-La situation induite par la crise sanitaire risque-t-elle d'accentuer la pauvreté en Algérie ? Avant de répondre à cette question, il est important de rappeler qu'avec cette pandémie du Covid-19, une question très délicate s'est posée pour chaque pays touché : Il s'agit de faire le choix entre l'économie et l'humain. Le choix de l'économie consiste à opter pour l'immunité globale dans un pays. L'idée est de laisser le virus se propager naturellement au sein de la population jusqu'à ce qu'il touche environs 60% de celle-ci. Lorsque ce seuil est atteint la population développe une immunité collective contre ce virus et le problème est ainsi résolu. Au passage, une telle solution implique un taux de mortalité d'environ 1% de la population. Cette option a « l'avantage » de ne pas freiner l'économie du pays. Quelques études effectuées sur ce sujet, ont toutefois montré que le choix de l'immunité collective peut avoir des incidences économiques néfastes à plus long termes (ralentissement économique suite au drame humanitaire que cette stratégie peut provoquer). C'est sûrement pour cette raison que la majorité des pays ne l'ont pas adoptée. Le choix de l'humain, qui est adopté par la quasi-totalité des pays, consiste à sacrifier l'économie en confinant la population pour empêcher la propagation du virus. Ce confinement étant la seule réponse viable en l'absence d'un traitement ou d'un vaccin. Avec cette option les pertes humaines sont nettement plus faibles que la première solution. L'Algérie, à l'instar de plusieurs pays, a opté pour cette stratégie en l'appliquant par pallier puisqu'à ce jour le confinement total n'est pas annoncé sauf dans la wilaya de Blida. Ce confinement va inéluctablement avoir un effet néfaste sur le niveau de vie en Algérie. On peut distinguer deux effets qui commencent déjà à se faire sentir : Un effet direct et immédiat qui se manifeste à travers une diminution drastique voire la disparition soudaine de revenus pour une partie non négligeable de la population. Cela concernera les indépendants ayant fermés leurs entreprises ainsi que leurs salariés. Un effet indirect : cet effet, qui interviendra à moyen terme, passe par une récession certaine qui va frapper l'économie algérienne. Nous n'avons pas encore des statistiques relatives aux effets de cette crise sanitaire sur l'économie algérienne, mais si on observe ce qui se passe dans certains pays comme la France, les chiffres de l'INSEE indiquent une chute du PIB de 6 % uniquement pour le premier trimestre. La même tendance est observée dans la majorité des pays européens. Ces effets vont évidemment aggraver une situation déjà très inquiétante due à la baisse des prix du pétrole à cause de cette même pandémie et le ralentissement économique notamment en chine depuis le début de l'année 2020. Cette récession va avoir comme conséquences un affaiblissement de la capacité financière de l'Etat qui affectera sa capacité budgétaire en général et son budget social en particulier, une augmentation considérable du chômage suite aux difficultés, voire les faillites qui seront enregistrées. Cela va évidemment provoquer une détérioration du niveau de vie de la population. -Quels mécanismes adopter pour venir en aide à ces catégories de la société ? Compte tenu des effets qui viennent d'être évoqués, les axes d'intervention de l'Etat sont divers. D'abord, les aides directes à travers des transferts sociaux dont le montant, la forme et la durée sont à définir. Ces aides devront être destinées aux personnes ayant perdu une partie ou la totalité de leurs revenus. C'est ainsi que l'Etat, en tant qu'employeur, a décidé de maintenir les rémunérations dans la fonction publique. Malheureusement pour le secteur privé (formel et informel), rien de concret n'est prévu et nous assistons à l'explosion des congés sans soldes qui sont très préjudiciables pour les salariés. C'est pour venir en aide à cette catégorie que les efforts doivent être concentrés. Il faut signaler l'importance de la solidarité citoyenne et associative qui, à mon sens est la plus efficace dans un pays incapable de mettre en place une stratégie efficace de lutte contre la pauvreté. Cette solidarité est très importante et pertinente car souvent elle s'exerce à un niveau local sous l'égide d'une association capable d'identifier les tranches les plus vulnérables. Comme toujours, en Algérie, ce sont les citoyens, grâce à leur grande générosité et leur capacité à s'organiser, qui compensent la faiblesse des dispositifs institutionnels de solidarité. Les pouvoirs publics, dans le cadre d'un discours populiste, n'hésitent pas à souligner cette solidarité du peuple algérien en essayant de la mettre à son profit. La deuxième stratégie à adopter pour contrer les effets sociaux néfastes de cette crise sanitaire consiste à apporter une réponse rapide au ralentissement de l'activité économique et à la récession. En effet, une récession réduit les marges de manœuvre de l'Etat dans le domaine social car pour pouvoir redistribuer la richesse il faut la produire. A ce titre, une politique d'aide massive aux secteurs économiques touchés par cette crise est primordiale même au prix d'un endettement massif car il y va de la survie d'une économie déjà très fragile. Hormis quelques mesures annoncées par la banque d'Algérie et qui concerne le report et le rééchelonnement des crédits des clients impactés par cette crise sanitaire, aucune mesure forte n'est à ce jour annoncée et qui serait susceptible de rassurer les opérateurs économiques. Lorsque nous observons les fonds débloqués par l'union européenne et les différents pays chacun séparément, nous avons des raisons de nous inquiéter sur les répercussions de cette crise sanitaire sur l'économie algérienne et donc sur le niveau de vie des citoyens. -Est-ce faisable en l'absence de statistiques fiables à ce sujet ? Ce problème d'absence de statistiques fiables est au cœur de la problématique de la politique sociale de l'Etat. Il ne se pose pas seulement en temps de crise mais tout le temps. Nous avons eu l'occasion d'évoquer cette problématique de l'identification des populations vulnérables et pauvres qui fait défaut en Algérie et qui nous empêche d'entreprendre des actions efficaces visant à lutter contre la pauvreté. Nous avons ici une situation d'urgence face à laquelle l'Etat est incapable de cibler ses transferts. Le problème concerne autant la capacité financière que le ciblage des politiques d'assistance. Toutefois, le problème des capacités financières peut être réglé grâce au recours à l'emprunt dans le pire des scénarios, alors que le problème de l'identification des nécessiteux est difficile à résoudre car c'est un élément qui devait être réglé depuis des années. Nous sommes bien face à une impasse et il est nécessaire de prendre conscience qu'un système d'information et des statistiques fiables sont la condition nécessaire pour la réussite de toute politique économique et sociale. -Quels sont les facteurs qui risquent de retarder la prise en charge des personnes sans revenus et de ceux qui vivent habituellement de l'informel ? D'abord concernant la contrainte budgétaire, dans un tel contexte, la logique d'une gestion financière des ressources doit être mise de côté. L'Etat doit prendre ses responsabilités en réallouant son budget et en s'endettant si nécessaire car il s'agit de la sauvegarde de l'économie et de l'assistance à une population condamnée à se confiner. Rappelons aussi que le plus grand inconvénient dans le secteur informel est l'absence de protection sociale et institutionnelle. Cette crise sanitaire est ainsi la pire chose qui peut arriver aux citoyens occupés dans ce secteur. Les personnes occupées dans l'informel sont officiellement assimilées aux personnes n'ayant pas d'emploi car leur problématique est exactement la même. La prise en charge sera ainsi minimale et ne peut se faire dans le cadre de mesures institutionnelles en faveur de ce secteur comme c'est le cas pour le secteur économique formel et institutionnel. Il convient tout de même de relativiser un peu cette affirmation puisque certaines personnes occupées dans le secteur informel arrivent à constituer une épargne et un capital de sécurité qui peuvent leur service pendant cette crise. Il est ainsi nécessaire à l'occasion de cette crise, de mener une compagne de sensibilisation massive afin de convaincre la population de l'utilité d'une protection sociale ? Cette crise montre aussi que même si l'informel constitue une soupape de sécurité et un amortisseur de chocs sociaux, nous pouvons réfléchir à le transformer en mettant en place des dispositifs simplifiés de création de micro entreprises et en accordant une protection à son créateur tout en allégeant considérablement les charges sociales et fiscales. Nous pouvons, par exemple, envisager un système de charges sociales qui dépend entièrement du niveau du chiffre d'affaires. Un tel dispositif peut encourager les créateurs à se déclarer et à intégrer le secteur formel. Pour conclure, il est nécessaire de rappeler qu'une politique d'assistance d'envergure est, dans un tel contexte, est aussi une politique sanitaire car la réussite de la lutte contre cette épidémie dépend de la capacité de l'Etat à aider une partie de la population privée de ses revenus à cause du confinement. Le risque de laisser pour compte cette tranche est de provoquer un non-respect des mesures de confinement et de voir ainsi le virus se propager davantage avec les conséquences désastreuses que cela peut avoir. -Quelle faisabilité pour les propositions du Cercle d'action et de réflexion autour de l'entreprise (CARE) dans la conjoncture actuelle ? Le Cercle d'action et de réflexion sur l'entreprise (Care) qui a suggéré dans une étude les pouvoirs publics à accorder une aide financière de 10000 DA pendant 3 mois aux employés du secteur privé ayant subis les conséquences des mesures de confinement. Les auteurs de l'étude ont pris la peine de chiffrer le coût d'une telle mesure et de détailler les modalités pratiques de sa mise en œuvre, y compris l'identification des bénéficiaires et le mode de paiement de ces aides. Cette contribution du Care est intéressante et elle a le mérite d'être proposée et mise sur le devant de la scène. Une contribution avec une méthodologie cohérente et des mesures chiffrées et argumentées. Cependant, nous sommes dans l'obligation de reconnaître qu'un tel dispositif à une limite principale relative à l'identification des bénéficiaires, même si le montant de l'aide est faible pour compenser les pertes éventuelles de revenus. Le Care explique que la population bénéficiaire sera constituée sur la base de la confiance où les individus font la demande. Pour limiter la fraude, la liste des bénéficiaires devrait être affichée. Cette identification qu'on peut qualifier de « subjective » peut faire exploser le nombre de demandeurs car l'individu à tendance à s'estimer en incapacité de vivre dignement même lorsqu'il est considéré non pauvre selon une approche objective. L'affichage des listes des bénéficiaires quant à elle, ne va pas dissuader les fraudeurs, si nous estimons que quelqu'un qui a un revenu modeste et qui en bénéficie de l'aide de l'Etat dans de telles circonstances est un fraudeur. Notons par ailleurs que pendant des années des bénéficiaires de logements sociaux ont affichés et cela n'a pas empêché des attributions à des individus non concernés par ces dispositifs. Il faudrait par ailleurs éviter à travers un tel dispositif créer un sentiment de discrimination au sein de la population entre des individus occupés dans le secteur privé formel qui estimeraient que l'aide est justifiée pour eux mais pas du tout pour ceux qui sont occupés dans l'informel puisqu'ils ne participent pas à financer les caisses de l'Etat. -Que pensez-vous des mesures d'aide annoncées par le chef de l'Etat ? En plus de l'aide de 10000 DA pour les familles nécessiteuses l'occasion du mois de ramadhan, dans le communiqué de presse, il est aussi fait allusion à une compensation des pertes dues à la crise sanitaire actuelle et les mesures de confinement. Quelques remarques peuvent être avancées à ce sujet : L'objet de cette mesure n'est pas précis et nous avons l'impression qu'à travers un seul dispositif, l'exécutif veut montrer qu'il apporte une réponse à la crise sanitaire et qu'il reconduit le couffin de ramadhan. Le montant de l'aide est dérisoire puisqu'elle est versée une seule fois et se limite à 10000 DA. Un recensement urgent des familles nécessiteuses a été demandé. Il est légitime de se poser la question de savoir comment est-il possible de faire ce recensement en quelques jours alors que pendant des années, plusieurs voix s'élèvent pour inciter à la mise en place d'un système d'identification des pauvres et que rien n'a été fait. L'ampleur de l'emploi informel et l'absence d'un système d'information d'identification des populations pauvres est un grand obstacle pour la mise en place d'une politique d'assistance. Toute tentative de ciblage va être malheureusement confrontée à ce problème crucial qui nous empêche d'avancer. Toutes les stratégies d'assistance et de lutte contre les pauvretés annoncées ne peuvent engendrer que des gaspillages pour des résultats très limités.