils ont échoué et mené le pays vers la dérive. Ils sont tous pareils et issus de la même graine. Mais un ami a réussi quand même à me convaincre pour voter pour Lemrarhi», nous a confié notre interlocuteur. Il compte aussi donner sa voix, dit-il, à Kaïs Saïed lors du 2e tour des élections pour la magistrature suprême. Vingt-six candidats, qui ont essayé durant la campagne électorale de s'assurer les voix de plus de sept millions d'inscrits sur les listes électorales, ont pris part au premier tour de ce scrutin, marqué par un taux de participation de 45,02%. Mais l'ascension de Kaïs a, en quelque sorte, redonné un peu d'espoir, notamment à la classe juvénile. Karim, gardien dans un complexe touristique, estime que les résultats du 1er tour de l'élection présidentielle anticipée ont donné un cinglant revers à tous les symboles du régime qui ont été écartés par les urnes. «Les gens ne s'attendaient aucunement aux résultats du 1er tour. Kaïs était le candidat le moins mauvais. Il y avait d'autres qui étaient pressentis pour être en tête du classement comme Youssef Chahed, Abdelkrim Zbidi. C'est la jeunesse qui a renversé la vapeur à la dernière minute. L'essentiel dans les élections, la volonté populaire a réussi à éjecter tous les anciens du régime. Les corrompus sont sortis de la course avec des résultats très insignifiants. Le peuple ne veut plus de corruption. Il aspire à des jours meilleurs. La vie sociale est très pénible. Le taux de pauvreté a augmenté de manière considérable. Le peuple veut des gens qui peuvent faire sortir le pays de son marasme économique», nous confie-t-il. Le marasme économique, on en parle toujours en Tunisie. Ouafa, née en France et où elle réside, voit que son pays d'origine peut relever la tête, car il dispose, affirme-elle, de potentialités pour amorcer un développement en mesure d'améliorer les conditions de vie des populations. «Je souhaite que la Tunisie puisse se relever parce qu'elle a beaucoup d'atouts, comme le tourisme, et elle peut évoluer pour permettre le bien-être du peuple et surtout la jeunesse de demain», souhaite-t-elle. «Je n'ai pas pu voter parce qu'il faillait que je me rende au consulat pour le faire, mais par manque de temps, je n'ai pas pu voter. Mais ce que je sais, c'est qu'il y a beaucoup de jeunes qui ont voté, cette année. C'est une bonne chose quand même. Les deux personnes qui ont été élues pour le second tour, une est en prison, tandis que la deuxième est moins pire que la première», commente-t-elle. La forte participation des jeunes est considérée comme le fait saillant du scrutin. Personne ne s'attendait à un tel engouement juvénile, surtout en faveur du candidat ayant obtenu le meilleur résultat. Anis, animateur associatif et membre d'un centre de vote lors du scrutin du 15 septembre, nous a expliqué un peu cette dynamique : «L'Instance indépendante supérieure des élections a réparti les électeurs en fonction de la tranche d'âge. Ainsi, à l'école Sabra, dans la commune de Kairouan, où j'étais réquisitionné comme membre de bureau de vote, la matinée, j'ai remarqué une affluence vers les bureaux où sont inscrites les personnes âgées, soit plus de 50 ans, tandis que dans d'autres, il y avait très peu d'électeurs. D'ailleurs, à 13h, nous avons enregistré un taux de 6% seulement. Toutefois, en fin d'après-midi, nous avons constaté une grande affluence juvénile. Et après le dépouillement, les résultats ont fait état d'une écrasante victoire de Kaïs Saïed dans les bureaux où les jeunes ont voté. Kaïs Saïed a un discours direct. Il a impressionné la jeunesse avec sa modestie. Il a même refusé la subvention allouée par l'Etat pour la campagne électorale, contrairement à son rival qui fait dans le blanchiment d'argent. Il exploite la misère des pauvres en Tunisie», nous raconte-t-il. Si beaucoup de gens croient en le changement avec le futur Président, il n'en demeure pas moins que bon nombre de citoyens affichent leur inquiétude quant à l'avenir de leur pays. Naïm, 38 ans, handicapé moteur, assis sur son fauteuil roulant, est visiblement dépité par le comportement des décideurs qui ont, clame-t-il, carrément négligé les personnes à mobilité réduite. «Je ne suis pas optimiste. L'Etat ne fait rien pour aider les couches sociales défavorisées. Il n'y a aucune prise en charge des handicapés aussi. Je suis toujours sans aide de l'Etat», nous dit-il, avant de nous dresser un tableau noir sur la situation de la vie sociale et de l'économie qui est toujours en berne. Le même constat nous a été fait par Sabrine, une jeune originaire de Gasrine, ville située au centre-ouest de la Tunisie et qui est le chef-lieu du gouvernorat. Elle est diplômée en sciences sociales, mais toujours à la recherche d'emploi. «En attendant de trouver un boulot, j'active dans le mouvement associatif pour, au moins, ne pas m'ennuyer», nous-a-t-elle confié. «Je n'ai pas voté et je ne vais pas voter, ni lors du 2e tour de la présidentielle ni lors des législatives, car je n'ai confiance en aucun candidat. Kaïs Saïed, même s'il venait à être à la tête de la magistrature suprême, il ne va rien faire, car il n'aura pas de prérogatives. Il n'a même pas de parti politique qui peut défendre ses propositions au niveau du Parlement. Dans ce cas, il ne trouvera pas d'alliés, sauf Ennahdha, alors que cette formation politique, on la connaît bien. Youssef Chahed aussi, heureusement qu'il n'est pas passé au 2e tour», ajoute-t-elle, tout en revenant sur la vie sociale qu'elle qualifie d'intenable. «La pauvreté ne cesse de prendre de l'ampleur. Il s'agit des répercussions négatives de la révolution. Celle-ci a aussi des avantages, surtout avec les libertés et la conscientisation de la jeunesse. Dans n'importe quel pays, durant la période de transition, il y a toujours des difficultés pour parvenir à une véritable stabilité. Mais une chose est sûre, nous n'allons jamais connaître les mêmes affres que ceux subis avant la révolution», estime-t-elle. La déception des résultats des élections est visible sur les visages de quelques jeunes que nous avons approchés à la place de l'Indépendance. Il était 22h, mais les lieux grouillaient de monde. Des touristes prennent des photos souvenirs devant les monuments érigés dans plusieurs endroits de l'avenue Habib Bourguiba, qui est le véritable centre de la capitale. Là, nos interlocuteurs nous parlent de l'élection présidentielle, ce second scrutin au suffrage universel direct pour désigner le chef de l'Etat après celui de 2014 qui avait été remporté par Beji Caïd Essebsi, décédé 25 juillet dernier à l'âge de 92 ans, à quelques mois seulement de la fin de son mandat. «Rien n'augure de jours meilleurs avec les deux candidats en lice pour le 2e tour. Kaïs Saïed est soutenu par les islamistes qui se sont emparés du pouvoir depuis 2011. Ils ont mis la main sur toutes les institutions régaliennes, comme la Justice. Nabil Karoui, c'est le Berlusconi tunisien. Il a été, apparemment, emprisonné avant les élections pour évasion fiscale et malversations. Il a été arrêté le 23 août dernier à la suite d'un mandat d'arrêt émis par la chambre d'accusation de la Cour d'appel de Tunis. Malgré son arrestation, sa candidature est maintenue. Il n'a pas été à ce jour condamné par la justice, ni privé de ses droits civiques. Le courant bourguibien, incarné par les modernistes, les progressistes, les laïcs et les démocrates, a été laminé au 1er tour, car il s'est présenté en rangs dispersés. S'il avait présenté un seul candidat, il aurait eu plus de 30%. Pour qui voter ?» s'interroge Sofiane, qui travaille dans l'hôtellerie. «C'est la déconfiture du courant dit progressiste», martèle-t-il avec un air de désespoir. Les électeurs sont ainsi appelés à choisir entre un professeur de droit constitutionnel, qui a mené une campagne discrète, mais à qui il est reproché d'être proche des salafistes et un magnat de l'audiovisuel (propriétaire de la chaîne Nessma TV) qui est en prison pour une affaire d'évasion fiscale et de malversations. Les Tunisiens sont dans l'incertitude.