De l'avis de l'économiste Mustapha Mekideche, en cette rude épreuve que traverse le pays à traverse la crise sanitaire et l'accumulation des difficultés financières, c'est la pérennité des finances publiques qui est en jeu. Et pour cause, explique-t-il, les déficits récurrents du budget de l'Etat risquent à moyen terme de perturber ses missions régaliennes et de porter atteinte à la continuité des services publics. -La pandémie du coronavirus et la chute de la demande de pétrole ont poussé les cours du brut sous les 30 dollars. La situation se complique pour l'Algérie. Quelles marges de manœuvre pour l'Algérie face à la menace de la propagation de cette maladie pandémie et aux dépenses engendrées par cette crise sanitaire ? D'abord commençons par répondre individuellement et collectivement à ce qui est de plus urgent et de plus grave pour le pays : sa crise sanitaire. Il s'agira de la contenir, de la réduire et enfin de l'éradiquer quoiqu'il en coûte. Les plans d'action et les protocoles sont connus et adaptés à travers le monde, selon les situations concrètes des différents pays. Les douze points contenus dans la feuille de route de gestion de la crise sanitaire annoncée par le président de la République ont été une première réponse. Les annonces complémentaires du 19 mars en sont une seconde. On peut considérer qu'un consensus national et politique est, objectivement, construit autour du traitement prioritaire et urgent de cette problématique. A cet effet, on peut affirmer que les ressources financières et humaines peuvent être rapidement mobilisées. Quant aux infrastructures sanitaires dédiées, les déficits cumulés sont très importants chez nous ; plus que dans les pays avancés qui en souffrent d'ailleurs (Italie, France, Etats-Unis). Il s'agira de mettre en place des capacités supplémentaires le moment venu (cas de la Chine). Nos différents spécialistes, auxquels il faut rendre hommage, y réfléchissent probablement. Mais pour répondre directement à votre question, on peut considérer que l'Algérie peut couvrir les dépenses engendrées par cette crise sanitaire. Ceci dit, et s'agissant des marges de manœuvre que vous évoquez, elles étaient déjà étroites avant les deux faits majeurs que sont la pandémie du coronavirus et la chute des cours du brut au-dessous de 30 dollars. Je vous rappelle simplement que nos recettes pétrolières avaient amorcé leur trend baissier depuis plus d'une décennie sous le double effet de la baisse de quantités (2007) et celle des prix (2014). Plus récemment, pour illustrer mon propos, nos recettes extérieures ont diminué de 11% en 2019 en comparaison avec 2018. Pour être encore plus précis dans ma réponse à votre question, ils ne nous restent classiquement, au bout du compte, que deux leviers provisoires pour élargir ces marges de manœuvres : le recours à notre capacité d'endettement extérieur et nos 60 milliards de réserves de change. Mais l'ampleur de la crise a ouvert de nouvelles pistes de riposte sur le plan international : abandon du dogme du dead line de 3% de déficit budgétaire pour les pays membres de l'Union européenne, appuis budgétaires des Etats et intervention massive des Banques centrales comme par exemple celle d'Angleterre qui a réduit son taux directeur de 0,25% à 0,1% (le plus bas depuis 325 ans). Chez nous et dans ce cadre, la Banque d'Algérie vient de prendre une mesure de même nature pour faire face aux manques de liquidités dont souffrent les banques algériennes (créances non remboursées ou non performantes, effet de «bank run») pour «permettre de libérer, pour le système bancaire, des marges supplémentaires de liquidités et mettre ainsi à la disposition des banques et établissements financiers des moyens additionnels d'appui au financement de l'économie nationale à un coût raisonnable». Son Comité des opérations de politique monétaire (COPM) a ainsi décidé de réduire, à compter du 15 mars 2020, le taux directeur à 3,25% et d'abaisser le taux de réserve obligatoire de 10% à 8%. D'autres mesures vont suivre, à la faveur notamment de l'élaboration de la LFC pour 2020 qui impliquera inévitablement une plus grande rigueur budgétaire. Mais cela ne sera pas suffisant si des réformes structurelles ne sont pas implantées en même temps, car les mêmes causes produisent les mêmes effets. -Si les choses évoluent vite et qu'on arrive à une augmentation des personnes atteintes et à confiner des villes comme Alger et Blida, quel serait l'impact sur l'économie algérienne qui fonctionne déjà au ralenti ? A titre personnel je n'aime pas les prophéties auto-réalisatrices, même si aucun scénario ne doit être exclu dans ce type de situation. Ceci dit, les plans de confinement des citoyens, de réduction de leur mobilité, de la continuité des services publics, d'approvisionnement des populations, sont probablement anticipées par les pouvoirs publics selon l'évolution du niveau de la menace, notamment celle que vous suggérez. Les actions de réduction des conséquences négatives sur l'écosystème productif peuvent aller de la fermeture temporaire d'activités non essentielles (salle des fêtes, restaurants, centres de loisirs,) au télétravail lorsque la digitalisation des entreprises le permet. La déconnection relative du système financier algérien des marchés financiers internationaux a pour conséquence la réduction considérable des pertes dues à des crises boursières sur nos actifs bancaires. A l'inverse, les importations en provenance de Chine et de l'Union européenne, en produits finaux ou intermédiaires, peuvent être momentanément perturbées. A ce sujet, les anticipations et les actions appropriées en découlant devront être initiées à l'effet de couvrir les besoins alimentaires essentiels de masse importés des pays en situation de pandémie en termes de stocks relais et de stocks de sécurité. -Quid aussi des conséquences de la crise actuelle à l'échelle mondiale sur les échanges économiques internationaux et commerciaux, notamment sur le plan énergétique ? A vrai dire, il y a encore un manque de visibilité aussi bien pour les institutionnels nationaux et internationaux que pour les acteurs de marché. Personne ne sait vraiment quand et comment la situation va évoluer, mais des hypothèses et même des scenarii sont avancés par la communauté des experts. Le premier scénario est celui d'un choc violent mais temporaire avec une contraction de deux trimestres et une reprise, voire un rebond au second semestre 2020. C'est ce qu'on appelle une reprise rapide en V. Le deuxième scénario est celui d'un choc, avec des degrés de violence divers selon les pays, qui se poursuivrait le troisième et/ou le quatrième trimestre 2020 ; la reprise n'intervenant que beaucoup plus tard avec des effets négatifs sur l'emploi et la croissance. C'est ce qu'on appelle une reprise différée en U. Malgré tout et paradoxalement, les prévisions de l'OCDE pour 2020 indiquent que c'est la Chine qui va continuer de tirer la croissance de l'économie mondiale avec 4,9%, sachant que la moyenne mondiale est de 2,4% (moins de 2% pour la Cnuced). Les Etats-Unis auront 1,9% de croissance alors que celle des pays de la zone euro sera de 0,8%. Sur le plan sectoriel, l'industrie pétrolière continuera d'être impactée lourdement prise en étau entre une demande brutalement déprimée et une offre surabondante alimentée par la guerre des parts de marché entre la Russie et l'Arabie Saoudite. A ce propos, il faut rappeler que les deux précédentes guerres des parts de marché menées par l'Arabie Saoudite en 1986 et en 2016 ont été perdues par elle. Cela sera le cas aussi pour celle-ci avec des dégâts considérables, y compris sur son économie et sur celle de la Russie. Il faudra continuer de convaincre les deux pays en question d'abandonner cette politique du pire. S'agissant des secteurs des industries manufacturières, des transports, du tourisme et de l'aviation, ils reprendront plus rapidement leur croissance. Il faut donc s'attendre à ce que les effets sur la branche des hydrocarbures soient plus violents que ceux de la crise de 2014. A tel point que l'AIE et l'OPEP ont indiqué, dans un des rares communiqué commun signé ensemble, que «si les conditions actuelles de marché persistent, les revenus issus du pétrole et du gaz chuteront de 50 à 85% en 2020, atteignant leur plus bas niveau depuis 20 ans». Cela se traduira chez nous, dans le meilleur des cas, par seulement $ 17 milliards de recettes en 2020 (la moitié des 34 milliards perçus en 2019) avec un double impact. Il s'agit d'abord d'un nouveau choc budgétaire avec une diminution substantielle des recettes de la fiscalité pétrolière dont l'évaluation dépendra aussi du nouveau cadrage de la LFC en termes de prix du baril. Il s'agit ensuite d'un choc sur notre balance des paiements du fait d'une ponction plus importante sur les réserves de change pour financer le déficit record de la balance commerciale et celle des services. Rappelons que le déficit de notre balance commerciale a été de 6,11 milliards de dollars en 2019, alors qu'il n'était que de 4,53 milliards de dollars en 2018, soit une hausse de 34,81% (source douanes). Pour 2020, je ne me risquerai pas de l'évaluer dans les conditions d'incertitude actuelles, mais il sera plus que préoccupant en termes de volume et de mobilisation de source de financement pour le rembourser. -Avec l'accumulation des urgences est-il possible d'engager des réformes dans le contexte actuel ? Plus que jamais il convient d'engager, dès à présent, les réformes. Cela pour deux raisons au moins. La première est que c'est la seule façon de faire face structurellement à la menace qui pèse sur nos équilibres sociaux, économiques et financiers. La seconde est de saisir les opportunités offertes par les effets de la crise et de l'architecture géo-économique qui en résultera. Parmi ces opportunités il y a l'acquisition, à bas prix, d'actifs technologiques et même industriels pour accompagner le développement de notre écosystème de start up et celui des grands groupes algériens en émergence. Autant nous avons besoin d'un tissu de PME diversifié, autant nous avons besoin de puissants groupes industriels orientés vers l'export. Dans cet ordre d'idées, les pays développés parlent déjà des ruptures à opérer au niveau du paradigme économique dominant et même d'un avant et d'un après crise du coronavirus. Les chaînes de valeur, les chaînes logistiques et les chaînes d'approvisionnement ont été perturbées au point où les branches internationalisées industrielles (automobile, aviation, pharmacie) et de services (transport aérien, tourisme,) sont partiellement ou totalement à l'arrêt. Une recomposition des conditions de fonctionnement économique dans la mondialisation est déjà en débat dans les champs politique et économique, nous devons être partie prenante notamment par une révision de notre accord asymétrique de libre-échange avec l'Union européenne. En Algérie, les réformes structurelles à initier, dans des conditions plus contraintes que prévues, impliqueront à la fois une relance productive vertueuse et une rationalisation budgétaire en réduisant les gaspillages et pertes aux frontières pour les produits subventionnés en ciblant les groupes sociaux à soutenir et mettre à plat les niches fiscales pour en revoir l'opportunité. Cela car c'est la pérennité des finances publiques qui est en jeu, sachant que les déficits récurrents du budget de l'Etat risquent à moyen terme de perturber ses missions régaliennes et de porter atteinte à la continuité des services publics. Pour conclure sur le timing approprié ou non pour engager des réformes, j'observe que l'histoire économique de l'Algérie est paradoxale de ce point de vue-là. Ainsi la disponibilité de ressources financières a toujours eu un effet d'éviction sur les réformes, car les menaces sont sous-estimées, libérant la voie à une consommation débridée et des gaspillages, voire à la prédation. Lorsqu'il n'y a plus d'argent, l'effet d'éviction subsiste quand même, car on ne touche pas au modèle dispendieux et inefficace existant par crainte que les équilibres sociaux soient ébranlés. La sortie de ce paradoxe doit être actée à présent, car les sources de financement du modèle rentier en vigueur sont épuisées. C'est maintenant qu'il faut engager les réformes avec une vision de long terme claire. C'est ce qu'on appelle le temps économique. Il peut différer du temps politique mais dans les conditions actuelles et à venir c'est lui qui doit imposer son agenda.