Dans cette interview, l'économiste et expert financier, Omar Berkouk, analyse l'évolution du marché pétrolier à très court terme et les conséquences de la chute des cours sur certains pays de l'Opep, dont l'Algérie, victime collatérale de la guerre des cours que se livrent l'Arabie Saoudite et la Russie. Cette chute des prix du pétrole a été provoquée, en partie, par une crise économique sans précédent, générée par la propagation inquiétante de la pandémie du coronavirus. Omar Berkouk prédit des conséquences graves sur l'Algérie, peu outillée en ressources financières, pour faire face à la crise. Les cours du brut ont fortement chuté depuis dimanche dernier, au lendemain de l'échec des réunions de l'Opep et ses partenaires non-Opep. L'économie mondiale se trouvait déjà en très mauvaise posture, fortement affectée par la propagation de l'épidémie du coronavirus. Comment voyez-vous l'évolution de la situation ? Omar Berkouk : Les économies développées occidentales et asiatiques étaient effectivement en fin de cycle économique entamé en 2011. Elles cherchaient pour les unes à le prolonger pour réduire le chômage et pour les Etats-Unis à assurer la réélection de Donald Trump. Pour ce faire, leurs Banques centrales (FED, BCE, BOJ, BOE) ont maintenu des politiques monétaires accommodantes avec des bas taux d'intérêt et des liquidités abondantes. Cette politique a permis, d'une part, des taux de croissance économique proches des 2% en moyenne et, d'autre part, une "inflation" des actifs financiers et immobiliers. La chute du prix du pétrole en 2014 et la Chine en atelier du monde les ont aidés à avoir une croissance sans inflation en dépit de la monétisation des dettes par les Banques centrales. Aujourd'hui, ces économies développées subissent un choc externe imprévu et brutal. Là où on attendait une nouvelle crise financière qui toucherait la sphère économique, c'est une crise sanitaire mondiale qui est en train de bloquer quasiment toutes les activités productives humaines. Les premières conséquences de cette situation sont le recul de l'activité économiques mondiale, la chute des actifs financiers, la baisse des prix de l'énergie (pétrole, gaz…) et l'arrêt des flux financiers vers les pays émergents. Dans ce contexte, il est difficile de voir un rebond à court terme des prix du pétrole d'autant plus que l'Arabie Saoudite a signé la mort de l'Opep en décidant d'augmenter sa production à 13 millions de barils à partir d'avril 2020. Elle a été suivie dans cette action par les Emirats arabes unis (EAU). L'Arabie Saoudite a pris prétexte d'un désaccord avec la Russie pour inonder le marché alors que c'est exactement ce que Vladimir Poutine lui a demandé de faire en refusant lui-même une autolimitation de la production russe. Stratégie destinée à "tuer" l'industrie américaine de production de gaz de schiste. Dans cette guerre des prix et des parts de marché, la Russie et l'Arabie Saoudite sont des alliés objectifs contre la production américaine et l'Algérie un dommage collatéral ! L'Arabie Saoudite feint de contrer la Russie mais en réalité ce sont les producteurs américains qu'elle vise en évitant de se mettre à dos Donald Trump ! En conclusion, on peut dire que les pays qui n'ont pas d'autres ressources financières que celles issues de la vente des hydrocarbures et dont la population est nombreuse, à l'image du Nigeria, ou relativement Algérie, vont connaître des réajustements douloureux. Comme ce fut le cas en 2008 et en 2014, le marché pétrolier tousse et c'est l'Algérie qui tremble. L'impact du choc externe sur les fondamentaux de l'économie serait cette fois-ci plus préjudiciable que durant les crises de 2008 et de 2014 étant donné que les positions financières internes et externes du pays se sont beaucoup détériorées depuis 2014. Qu'en pensez-vous ? Les corrections des prix du pétrole de 2009 et de 2014 ne sont pas de même nature. Celle de 2009 est consécutive à la crise financière mondiale qui a été déclenchée par les faillites bancaires et la chute des marchés financiers. Il s'en est suivi une récession économique fortement combattue par les politiques de reflation monétaire des Banques centrales. Le prix du pétrole avait alors subi un choc de demande. L'Algérie d'alors avait des surplus budgétaires ; un FFR dont le solde était de 1500 milliards de dinars, 150 milliards de dollars de réserves de change. Le pays n'avait pas d'endettement externe et un faible endettement interne. Elle a ainsi pu attendre la reprise de la croissance et de la demande de l'économie mondiale. On regrette encore le manque de clairvoyance des dirigeants de l'époque qui ont raté les opportunités d'investissement qui se présentaient dans ce contexte. La reprise économique mondiale nourrie par les liquidités fournies en abondance par les Banques centrales et le bas niveau des taux d'intérêt ont porté le prix du baril jusqu'à 140 dollars en 2013. Une manne financière s'est déversée sur l'Algérie. Elle a été très mal gérée mais elle a permis de constituer des réserves de change à hauteur de 193 milliards de dollars au plus haut. C'est ce qui fait vivre l'Algérie depuis juillet 2014, date à laquelle le prix du pétrole a chuté fortement en raison d'une crise de l'offre. En effet, à partir de 2014, les Etats-Unis, grâce aux prix élevés du pétrole qui ont permis le développement d'une forte industrie de production de gaz de schiste, sont devenus le premier producteur de l'or noir devant l'Arabie Saoudite. Nous sommes passés dans une ère "d'abondance" de pétrole. De perte d'influence du Cartel de l'OPEP, de la financiarisation du pétrole qui passe de commodity industrielle à instrument financier dépendant des coûts de production et du taux de financement de cette production. L'Algérie est restée aveugle devant les transformations en cours. Son logiciel est resté bloqué sur les années 1970 se reposant sur la force supposée du Cartel à imposer des prix "décents" au pétrole. Pendant ce temps, les pays développés, sous les contraintes climatiques et économiques, cherchent à décorréler leur croissance des prix des hydrocarbures. Ils développent des moyens de transport alternatifs, des moteurs électriques, à hydrogène, etc. Plus concrètement, quelles seraient les conséquences possibles de cette rechute drastique des cours du brut sur l'économie et les comptes du pays si la crise venait à s'inscrire dans la durée ? La crise économique mondiale provoquée par le Covid-19 peut déboucher sur une récession généralisée durable qui nous indique que nous n'avons pas encore vu le point bas du prix du pétrole. Les conséquences immédiates pour l'Algérie sont l'assèchement rapide de ses réserves de changes, l'approfondissement de ses déficits budgétaire et de balance des paiements, la forte dévaluation du dinar, l'inflation, la récession économique et son corollaire le chômage de masse. Dans une réunion tenue mardi dernier consacrée à la situation économique, Abdelmadjid Tebboune a exclu tout recours à l'endettement extérieur et au retour à la planche à billets pour faire face à la crise. Pensez-vous que ces deux options sont inévitables ? Cette déclaration n'est pas sérieuse ou bien c'est celle d'un chef d'Etat qui pense qu'il ne sera plus là dans 18 mois. C'est le temps moyen que dureront les réserves de changes, toute chose étant égale par ailleurs. Il laissera à son remplaçant le soin de négocier avec les institutions financières internationales. Pour ne pas recourir à ces solutions, il lui faudrait réduire drastiquement les deux déficits avec des conséquences économiques et sociales dramatiques. L'Algérie verra ses recettes fiscales diminuer sous l'effet de la baisse de la fiscalité pétrolière et ordinaire (en raison de la crise des entreprises). Et ce n'est pas la traque à l'informel qu'il a décrétée qui va générer immédiatement les recettes indispensables pour boucler le budget. L'impasse budgétaire à financer va s'élargir (fonctionnaires, retraite, CNAS, Sonelgaz, subventions…). Il faudra beaucoup de créativité pour éviter la planche à billets ! Quant à l'endettement externe, il renonce à quelque chose qu'il ne peut pas obtenir dans de bonnes conditions. Ces conditions seront imposées ultérieurement quand le pays sera exsangue. Abdelmadjid Tebboune a demandé à son gouvernement d'éviter une hausse des impôts et de s'orienter plutôt vers l'amélioration de la collecte de l'impôt et de l'argent de l'informel à travers, entre autres, l'ouverture de banques islamiques. Ne sommes-nous pas face à de vieilles recettes qui ont montré leurs limites ? La lutte contre l'économie informelle et sa bancarisation sont les solutions que tous les gouvernements évoquent en période de crise et de manque de ressources. Cette lutte nécessite une volonté politique sans faille et la mise en place de moyens dont ne dispose pas aujourd'hui l'administration. Si l'on exclut la coercition, cette tâche va demander beaucoup de temps. Elle ne produira ses effets qu'à long terme. Les flux financiers informels circulent en dehors des banques commerciales non pas en raison de la "charia", mais pour des raisons de dissimulation. Créer des banques islamiques ne règlera pas le problème. Autrement, quelle est la marge de manœuvre dont dispose le gouvernement, selon vous ? C'est peut-être l'occasion d'arrêter de mentir aux Algériens pour les rassembler et pour joindre les efforts de tous. Cette crise est grave et le pays n'y est pas préparé. Qui en a la légitimité pour tenir le discours des efforts et des sacrifices à consentir pour redresser le pays ? L'Algérie n'est pas un pays pauvre, il est mal géré depuis 1962 et a été pillé pendant les vingt dernières années. Il a un patrimoine exceptionnel et une jeunesse formidable (quand les pays développés vieillissent ou sont en dénatalité). Le gouvernement doit en transparence faire l'état de la situation et définir des choix prioritaires vitaux, faire les arbitrages courageux nécessaires pour tenir la distance et cesser de clamer de manière irréaliste que l'on ne va pas recourir à telle ou telle solution de financement.