Il était dit qu'il n'assistera pas à la générale de Kitar eddounia, la dernière œuvre de création à laquelle il a contribué en tant que scénographe et dont il a porté le projet avec Bachir Mansouri, l'auteur, et Houari Abdelkhalek, le metteur en scène. Le confinement est venu imposer sa loi, faisant reporter la première représentation. Djilal, comme l'appellent ses amis de la génération des années 1970, cela faisait alors plus «branché», est connu comme un loup blanc à Oran. L'émoi du monde des arts et de la culture est grand, fin juillet à El Bahia, à l'annonce de sa disparition. Il était encore dit qu'il ne sera pas non plus de la première du docu-fiction où il campe un artiste peintre sur les traces des lieux de mémoire ayant jalonné le combat de l'Emir Abdelkader, un long métrage sur lequel Kaddour Ibrahim Zarakia, le réalisateur, est présentement en post-production. Dans ce personnage, Mouffok réalise des tableaux à l'opposé de ceux de la peinture orientaliste dont le glas a sonné en France, en 1962, à l'indépendance algérienne. Artiste pluriel, ou plutôt touche-à-tout, il était connu dans presque tous les milieux Musicien multi-instrumentiste, l'Oran des stades de foot, de l'époque des Fréha et Miloud Hadefi, se rappelle de ses mélopées cuivrées chauffant les tribunes. Les arènes sportives le connaissaient également en gymnastique artistique. Lahouari Addi, professeur émérite de sociologie à Science Po à Lyon, son camarade de Lycée de 1963 à 1966, se rappelle : «Il était le premier de la classe en musique, dessin et sport. Il ne s intéressait pas aux autres matières. Il a abandonné le lycée après la 3e et s'est inscrit en 1966 aux Beaux-Arts. Il y a été pendant deux ou trois ans. Parallèlement, il s'entraînait au cheval d'arçons, ce qui lui a valu d'être sélectionné en équipe nationale d athlétisme qui a représenté l'Algérie aux Jeux olympiques de Tokyo en 1964. Il était le plus jeune membre de cette équipe.» Avec le temps, Djilal s'est bonifié. Aujourd'hui, on retient de lui l'artiste plasticien (peintre, sculpteur, designer d'intérieur et d'extérieur) et l'homme de théâtre (scénographe et metteur en scène). «A ses débuts, il s'est passionné pour le saxophone qu'il avait commencé à emboucher dès 1967. Dans les mariages des amis, il jouait les airs de la chanson oranaise. Et au début des années 1970, il a été recruté au théâtre comme décorateur et s'est spécialisé dans le théâtre pour enfants. Djilal adorait les enfants. Cependant, il ne s'entendait pas beaucoup avec les gens au théâtre. Il avait une forte personnalité et détestait l'esprit de clan ainsi que les tire-au-flancs», précise Addi. Le père du théâtre pour enfants Par esprit de clan, il faut entendre le clanisme idéologique qui fractionnait les rangs des artistes, ce qui lui vaudra les foudres des gardiens du temple particulièrement ces dernières trente années, l'obligeant à faire du théâtre hors du TRO. Parce qu'il était dans le concret, et bien qu'homme de gauche mais esprit critique, ses pics faisaient mouche sur ses amis amateurs d'un théâtre gorgé d'idéalisme et d'un discours selon son appartenance à l'une ou l'autre chapelle idéologique de l'époque. On lui reconnaît d'avoir été pratiquement le seul amateur à investir le théâtre pour enfants au moment où la pratique du 4e art était à la militance. Les anciens sociétaires du fameux Groupe 70 avec lesquels il a monté Lebhira, s'en souviennent. Ceux de TAGO, comme l'universitaire Méliani Hadj, et de l'autre groupe rival Les compagnons du théâtre, comme le dramaturge Bouziane Ben Achour, en ont gardé un souvenir précis. Le théâtre pour enfants remonte chez lui à loin dans son parcours artistique. Il est même donné pour être le père du théâtre pour enfants en Algérie. Adar Mohamed en témoigne, lui qui a été parmi les premiers à faire du théâtre de marionnettes dans les années 1960 et à tâter l'univers juvénile à travers le 4e art : «C'est lui qui, le premier, a initié des œuvres qui se démarquent radicalement des spectacles d'animation qu'on considérait abusivement comme du théâtre pour enfants. Ses œuvres sont des pièces de théâtre au vrai sens du terme, structurées autour d'un texte et non pas d'un canevas sur lequel on brode en fonction des réactions de la salle. Et puis, parce qu'il avait préservé son âme de bambin, Mouffok savait s'adresser à l'imaginaire des gamins grâce à une féerie de couleurs dans les décors, dans la fantaisie des costumes et les accessoires. Par exemple, un objet était réalisé sur plusieurs faces. De la sorte, manipulé dans un sens ou un autre, il figurait tout autre chose. Son inventivité était remarquable. Enfin, au plan artistique, seuls ses spectacles rivalisaient en qualité avec le meilleur de qui se produisait dans le théâtre pour adultes.» Mêmes propos chez Mohamed Bakhti : «La section de théâtre pour enfants au TRO n'a existé que par lui pendant longtemps ! En amitié, il était très généreux. Et cette part de générosité s'exprimait également dans ses créations à travers la profusion de couleurs ainsi que des décors imposants et touffus.» Bouziane Ben Achour considère que Lebhira (1976) et Ennahla (1980) comme des œuvres pionnières en matière de théâtre pour public juvénile. Abdelkader Belkeroui, qui a été de l'atelier de théâtre pour enfants au TRO, rappelle que «Lebhira a fait 400 représentations ! Djilal était un magicien. Il en imposait au point qu'en tant que scénographe, son décor et ses objets fixaient automatiquement la mise en scène». Miliani, qui se rappelle l'être exquis qu'était Mouffok, estime qu'il aurait été plus créatif s'il n'avait pour tout viatique qu'une culture d'autodidacte : «Il a surtout été un praticien influencé par le style Walt Disney.» Marginalisation Mustapha Mangouchi, cinéaste et anciennement sociétaire au TRO, se rappelle, au temps des années 1970, «l'être serviable mais aussi le boute-en-train. Sérieux dans le travail mais facétieux comme pas possible ! Il prenait de la distance par rapport à tout par l'humour». Tous ceux qui le connaissent abondent dans ce sens : «Il cinglait la bêtise par la dérision et par son art de la formule choc pour la clouer au pilori.» Dans son parcours, Alloula, qui l'estimait, lui a confié la scénographie de Lagoual (1981). Mouffok a été également metteur de théâtre pour adultes. Il a monté Sayad el melh (1995) de Ben Achour. «Dommage, Sirat Boumediène a manqué pour le premier rôle. Il venait de tomber malade, lui qui avait commencé à dessiner son personnage dès qu'il a entendu la lecture du texte, en 1994, lors du Festival de national de théâtre à Batna», regrette le dramaturge. Unanimement, Adar, Abdelkhalek, Ben Achour et Bakhti se désolent que si sa disparition constitue une perte en soi, celle-ci est doublée d'un déni, celui du TRO de tirer profit de son potentiel créatif ces trois dernières décennies : «Il a été puni parce qu'il se montrait intraitable face à la médiocrité. Soigneux, voire méticuleux jusqu'à la préciosité, pour faire œuvre somptueuse, il refusait de lâcher du lest. On ne lui pardonnait pas d'avoir du caractère et de ne permettre à personne d'orienter son inspiration et de lui imposer des choix qui ne sont pas les siens.» Sa mise à l'écart l'a poussé à délocaliser en 2009 la générale de Farfour a3ya ma idour à Témouchent, un spectacle pour enfants écrit par Ahmed Hamoumi. Il l'avait mis en scène pour le compte de la compagnie El Kenz Errahal d'Oran. Il s'y est investi par défi, pour contrer sa marginalisation, pour imposer son come-back : «Je gagne très bien ma vie depuis ma retraite. C'est pour la passion du théâtre que j'ai accepté de travailler avec moins que le minimum requis.» C'est dans un local mis gracieusement à sa disposition par ... le club de football USMO, «même s'il ne s'y prêtait pas», que Mouffok a monté le spectacle. En fait, tous les témoignages reconnaissent qu'il gagnait bien plus sa vie hors du théâtre. Mieux, soulignent certains, il lui arrivait de mettre de sa poche, en tant que scénographe ou metteur en scène, de façon qu'il soit satisfait de sa création. C'est dire si, au crépuscule de sa vie, miné par la maladie mais demeurant le fringant jeune qu'il a été, son rappel par le TR Oran en compagnie de Abdelkhalek et Mansouri, deux briscards du théâtre pour enfants, a été un baume pour lui. Senouci Mourad, directeur du théâtre certifie : «Il entamait son travail à 8h30 pour ne terminer qu'à 17h et le poursuivre chez lui afin de peaufiner sa conception. A deux fois, par souci d'exigence, la générale a été reportée parce qu'au dernier moment, il s'apercevait que son ouvrage était à parfaire...»