La Libye pourrait bien devenir dans les prochaines semaines un terrain d'affrontement direct entre les deux grands rivaux en Méditerranée que sont l'Egypte et Turquie. Le Caire n'exclut plus en effet la possibilité d'intervenir militairement dans ce pays ravagé par neuf années de guerre pour épauler l'autoproclamé Armée nationale libyenne (ANL) commandée par Khalifa Haftar. En guerre contre le gouvernement d'union nationale (GNA) qu'elle tente de renverser depuis avril 2019, l'ANL cumule ces dernières semaines les revers. La dernière grande défaite qu'elle a enregistrée a eu lieu hier et concerne la perte de la base stratégique d'Al Watiya. L'enlisement de l'ANL aux portes de Tripoli s'explique en grande partie par le soutien militaire apporté par la Turquie au GNA, situation que ne semble pas accepter Le Caire, qui mise beaucoup sur Khalifa Haftar pour rependre pied durablement en Libye. Dans une interview accordée samedi dernier à la Télévision nationale égyptienne, reprise par le magazine tunisien Réalités, le président Al Sissi a affirmé que «si l'armée libyenne devait être mise en difficulté dans ses opérations de lutte contre le terrorisme en Libye, l'armée égyptienne viendrait immédiatement». Par «terroriste», le chef de l'Etat égyptien entend le GNA dirigé par Fayez Al Sarraj et reconnu par l'ONU. C'est avec la même appellation que Khalifa Haftar désigne lui aussi l'Exécutif basé Tripoli et les milices qui le soutiennent. C'est d'ailleurs au nom de la «lutte contre le terrorisme» qu'il a ordonné à ses troupes d'assiéger la capitale libyenne. Ankara appelle au calme En tout cas, côté turc, la déclaration de Abdelfattah Al Sissi n'est pas passée inaperçue. Elle est même prise au sérieux puisque le chef d'état-major de la marine turque a appelé Le Caire à la raison juste après le discours du raïs égyptien. Il a demandé à l'Egypte à ne pas se soumettre au «diktat» de la France et des Emirats et d'accepter «le rôle stabilisateur de la Turquie en Méditerranée». Le ministre italien des Affaires étrangères, Luigi Di Maio, a, selon la presse romaine, défendu le soutien militaire turc apporté au GNA, affirmant que cette intervention est un «rééquilibrage» du sort du conflit. Luigi Di Mayo a averti, lors de son audition devant le Sénat italien sur les récents développements en Libye, que «le projet de Khalifa Haftar d'entrer à Tripoli par la force ne sera pas considéré comme une victoire mais plutôt comme le début d'une guerre entre frères, avec des conséquences graves à la fois pour la Libye et la stabilité de toute la région méditerranéenne». L'éventualité d'une implication militaire égyptienne en Libye risque effectivement de compliquer davantage un conflit déjà caractérisé par de nombreuses ingérences étrangères. Le danger serait qu'il déborde de ses frontières, ce qui impacterait à la fois l'Afrique du Nord, le Sahel et l'Europe. La menace brandie par le président Abdelfattah Al Sissi d'engager son armée dans le théâtre libyen intervient au moment où circule dans les travées de l'ONU un rapport volumineux sur le rôle des ingérences étrangères et des mercenaires dans l'exacerbation de la crise libyenne. Selon ce rapport secret, Khalifa Haftar bénéficierait du soutien de mercenaires de diverses origines, dont des Russes, des Syriens et des Soudanais. Elaboré par le Comité d'experts de l'ONU et présenté au Comité des sanctions du Conseil de sécurité en février dernier, ce document repris par l'agence Bloomberg attire l'attention sur le fait que des mercenaires occidentaux ont été également déployés en Libye pour soutenir Haftar en juin 2019. Les mercenaires en question, au nombre de 20, appartiennent aux sociétés Lancaster 6 DMCC et Opus Capital Asset Limited FZE, enregistrées aux Emirats. Mercenaires, armement et vols secrets Des diplomates à l'ONU, cités par Bloomberg, assurent que «les deux sociétés ont financé l'opération pour appuyer l'homme de Moscou en Libye (Haftar, ndlr) en fournissant des hélicoptères, des drones et des outils technologiques, à travers un réseau complexe de sociétés fictives». Le rapport onusien n'a pas précisé les nationalités des 20 mercenaires. Il a néanmoins souligné qu'ils étaient dirigés par le Sud-Africain, Steve Lodge. Et d'ajouter que le groupe s'est retiré de la Libye peu de temps après son arrivée à bord de deux bateaux en direction de Malte et que les enquêteurs onusiens n'ont pas pu définir les raisons de ce retrait. Les Emirats arabes unis, ajoute le même document secret, ont été impliqués par ailleurs dans l'exploitation d'un pont aérien secret mis en place pour fournir des matériels militaires à Khalifa Haftar en violation de l'embargo de l'ONU sur les armes, imposé à la Libye. Au moins 37 vols ont eu lieu depuis début janvier. Ces vols ont été opérés par un réseau complexe de sociétés enregistrées aux Emirats arabes unis, au Kazakhstan et dans les îles Vierges britanniques pour masquer la livraison de matériel militaire.