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Benjamin Stora. Spécialiste de l'histoire contemporaine de l'Algérie : «Il y a une histoire sur laquelle on peut s'appuyer pour trouver du commun»
Publié dans El Watan le 23 - 01 - 2021

L'historien Benjamin Stora a remis, mercredi, au président français, Emmanuel Macron, son rapport sur la colonisation et la guerre d'Algérie (1954-1962) pour tenter de «décloisonner» des mémoires divergentes et douloureuses entre les deux pays, aux relations aussi étroites que complexes. Spécialiste reconnu de l'histoire contemporaine de l'Algérie, il explique dans cet entretien qu'il a «préféré adopter une démarche pratique, pragmatique plutôt que de rester dans la dénonciation idéologique du colonialisme (beaucoup de discours ont été déjà prononcés sur cette question)».
– Vous avez été chargé par le président Macron de «dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie». N'est-ce pas une mission lourde et délicate que vous a confiée le président Macron ? Comme est lourde la longue période de la colonisation suivie de la guerre d'indépendance de l'Algérie…
Le rapport remis au président de la république française, Emmanuel Macron, a effectivement pour objectif de dresser un inventaire, en vue d'une «réconciliation des mémoires».
Mais comment est-ce possible alors que les versions que l'on propose de l'histoire de la guerre sont tellement divergentes des deux côtés de la Méditerranée. Le rapport que j'ai écrit, seul et sans assistance particulière, n'élude pas la question, mais ne prétend pas la résoudre.
Il ne s'agit pas d'écrire une histoire commune entre Algériens et Français. Je ne crois pas à cette possibilité tant les points de vue, mais aussi les imaginaires, sont différents. On ne peut pas réconcilier l'irréconciliable, et je n'ai pas cette prétention.
On parle d'une histoire coloniale où, d'un côté, il y a eu dépossession des terres, des massacres, des déportations de population, et de l'autre côté des gens qui ont pensé qu'ils apportaient la civilisation, la culture et qui ont estimé qu'ils ont construit un pays avec des routes, des hôpitaux, etc. Deux visions évidemment opposées, irréductiblement.
Mais, derrière ces visions, il y a quand même un espace mixte culturel qui s'est créé, des histoires qui se sont nouées, un univers du contact, du vivre-ensemble qui a existé.
Donc il y a quand même une histoire sur laquelle on peut s'appuyer, non pas pour réconcilier ce qui ne peut pas l'être, mais pour trouver du commun. Des points de passage, des pistes de réflexion qui permettent d'envisager à certains égards un avenir en commun à partir d'initiatives particulières.
Qui peuvent concerner le respect des morts, la question des disparus, les archives... Bref, j'ai préféré adopter une démarche pratique, pragmatique plutôt que de rester dans la dénonciation idéologique du colonialisme (beaucoup de discours ont été déjà prononcés sur cette question).
– Quels sont les traits saillants de l'enquête mémorielle que vous avez réalisée ?
Le rapport évoque notamment plusieurs dossiers : les essais nucléaires, les archives, les cimetières, les disparus. Il n'y a pas de hiérarchie.
Mais j'ajouterai un autre point : la création d'une sorte d'Office franco-algérien de la jeunesse, qui s'occuperait notamment de concevoir et réaliser des productions audiovisuelles. Et il serait important bien sûr de faciliter d'une manière générale la circulation des hommes entre les deux pays.
Sur les dégâts humains et matériels causés par les essais nucléaires réalisés pendant et après l'indépendance au Sahara, on pourrait lancer un inventaire des actions à mener sur les lieux et repérer les populations encore concernées. Il y a eu certainement un retard pris. Sachant que ces essais ont continué après l'indépendance en vertu des Accords d'Evian.
Ce qui est certain, c'est que les Français ont donné la priorité, pour traiter les conséquences des essais nucléaires, aux sites de Polynésie.
Il faut désormais rattraper ce retard. J'ajouterai deux préconisations : la reconnaissance par la France de l'assassinat du grand militant nationaliste algérien, Ali Boumendjel, avocat de Messali Hadj, puis ami et compagnon de Ferhat Abbas ; et l'entrée au Panthéon de Gisèle Halimi, militante anticolonialiste.
– La question des excuses est-elle abordée ?
Oui, je parle de cette question. En France, on parle aussi de «repentance» qui évite de traiter concrètement toutes les questions mémorielles. Voici, textuellement, ce qui est écrit dans le rapport remis mercredi au président de la République française : «On sait que depuis plusieurs années les autorités algériennes réclament des ‘‘excuses'' à propos de la période de la colonisation.
Dans la lignée des discours présidentiels français précédents, ce geste symbolique peut être accompli par un nouveau discours. Mais est-ce que cela sera suffisant ? N'est il pas nécessaire d'emprunter d'autres chemins, de mettre en œuvre une autre méthode pour parvenir à la ‘‘réconciliation des mémoires'' ?»
Dans mes propositions, je ne recommande pas une loi mémorielle qui entraverait tout exercice critique de l'histoire. De même, je ne recommande pas un «grand discours» présidentiel, mais je pense qu'il est nécessaire d'emprunter d'autres chemins pour bâtir une juste mémoire. Il faut regarder les enjeux dans d'autres pays à cet égard, comme au Japon ou en Afrique du Sud.
Pour guider ce travail majeur et massif, j'ai proposé de créer une «Commission Mémoire et Vérité» (s'inspirant directement de l'Afrique du Sud), avec pour priorité de soutenir les commémorations (19 Mars, 25 Septembre, 17 Octobre) et le recueil des mémoires.
Dans ce cadre, j'ai proposé d'établir un guide des disparus, de dresser un inventaire des lieux des essais nucléaires en Algérie et leurs conséquences, de partager les archives (avec un travail en profondeur et de numérisation dans la continuité de l'accord de coopération datant du 6 mars 2009 entre les deux pays), de faire l'histoire des camps d'internement en France des Algériens (il y en a quatre), de soutenir l'idée que des noms de rue mettent en exergue des Français qui ont refusé le système colonial, de restituer les corps et restes des musées, de développer la coopération universitaire, de restituer plusieurs objets symboliques, de faire un travail foncier dans les manuels scolaires mais aussi de la colonisation.
Je propose, également, de faire un travail commun de médiation (réédition de livres, films de cinéma ou documentaires), car pour l'historien, l'outil audiovisuel est un instrument décisif pour la préservation des mémoires.
Plus qu'un discours, je recommande donc des actes concrets qui au final «fabriquent» une politique pour aller au-delà des guerres de mémoires, au-delà du conflit entre la France et l'Algérie, pour qu'enfin la réconciliation attendue s'ouvre.
– Dépassionner l'histoire, réconcilier les mémoires, est-ce le rôle de l'historien ?
Le travail historique permet de s'approcher de la vérité, en croisant les sources d'archives, en recueillant la parole des témoins, en s'appuyant sur la presse, etc. Mais l'histoire s'écrit toujours en fonction des combats, des demandes du présent.
Par exemple, de grands historiens, comme Pierre Vidal-Naquet, se sont engagés dans les combats de la décolonisation, ou en défense des droits et libertés démocratiques.
En poursuivant mon travail de connaissance de cette période, la guerre, le nationalisme, la décolonisation, je suis forcément engagé dans les batailles du présent. Donc, dans le passage, la transmission, la réconciliation des mémoires...
– La question mémorielle sur la colonisation française en Algérie est au cœur du quinquennat d'Emmanuel Macron. Pourquoi, selon vous, lui plus que ses prédécesseurs ? Tout comme le temps de l'apaisement des mémoires, celui de la reconnaissance de la colonisation et de ses crimes est-il là ?
Après l'indépendance, les guerres sans fin de mémoires ont démarré. On l'a vu en France, avec l'impossibilité de trouver une date de commémoration de la fin de la guerre d'Algérie.
En 2016, François Hollande retient la date du cessez-le-feu du 19 Mars 1962, mais elle a toujours été contestée par l'extrême droite et une partie de la droite, au motif que d'autres morts ont été déplorés après : la fusillade de la rue d'Isly, les enlèvements d'Européens à Oran, les massacres de harkis... On l'a vu aussi avec la loi du 25 mars 2005 reconnaissant «l'aspect positif de la colonisation».
Ce n'est qu'à la suite d'une pétition lancée par des historiens, chercheurs et enseignants que son article 4 a été déclassé par le Conseil constitutionnel puis abrogé par un décret. Dans les années 1980 en France, les enfants des immigrés algériens ont commencé à se manifester, ils ont organisé des marches, dont celle pour l'égalité et contre le racisme de décembre 1983, des rassemblements, des concerts.
Les appelés du contingent se sont battus pour obtenir une carte d'ancien combattant. Mais dans les années 1980, François Mitterrand, qui a été un acteur clef de la guerre d'Algérie, est à l'Elysée. Ministre de l'Intérieur puis de la Justice entre 1954 et 1957, il a joué un rôle dans la condamnation à mort et l'exécution de nationalistes algériens, dont le militant anticolonialiste Fernand Iveton.
Il faut se rappeler qu'un an après son arrivée à l'Elysée, le gouvernement Mauroy présente un projet de loi sur «certaines conséquences des événements d'Afrique du Nord», qui permet notamment la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d'avril 1961 et n'a été adopté qu'à l'aide du 49-3.
Au début des années 2000, une accélération mémorielle se produit. L'Assemblée nationale reconnaît le terme de «guerre d'Algérie» et met fin aux euphémismes sur «les événements».
En 2000, Le Monde, sous la plume de la journaliste Florence Beaugé, publie une série de témoignages de victimes algériennes de la torture, qui fait grand bruit. En 2003, Jacques Chirac se rend en visite d'Etat en Algérie. Un traité d'amitié est envisagé. En 2005, les massacres de Sétif et Guelma, perpétrés le jour de la libération, sont officiellement condamnés.
Les discours restent des dénonciations importantes mais abstraites du système colonial. Comme celui de Nicolas Sarkozy, à Constantine en 2007, qui en évoque «l'injustice» ou celui de François Hollande, à Alger en 2012, qui parle de brutalité. Emmanuel Macron a déjà commencé une opération vérité sur l'Algérie.
En février 2017, pendant la campagne présidentielle, lors d'un déplacement à Alger, il a qualifié le système colonial de «crime contre l'humanité». En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l'Etat dans la mort du mathématicien et militant communiste Maurice Audin, officiellement «disparu» pendant la Bataille d'Alger : il a déclaré dans un texte remis à sa veuve que le jeune homme avait «été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires».
Récemment, il a restitué à Alger les crânes des Algériens tués en 1849 lors de la conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l'homme, à Paris. Pour lui, la période coloniale et de la guerre est un «poison» dans la société française.
– Où en est le dossier des disparus sur lequel travaillent des historiens autour du site
1000autres.org ?
Sur les disparus, il ne faut pas croire que rien n'a été fait, même si le problème demeure. Un collectif d'historiens anticolonialistes a créé un site «Les mille autres disparus» à la suite de la reconnaissance par Macron de la responsabilité de l'Etat français dans la disparition de Maurice Audin – d'où l'expression «les mille autres» pour évoquer le fichier d'un millier de disparus pendant la Bataille d'Alger qu'ils ont pu constituer et mis en ligne.
Ils ont lancé un appel pour que les familles de ces disparus presque toujours algériens se manifestent. Les autorités françaises, par ailleurs, ont tenté de repérer, avec l'aide d'associations, les disparus européens pendant la guerre ou juste après, comme à Oran à l'été 1962.
Les cas sont nombreux et divers, et l'on ne peut que passer par les associations et les appels aux familles et aux témoignages pour traiter la question.
C'est évidemment difficile, car cette guerre ne fut pas une guerre classique, où on compte les morts et où on préserve les corps et on les enterre. On en a fait disparaître beaucoup dans ce conflit qui s'apparentait à une guerre invisible avec des morts invisibles. Ce qu'il faut, en tout cas, c'est avoir, plus que par le passé, la volonté de s'occuper de cette question difficile et douloureuse.
– L'Algérie est très attachée à la restitution des archives détenues par la France et se rapportant à plusieurs périodes de son histoire. N'est-ce pas là un point névralgique à résoudre ? Pourquoi l'Etat français est-il si réticent à les restituer à l'Algérie ? Quelles sont les archives que la France devrait rétrocéder aux Algériens ?
Il faut d'abord une meilleure circulation des archives. Depuis des décennies, l'Algérie réclame la restitution des archives nationales détenues par la France en invoquant les lois internationales qui stipulent que «les archives appartiennent au territoire dans lequel elles ont été produites».
La France détient toujours ce qu'elle appelle des «archives de souveraineté» (armée, présidence de la République...) et a laissé les archives dites de «gestion» (éducation, hôpitaux...). Il faudrait discuter, négocier sur la restitution d'archives, des originaux.
Il faudrait aussi un fonds d'archives commun librement consultable par les chercheurs des deux côtés de la Méditerranée, avec des déplacements facilités. La classification «secret défense» doit aussi être très vite levée pour les documents d'avant 1970.
Cette meilleure circulation doit aussi toucher les images, les représentations réciproques, les découvertes mutuelles, les ouvrages avec des traductions dans les deux langues.
Le plus important, sans doute, c'est d'abord la question de la rapidité de la consultation de ce qui est ouvert : il y a un freinage car beaucoup de documents sont tamponnés «secret défense». Il faut surmonter cet obstacle. Ensuite, deuxième problème important : la circulation des chercheurs et leur accès aux documents.
Comment les chercheurs algériens pourront-ils venir en France et consulter les documents et comment des chercheurs internationaux, notamment français, pourront avoir accès aux archives algériennes, voilà aussi une question essentielle pour les deux côtés de la Méditerranée.
– L'autre volet de ce dossier, c'est la non-accessibilité de certaines archives frappées du sceau «secret défense» aux historiens. L'Association Maurice Audin a déposé avec des historiens et des archivistes un recours au Conseil d'Etat français pour lever les interdictions administratives d'accès à des fonds documentaires couvrant la période 1940-1970. Avez-vous bon espoir qu'ils obtiennent gain de cause ?
Oui, je crois que ces interdictions administratives seront bientôt levées, grâce à la mobilisation des historiens, des citoyens. Mais il ne faut pas relâcher la pression dans cette mobilisation.
– Parmi les préconisations que vous avez faites, quelles sont celles qui sont à même de réconcilier Algériens et Français dans un premier temps ?
Le plus important, donc, c'est la volonté politique pour avancer. Et il y a une bonne raison que cette volonté politique se manifeste. Car l'Algérie est un partenaire essentiel pour la France et pour l'Europe. Avec ses 1400 kilomètres de côtes, l'Algérie, c'est la plus longue frontière avec l'Europe.
Un pays qui abrite ou jouxte de surcroît le plus grand désert du monde, le Sahara, dont l'importance stratégique actuellement n'est pas à démontrer. Donc, il faut bien trouver les voies et moyens d'avancer pas à pas de sorte à ce que la mémoire ne soit plus un obstacle, une entrave à la coopération. Il faut prendre conscience qu'il y a un travail de longue durée à mener.
Avec des actions concrètes. Un travail de pédagogie pour commencer, à travers les manuels scolaires, des films, des rencontres, etc. Pour organiser cela, il serait utile de créer des commissions mixtes. Et pour commencer, en en mettant en place une que je propose de nommer «Mémoire et Vérité».
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