La disparition brutale du patron de l'ANP constitue sans doute un tournant dans la vie nationale. Sa mort va-t-elle accélérer le changement souhaité par le hirak ? Donnera-t-elle plus de liberté d'action au nouveau Président ? Ce lundi 23 décembre 2019, alors qu'aux abords de la prison d'El Harrach, 13 détenus savouraient leur libération en compagnie de leurs familles et de nombreux citoyens, avocats et militants venus les accueillir en héros, Ahmed Gaïd Salah quittait ce monde quelques heures auparavant, terrassé par une crise cardiaque. Ces braves qui retrouvaient la liberté venaient de purger, jusqu'au dernier jour, leur peine de prison. Ils avaient été arrêtés, rappelle-t-on, le 21 juin 2019 pour port du drapeau amazigh, deux jours après que le défunt chef d'état-major de l'ANP ait prononcé un discours depuis Béchar, où il s'en prenait aux porteurs du drapeau berbère dans les manifs. Il faut dire que depuis la démission forcée de Abdelaziz Bouteflika le 2 avril, le patron de l'armée a été propulsé au-devant de la scène comme rarement un haut gradé l'a été. Ses sorties hebdomadaires se sont érigées en véritable rituel qui scandait la vie institutionnelle. A 79 ans, l'homme sillonnait infatigablement les six Régions militaires en se fendant à chaque sortie d'un nouveau bréviaire de caserne où il imposait la marche à suivre. Dans ses discours laborieux, proférés dans un arabe martial, il haranguait vigoureusement ses ouailles et en profitait pour faire passer des messages diablement ciblés. Il fustigeait tantôt les partisans de la transition, tantôt les «préalables» au dialogue ; il s'en prenait aux promoteurs du slogan «Dawla madania, machi askaria !» (Etat civil, pas militaire) en soutenant qu'il était «dicté par des cercles hostiles à l'Algérie». Il exhortait la justice à «accélérer la cadence du traitement des différents dossiers» et à sévir contre la corruption en l'assurant du soutien du haut commandement militaire, ou encore incitait en direct les unités de la Gendarmerie nationale à procéder au refoulement et à la sanction des manifestants des autres wilayas qui s'aviseraient de défiler à Alger le vendredi. L'homme qui voulait domestiquer le Hirak Bref, celui dont on disait qu'il aimait la bonne chère avait son mot à dire sur tous les sujets. A tel point qu'on n'entendait que lui, parmi le personnel officiel. Depuis la chute de Boutef et l'extinction de sa faconde épistolaire, AGS était le seul à commenter d'une façon aussi volubile l'actualité nationale, détenant pour le coup non seulement le pouvoir de fait mais également le monopole de la parole publique. Et c'est tout naturellement qu'il devint la cible privilégiée des chants du hirak. Mais qui est donc cet homme qui voulait domestiquer le soulèvement populaire, après avoir assuré dans un premier temps qu'il offrait simplement de «l'accompagner» ? Avant de devenir le n°1 du pouvoir réel après la décapitation du clan Bouteflika, il convient de rappeler que Gaïd Salah, comme dans toute bonne tragédie shakespearienne, doit son ascension précisément au Président déchu. Ce dernier l'avait propulsé chef d'état-major de l'ANP dès le début de son second mandat, à l'été 2004, alors qu'AGS était sur la sellette. Mohamed Lamari l'avait inscrit sur la liste des retraitables avant de claquer la porte après la victoire de Boutef. Il était de notoriété publique que le général Lamari avait soutenu Benflis. 15 ans à la tête de l'ANP D'après sa biographie officielle consultable sur le site du MDN, Ahmed Gaïd Salah est né le 13 janvier 1940 dans la wilaya de Batna, exactement à Aïn Yagout. Il aurait donc bouclé 80 ans dans moins d'un mois. Il rejoint le maquis de l'ALN en août 1957, à l'âge de 17 ans. «Il gravit les échelons de la hiérarchie pour être désigné commandant de compagnie, respectivement aux 21e, 29e et 39e bataillons de l'Armée de libération nationale», indique la note biographique du MDN. Après l'indépendance, il suit une formation militaire dans l'ex-Union soviétique «de 1969 à 1971, où il a été diplômé de l'Académie de Vystrel». En 1968, il participe à «la campagne du Moyen-Orient en Egypte». Il a assumé par la suite de hautes fonctions dans plusieurs Régions militaires. Il a été notamment commandant de l'Ecole de formation des officiers de réserve (EFOR, 1re RM, Blida) ; commandant du secteur opérationnel sud de Tindouf en 3e RM (Béchar) ; commandant adjoint de la 5e RM (Constantine) ; commandant de la 3e Région militaire (Béchar), commandant de la 2e RM (Oran)… Le 5 juillet 1993, Ahmed Gaïd Salah est promu au grade de général-major et, en 1994, il est nommé commandant des forces terrestres. Dix ans plus tard, le 3 août 2004, il est désigné chef d'état-major de l'ANP en remplacement de Mohamed Lamari, un poste qu'il occupera donc jusqu'à sa disparition. Il aura été ainsi le chef d'état-major à la longévité la plus élevée, lui qui aura occupé ce poste 15 ans durant. Alors que le troisième mandat de Abdelaziz Bouteflika tirait à sa fin dans des conditions désastreuses, après le sévère AVC dont avait été victime l'ex-Président, AGS est promu le 11 septembre 2013 vice-ministre de la Défense. A ce titre, il sera incontestablement l'un des artisans et l'un des piliers du 4e mandat. Il avait également, faut-il le rappeler, apporté son soutien à M. Bouteflika pour un 5e mandat. Le 26 février, le chef d'état-major de l'ANP avait réagi depuis Tamanrasset au mouvement de protestation inédit qui secouait le pays, mettant en garde contre ce qu'il avait qualifié «d'appels suspects» qui poussent des «égarés» («mougharrari bihim») sur des «chemins douteux». Ceci, avant de sceller la fin de la dynastie Bouteflika sous la poussée du soulèvement spectaculaire du 22 février. «Il n'a pas tiré sur le peuple» Depuis le 2 avril et le départ de Bouteflika (qui, soit dit en passant, est toujours de ce monde et «finira par nous enterrer tous», comme on se plait à le répéter partout), l'homme prend, disions-nous, une autre dimension en devenant le «principal interlocuteur» du hirak. Défenseur acharné de «l'article 102», AGS se positionne très vite pour la «solution constitutionnelle» qu'il s'attache à appliquer mordicus. Dès lors, il va user de toute son autorité pour revenir rapidement au processus électoral et la tenue, «dans les plus brefs délais», d'une élection présidentielle. Pas question d'aller vers une période de transition assortie d'une constituante comme le réclame un large pan du hirak et de l'opposition, afin de faire table rase du «système». Si beaucoup saluent le fait qu'il n'ait pas «tiré sur le peuple» et d'avoir déféré devant les tribunaux des poids lourds de l'ère Bouteflika, ce qui lui vaudra le surnom d'«el mendjel» (la faucille), un secteur important de l'opinion lui reproche néanmoins d'avoir détourné la révolution pour régler ses comptes avec Saïd Bouteflika et le général Toufik, qui ont tenté de le dégommer, et d'avoir poussé à l'emprisonnement de centaines d'activistes et de manifestants innocents. On lui impute aussi l'entière responsabilité de la parodie électorale du 12 décembre qui, de l'avis de nombreux électeurs sincères, ne réglera rien et ne fera qu'acter la régénérescence du «système». Le destin a voulu que le général ombrageux quitte la scène quatre jours à peine après l'investiture de celui qu'il a considérablement aidé pour arriver à El Mouradia. D'ailleurs, il était aisé de voir dans les gestes pleins de sollicitude de Abdelmadjid Tebboune envers le vieux général et les chaleureuses accolades dont il le gratifiait, des marques de reconnaissance avérées pour son soutien décisif dans la course à la succession de M. Bouteflika. Abdelmadjid Tebboune qui n'a pas manqué, par ailleurs, de décorer, à cette occasion, Gaïd Salah de sa dernière médaille, celle de «l'Ordre du mérite national Sadr». La disparition brutale du patron de l'ANP constitue sans doute un tournant dans la vie nationale. Sa mort va-t-elle accélérer le changement souhaité par le hirak ? Donnera-t-elle plus de liberté d'action au nouveau Président ? Les plus lucides tempèrent toute conclusion hâtive en rappelant à juste titre que ce qu'on appelle «le système» a toujours réussi à survivre à ses hommes et à changer de peau sans jamais changer d'âme.