Avec Ecorces, Hajar Bali signe un premier roman sensible et juste qui traverse un siècle d'histoires d'une famille ordinaire dans un pays peu ordinaire. De la colonisation aux années 2000, le roman explore l'impact de la grande histoire sur les corps et les esprits des individus. Décrire Ecorces comme une saga familiale pourrait prêter à confusion. Cette étiquette ferait penser à un roman fleuve décrivant l'évolution d'une famille de génération en génération. Ce n'est pas le cas de ce texte, à l'écriture ramassée, qui navigue librement d'époque en époque dans les arcanes d'un passé toujours présent. Nour, jeune étudiant en mathématiques, vit à Alger avec sa mère, sa grand-mère et son arrière-grand-mère. Le roman est construit autour du récit de cette dernière. Baya est une femme forte qui a traversé le siècle au prix de combats et de renoncements sans nombres. Cette mère-courage a enduré les épreuves de la répudiation, de la pauvreté et de la guerre. Son combat pour la survie de son fils Kamel l'amène à prendre des décisions radicales qui façonneront sa vie et celle de sa famille. Personnage volontiers ambigu, Baya n'est ni tout à fait victime, ni tout à fait héroïne, ni tout à fait bourreau. C'est peut-être là une des grandes qualités de l'écriture de Bali. Comme dans la vie, le bien et le mal y sont difficilement dissociables. Il n'y a pas de morale de l'histoire ou de personnages exemplaires. Seulement des vies minuscules qui tentent de trouver du sens à leurs existences chamboulées par des bouleversements personnels et collectifs. Nour fait d'ailleurs partie d'un cercle d'intellectuels qui œuvre à exprimer cette quête de sens dans les termes des mathématiques. Cela donne de longs développements sur les «axiomes» que chaque individu se construit pour justifier ses actions et inactions. Il s'agit là en quelque sorte de la signature de Hajar Bali, elle-même ex-professeure de mathématiques à l'université de Bab Ezzouar. Pourtant, la force du roman réside plutôt dans les non-dits des histoires imbriquées que dans ces méditations sur le sens de la vie. La romancière en est bien consciente et distille tout au long du roman les fulgurances de Haroun, le grand-père ; ce poète qui n'a rien publié et daigne à peine écrire quelques mots pour «accéder au silence». Mais comment écrire le silence avec des mots ? La romancière préfère nous laisser devant la tension permanente entre ceux qui monopolisent la parole et ceux qui ne disent rien ou presque. Ce procédé rappelle l'excellent film Gabla de Tarek Teguia, dans le casting duquel figure d'ailleurs Hajar Bali, où l'on passe sans transition entre les discussions sans fin d'un groupe d'activistes politiques et la quête silencieuse et méditative d'un topographe dans l'Algérie intérieure. Ecorces est aussi et surtout un roman social à l'analyse précise et nuancée. Le jeune Nour tente avec plus ou moins de succès de se libérer d'une histoire familiale qui lui pèse et des interdits qui ont inhibé un grand-père et un père fantomatiques. Ce dernier est fauché, comme tant d'autres, sur un malentendu, durant la guerre civile. Il est arrêté à cause d'une arme qui se trouvait dans son local et finira ses jours en prison. En dépit de toute la protection et des interventions de sa mère et de sa grand-mère, cet homme sans grande volonté est emporté par le conflit qui déchirait le pays. «L'amnistie est refusée aux plus faibles, aux moins chanceux, aux moins quémandeurs. On absout les plus visibles, on oublie les autres. L'exemple est ainsi donné, l'honneur de la nation est sauf. Les timides ne parleront pas.» Nour, pas plus entreprenant que son père, veut tout de même prendre le risque de faire ses propres choix, quitte à se perdre. Et quel moteur d'émancipation plus fort que l'amour ? Avec Mouna, il replonge dans le récit familial en prenant le risque de se libérer ou de s'y enliser définitivement. Cette jeune fille, débarquée de nulle part, est en quelque sorte le moteur du roman. Peu bavarde et absorbée par les notes qu'elle prend en permanence, elle débloque pourtant les rouages qui tenaient Nour sous le pouvoir de ses aïeules. Renversant le discours habituel, Bali semble nous dire que l'émancipation des hommes dépendra des femmes. Beaucoup de romanciers algériens ont exploré la question de l'oppression des pères. Non seulement celle des pères symboliques, les héros indépassables de la Révolution devenus justifications de politiques autoritaires, mais aussi l'oppression des pères au sens biologique. Celle des hommes tyranniques dans la famille et la société algériennes. Avec son premier roman, Hajar Bali va quant à elle sur un terrain peu exploré en posant cette simple question : comment les normes sociales sont imposées au quotidien, dans la famille, par le relais non seulement des hommes mais aussi des femmes ? Nous ne sommes pas dans l'oppression politique qui s'impose dans l'espace public à grands coups de slogans et de répression, mais dans celle plus complexe qui se distille dans les rapports interpersonnels : amitiés, mariages, famille… Toute une politique des corps qu'on a négligée au profit d'une politique des mots. Ecorces est un roman sur les obstacles qui se présentent face à l'émancipation individuelle. Ces obstacles qui ne font pas la Une des journaux mais qui peuvent briser des êtres. Est-ce que la libération individuelle est aussi politique ? A propos du hirak, le jeune écrivain et journaliste, Salah Badis, écrivait que ces manifestations ouvraient «le champ des possibles». N'est-ce pas au fond le même idéal d'extension du champ des possibles auquel aspirent les personnages brimés de ce roman. Comme d'autres auteurs de sa génération, Hajar Bali aspire à une littérature qui échappe aux mots d'ordre et postures idéologiques pour creuser une réalité complexe et riche en potentialités créatives. L'émergence de ce nouveau souffle romanesque (pour reprendre Rachid Mokhtari) doit beaucoup aux éditeurs indépendants algériens. On ne peut que saluer le travail minutieux des éditions Barzakh qui nous offrent, comme souvent, de précieuses découvertes littéraires.