Ainsi donc le bac, cet examen sésame pour une partie de notre jeunesse, est entouré d'une incertitude quant à son déroulement en juin et pourrait même être reporté à septembre prochain pour cause de pandémie. Cela serait probablement le cas si l'état d'alerte sanitaire se prolongeait jusqu'après juin, ce vers lequel on semble inexorablement s'acheminer. Il se trouve que la France n'aura pas recours à cette solution radicale qui aurait des conséquences dramatiques sur la prochaine rentrée scolaire et universitaire dans notre pays si elle se confirmait. Le ministère de l'Education nationale en France a en effet décidé de se baser sur le contrôle continu des trois premiers trimestres en plus de l'étude des livrets scolaires pour évaluer les candidats et donc d'évacuer complètement le bac pour cette année. Cette solution audacieuse est cependant inapplicable chez nous pour des raisons objectives connues de tous : L'année de bac est l'année de la défection en masse des élèves toutes filières confondues, victimes des cours particuliers, avec des classes régulières de quelques élèves et ce, dès la rentrée de janvier sinon avant. Ne parlons même pas des bulletins scolaires qui sont pour la grande majorité des élèves … blancs. La terminale, l'année de la débandade En effet, cette dernière année scolaire anciennement appelée terminale parce qu'effectivement elle clôturait le cycle du secondaire et ouvrait la porte à l'université, est l'année de la grande débandade, signe d'un niveau élevé de déliquescence de l'enseignement secondaire. Il faut aussi réaliser que cette débâcle de la terminale n'est que l'aboutissement d'un processus ayant sa source bien en amont, celui de la contre-performance chronique des classes du secondaire. Là où le bât blesse n'est pas que les enseignants sont mauvais et que les élèves se replieraient sur les bons tuteurs qu'ils auraient dans les cours particuliers, mais bien que ce sont leurs enseignants réguliers qui dispensent ces cours privés. Ce n'est pas non plus le fait que les conditions d'étude se-raient meilleures, elles ne le sont pas. Ce sont souvent des cours donnés dans des locaux exigus, très souvent situés dans des sous-sols non aérés, de salubrité discutable, loin des domiciles des élèves et sans aucune assurance. Aucune comparaison possible avec les lycées, leurs salles de classe avec fenêtres, leurs couloirs, préaux…même avec toutes leurs déficiences infra-structurelles bien connues. Rendons ici hommage à la précédente Ministre de l'Education Nationale, Mme Benghabrit qui avait su en son temps mettre le doigt sur le fléau des cours particuliers et qui s'était résolue au début de sa prise de fonction à les éliminer sinon les réformer radicalement. Malheureusement, elle s'est entre temps fourvoyée dans des batailles secondaires et futiles telles que la défense de la Daridja, l'omission de la formule de la Basmala dans les ouvrages scolaires… et a ainsi perdu l'autorité morale et l'ordre des priorités pour pouvoir mener à bien cette bataille titanesque contre des forces bien retranchées. Les syndicats d'enseignants et l'intérêt national Cette débâcle de la terminale est à mettre en bonne partie sur le compte des syndicats d'enseignants et avec eux une partie du corps enseignant, le tout sur fond de démission de l'Etat. Ces bras de fer interminables qu'engagent chaque année ces syndicats toutes tendances confondues et que les élèves payent à prix fort, sont immanquablement au nom d'avantages socio-professionnels. Si mention est faite dans leurs revendications de l'amélioration des performances de l'institution scolaire, c'est surtout de manière rhétorique, et cette demande ne se retrouve jamais sur la table des négociations. Et puis, protégeant «l'intérêt» de nombre de leurs membres, ils n'abordent jamais la question des cours privés qui se substituent aux cours réguliers et qui est une véritable calamité pédagogique. D'ailleurs, un signe qui ne trompe pas de leur corporatisme à outrance est bien que ces syndicats n'aient pas su ni voulu mobiliser leurs rangs pour le Hirak, pourtant cause nationale très consensuelle et largement supportée par les enseignants eux-mêmes, comme l'ont fait les syndicats socio-professionels pour d'autres causes nationales au Soudan, en Jordanie ou en Tunisie. Rappelons que ces cours particuliers que les élèves prennent comme un palliatif aux cours réguliers sont dispensés illégalement dans des lieux non agréés et ne sont pas sujet à imposition. Autant l'Etat est sans pitié pour des infractions relevant de l'évasion fiscale pour certaines catégories d'activités, autant ferme-t-il les yeux sur ces cours qui ponctionnent une partie non négligeable des revenus des ménages. On parle ainsi, suivant l'aura de l'enseignant en question, de 2000 à 6000 dinars mensuellement par matière et par tête, et ce dès le moyen voire le primaire. Multiplier cela par les centaines de milliers d'élèves au bas mot qui les prennent parfois à hauteur de trois, quatre ou même cinq matières et vous avez, dans le scénario non souhaitable où ces cours seraient légalisés, toute une fiscalité nouvelle pour renflouer les caisses de l'Etat. Donc non seulement c'est l'inaction des pouvoirs publics qui a créé cette situation malsaine qui s'est accentuée au fil des ans au point où, tel un virus, cela a fini par englober tous les cycles d'enseignement, mais l'Etat n'en profite même pas. Il y a matière à débat si la réalité devenue incontournable des cours de substitution est à mettre sur le dos de la médiocrité atavique de l'enseignement secondaire couronnée par la débâcle de la terminale, ou bien en est sa source. Constatant que ce sont les mêmes enseignants qui sont engagés dans les deux processus de dispensation de savoir, je risquerais à dire que les deux effets se renforcent l'un l'autre, le tout rendu possible par l'incurie de l'Etat. L'aspect pécuniaire joue aussi un rôle central dans l'existence même de cette monstruosité pédagogique que sont les cours particuliers. Comment pourrait-il en être autrement quand le revenu de ces cours privés correspond à plusieurs fois leur salaire d'enseignant. D'ailleurs, certains d'entre eux restent à leur poste dans les établissements publics que pour jouer un rôle de rabatteur. Il est en effet bien connu que pour une partie d'entre eux, la majorité des élèves qui sont enrôlés dans leurs cours privés fréquentent leurs classes régulières. Le salaire modeste que perçoivent les enseignants est bien aussi ce qui a contribué à nourrir ce phénomène et à faire dérailler le système éducatif. Les dindons de la farce : les élèves et leurs parents Il faudrait aussi expliquer comment un débonnaire enseignant qui enseigne paisiblement et à son rythme le programme scolaire dans les établissements publics peut-il se muter lors des cours particuliers en superman, super conscient du temps et du programme à couvrir, prodiguant des super cours accompagnés de super polycopiés avec pleins d'exercices que vous ne verrez jamais dans les cours réguliers ? Comme Superman avant de passer en mode turbo avec ses pleins pouvoirs, on se demande où cachait-il tous ses talents ? C'est aussi vrai que le citoyen, victime de cette arnaque à grande échelle, qui ponctionne sérieusement son salaire, a sa part de responsabilité dans cette situation. N'est-ce pas lui qui envoie ses enfants à ces cours «illégaux» tout en fermant l'œil sur leurs absences aux cours réguliers ? A sa décharge que quand il y a démission de l'Etat et manquement à ses fonctions de base, que peut faire le citoyen lambda sinon se résigner à ce qui le pénalise le moins tout en rationalisant l'aspect moral ? Une année en queue de poisson… et une autre qui s'annoncerait mal Une autre raison pourquoi le bac pourrait être relégué à septembre en Algérie est le fait qu'avec la pandémie galopante, l'année pourrait être écourtée avec non-retour en classe, ou bien se terminera en queue de poisson. Les élèves devront alors se rabattre sur les cours privés durant l'été, ce qui contribuera un peu plus à la décrédibilisation de l'enseignement public, et que même la minorité des élèves qui auront résisté aux sirènes des cours particuliers devront peut-être s'y résigner. Les conséquences en aval d'un hypothétique bac en septembre sont inquiétantes. En plus, l'immense temps social qui se verra perdu pour ces centaines de milliers de candidats et leurs familles mobilisés comme ils le seront pendant les six prochains mois, les rentrées scolaire et universitaire vont se retrouver gravement perturbées. Nous parlons au bas mot de deux mois de retard qui seraient ponctionnés sur l'année prochaine avec son coût pédagogique immense et ses effets déstabilisateurs. Nous espérons tout de même que nous n'arriverons pas à cette mauvaise solution. Par Pr. Jamal Mimouni Université de Constantine1. Département de physique. Président de l'African Astronomical Society