Deux dilemmes chargés de tension ressortent de la démarche du président de la République. Le premier se rapporte à la rente, le second au marché. L'un comme l'autre touchent aux fondements du système politique algérien. Cette distension malaisée est apparue tout récemment encore à l'occasion du discours d'orientation générale qu'il a donné devant les cadres de la nation, le 7 avril dernier - veille du premier anniversaire de sa réélection. Un discours dans lequel il a mis l'accent sur des questions aussi cruciales que difficilement conciliables entre elles : l'imposition de la population et l'allocation des ressources ; l'économie de marché et la distribution de la rente. Après plusieurs mois de tiraillements sur l'option économique à prendre, Bouteflika a finalement tranché. Désormais, son second mandat sera celui de l'allocation par l'Etat d'un programme de soutien à la relance économique d'un montant de 55 milliards de dollars. Ce dernier prévoit l'octroi, sur cinq ans, de 1693 milliards de dinars aux infrastructures, 600 milliards aux travaux publics, 555 milliards à l'habitat, 400 milliards à l'éducation, à l'enseignement supérieur et à la formation professionnelle, 300 milliards à l'agriculture, 95 milliards à l'emploi et 85 milliards à la santé. Le « plan » est généreux et rappelle au souvenir du peuple ceux des « Dix Glorieuses », tant il annonce la construction de grands projets : un million de logements, 8 barrages d'eau, 350 retenues collinaires, aéroport et métro d'Alger, etc. Par-delà cet aspect, le programme quinquennal semble surtout tourner le dos à l'orientation libérale que le Président voudrait imprimer par ailleurs, tant il renoue avec la formule de l'Etat rentier distributeur qui augmente les dépenses publiques pour répondre à des demandes sociales impérieuses. Pourquoi recourir à telle politique, alors que l'on reconnaît dans le même temps l'étendue de la corruption qui mine l'Etat ? Quel développement économique peut advenir d'un Etat rentier miné par la corruption ? Cette question nous ramène aux fondations de l'ordre politique, c'est-à-dire à l'essentiel : le gouvernement algérien est fiscalement « autonome » vis-à-vis des ressources de sa population. Il suffit pour s'en convaincre de rappeler quelques chiffres connus. Les exportations des hydrocarbures assurent à l'Etat rentier algérien 98% de ses recettes en devises et près de 60% de son budget. Si l'on se fie aux prévisions du ministre de l'Energie et des Mines, Chakib Khelil, la part de la fiscalité pétrolière ira même en augmentant. Ainsi, lorsque la conjoncture pétrolière internationale s'avère favorable - comme cela est précisément le cas depuis l'année 2000 -, le gouvernement est désormais en mesure d'entretenir son économie sans avoir besoin de taxer lourdement la population. Cette « autonomie fiscale » du gouvernement a une conséquence politique majeure : elle dispense les gouvernants de rendre des comptes (accountability) aux gouvernés. Depuis l'amorce de la « transition démocratique », plus de dix gouvernements se sont succédé sans qu'aucun n'ait eu à rendre compte de ses actes... Tout à l'inverse de ce paradigme de gouvernance, l'Etat producteur (ou capitaliste) puise ses revenus de l'imposition fiscale directe de sa société ; la croissance économique lui permettant de maximiser ses recettes fiscales. Impopulaire mais indispensable, le prélèvement fiscal achève d'instaurer un lien structural entre gouvernants et gouvernés. Ce lien crée à terme - ainsi que l'attestent les diverses trajectoires empruntées par l'Etat moderne - les conditions d'une revendication politique de type : pas d'impôt sans représentation. La taxation directe de la société productrice de richesses ne donne pas seulement aux contribuables un droit de regard sur la conduite des affaires de la cité : elle institutionnalise « le bien commun de la collectivité » et promeut l'éthique du civisme. Cette vertu citoyenne - que le Président recherche à juste titre - est le couronnement d'un processus politique et non plus sa condition de possibilité. Pour contourner la représentation (politique) des intérêts en conflit dans la société - et ce qu'elle entraîne dans son sillage comme accountability, sanction électorale et rotation du Pouvoir -, les gouvernants de l'Etat rentier distributeur préfèrent, eux, renverser l'équation de l'Etat producteur pour aboutir à une logique du type : pas de représentation, pas d'impôts (directs). Aussi, pour évacuer le conflit et dépolitiser les demandes sociales, recourent-ils à la distribution (dispendieuse) des revenus de la rente ; celle-ci devant assurer la paix sociale, l'assentiment populaire et la loyauté (électorale) de groupes entiers de la population vis-à-vis du gouvernement dont ils dépendent. Tel est en définitive le compromis clientélaire a minima sur lequel repose ce type de système. Or, tant qu'un gouvernement parvient à distribuer des bénéfices (revenus, logements, crédits, pensions, etc.) à sa population en échange de peu d'impôts directs, il est peu probable qu'il suscite une revendication populaire de démocratie. En « situation de perte d'autonomie » (effondrement des revenus d'exportation des hydrocarbures), ces gouvernements sont, en revanche, plus enclins à provoquer des revendications primordiales violentes (religieuses, identitaires, ethniques, etc.) auxquelles ils répondent généralement par la répression/intégration. On pourrait arguer que la politique ne saurait fonctionner que dans une société acquise au préalable à la modernité et au sein de laquelle l'idée du « consensus juris » est instituée de longue date. Le politologue anglais Bernard Crick a démontré l'inanité de cette argumentation dans son ouvrage célèbre, In Defense of Politics (1962) : « Le consensus moral d'un Etat libre n'est pas quelque chose de mystérieusement antérieur à la politique ou qui la dépasserait : c'est l'activité (l'activité civilisatrice) du politique même.(p.24) » Dans un Etat moderne, le contribuable-citoyen est au fondement de l'ordre politique ; dans un Etat rentier distributeur, c'est le client qui semble remplir ce rôle. « Gouverner, écrit Machiavel, c'est mettre vos sujets hors d'état de vous nuire et même d'y penser ; ce qui s'obtient soit en leur ôtant les moyens de le faire, soit en leur donnant un tel bien-être qu'ils ne souhaitent pas un autre sort. » (1) (1)Discours sur la première décade de Tite-Live, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la pléiade, p. 577.