Le président Emmanuel Macron a missionné l'historien Benjamin Stora sur le dossier de «la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie». Certains s'en offusquent. Dans les milieux hermétiques à ce que progresse la reconnaissance des méfaits coloniaux en Algérie, Benjamin Stora fait figure d'épouvantail. Lorsque le président Emmanuel Macron l'a missionné pour faire la lumière sur le passé colonial de la France en Algérie, Le Figaro se chargea de la besogne de s'en prendre aux travaux de Stora, jugés partisans et trop proches de l'Algérie. Jean Sévillia (historien, habitué des positions de refus de la réalité barbare de la colonisation), expliquait en outre : «Benjamin Stora est l'homme d'une thèse, et ce choix n'est évidemment pas neutre. Ses travaux ont épousé la relecture de la présence française en Algérie par les mouvements indépendantistes, qui la considèrent comme injuste du début à la fin. Malheureusement, Benjamin Stora n'a travaillé pour l'essentiel que sur la mémoire algérienne, avec laquelle il est en sympathie, et ne connaît pas avec une grande précision la dimension militaire de la mémoire française de la guerre d'Algérie, par exemple, puisqu'il n'a pas travaillé sur les archives de l'armée française.» Dans une longue réponse parue dans les mêmes colonnes du Figaro, Benjamin Stora réfute avoir eu une vision à sens unique durant sa longue carrière universitaire depuis les années 1980. Que ce soit sur la question des harkis, des juifs d'Algérie, des pieds-noirs, des soldats... Il note clairement : «Par contre, je ne trouve rien dans les propos du journaliste interrogé sur la réalité du système colonial mis en place par la France en Algérie, sur les milliers d'Algériens disparus pendant la guerre, les ‘‘zones interdites'' et les déplacements forcés de centaines de milliers de paysans, l'utilisation du napalm, ou la pose des mines aux frontières». Et il insiste : «Ma ‘‘mémoire'' n'est pas ‘‘hémiplégique'' comme le prouvent mes quarante années passées dans mes recherches sur l'histoire de l'Algérie.» La ruée sur l'historien n'est pas une première. On se souvient, en octobre 2019, du numéro extrêmement virulent du magazine Valeurs actuelles sur l'Algérie française où Stora était sérieusement mis à mal. L'hebdomadaire de tendance d'extrême droite le qualifiait d'«historien officiel». Une pétition dénonçant le caractère «nauséabond» de l'article avait rassemblé plus de 400 signatures. Il faut dire également que Jean Sévillia faisait peu de cas dans sa critique des intentions de la présidence française qui souhaite permettre dans l'année qui vient «de dresser un état des lieux juste et précis du chemin accompli en France sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie, ainsi que du regard porté sur ces enjeux de part et d'autre de la Méditerranée». «LA FRANCE DOIT ASSUMER UN CERTAIN NOMBRE DE CHOSES» Dans les colonnes de L'Obs, Stora a précisé sa trajectoire de chercheur : «J'ai déjà rédigé plusieurs rapports sur les questions liées à la mémoire. Je travaille depuis longtemps avec les historiens algériens. Je suis pour la réconciliation des mémoires, favorable à la reconnaissance de cette histoire franco-algérienne. Je pense que nous pouvons trouver des points d'accord sur la caractérisation du système colonial, un système injuste, inégalitaire, arbitraire et violent. Mes travaux témoignent de mon engagement, et mon objectif est de multiplier les gestes symboliques.» Enfin, dans un entretien accordé au Monde, il s'explique sur ce qui l'a poussé à accepter la mission proposée par le président Macron : «C'est un pas positif, une grande première. Cette mission s'inscrit dans un contexte global où la France et l'Algérie ont intérêt à se rapprocher, d'abord par rapport à la conjoncture politique internationale. Il y a ce qui se passe en Libye, l'immigration, l'islam en France, le terrorisme, le Sahel. L'Algérie est un partenaire essentiel pour la France, en réalité. C'est une dimension du présent qu'il faut garder à l'esprit quand on traite de la relation avec l'Algérie. Car on a toujours malheureusement en tête les années 1960, de Gaulle, Salan [général à la tête de l'Organisation armée secrète en Algérie], etc. mais l'Algérie, soixante ans plus tard, c'est un pays important. Il ne faut pas oublier la dimension géopolitique. D'autre part, la question mémorielle, ce n'est pas seulement de l'histoire passée, c'est devenu une actualité à l'échelle internationale qui concerne les sociétés au présent. On le voit avec les mobilisations qui ont suivi la mort de George Floyd, aux Etats-Unis, entre les mains de policiers, le déboulonnage de statues, etc. Il y a une grande effervescence de la jeunesse sur la question coloniale. La France doit regarder son passé en face, elle doit assumer un certain nombre de choses.» «UN DIALOGUE SALUTAIRE ET FRAGILE» L'édito du Monde met l'accent sur «un dialogue salutaire est fragile» : «Un dialogue inédit sur la mémoire est en train de s'esquisser entre Paris et Alger. Il faut s'en féliciter tant le contentieux sur la lecture du passé n'avait cessé d'empoisonner la relation entre la France et l'Algérie. Cinquante-huit ans après la fin d'une guerre terrible (1954-1962), source de traumatismes encore vivaces des deux côtés de la Méditerranée, les présidents Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune ont, ces derniers jours, exprimé le souhait de relancer les tentatives de règlement de ce litige mémoriel.» Et l'éditorialiste de noter le contexte favorable avec plusieurs gestes de Macron : «Lors d'un déplacement à Alger en février 2017, alors en campagne électorale, Emmanuel Macron avait fait sensation en qualifiant la colonisation de ‘‘crime contre l'humanité''». D'autres initiatives ont suivi. Il y a eu, en 2018, la reconnaissance de la responsabilité de «militaires français» dans la mort de Maurice Audin, militant du Parti communiste algérien (PCA) disparu en 1957 à Alger. Et plus récemment, le président français a honoré sa promesse de restituer à Alger des crânes de résistants algériens tués en 1849 lors de la conquête du pays et dont les restes avaient été conservés au Musée de l'Homme, à Paris. «Ces gestes ne sont pas passés inaperçus à Alger». Rappelons qu'à Alger, le président Tebboune a nommé Abdelmadjid Chikhi, conseiller à la mémoire à la présidence de la République, pour le versant algérien d'un nouveau dialogue qui s'ouvre. L'objectif final, souligne Le Monde, est d'«assumer un passé tumultueux pour construire un avenir apaisé».