«L'un des secrets du succès d'Alger-Républicain est cette solidarité populaire qui en a fait chaque fois le premier quotidien national par l'audience et la confiance de ses lecteurs, dont chaque enfant scolarisé faisait lecture à ses parents et son entourage peu lettrés». Sadek Hadjerès Au hasard de ses recherches sur la situation politique en Kabylie (1940-1950) aux archives d'Aix-en-Provence (France), le défunt Mohammed Brahim Salhi, ex- chercheur en anthropologie à l'université de Tizi Ouzou, avait mis en lumière deux rapports établis par une équipe de journalistes d'Alger-Républicain. Le premier, d'après cet universitaire, est un compte rendu d'une tournée en Kabylie effectuée en avril 1955, et le second, est un rapport sur l'évolution des ventes du journal pour l'ensemble de l'Algérie (1954-1955). Dans La presse à la conquête du village : note sur la diffusion d'Alger-Républicain en Kabylie (1954-1955), abstract des deux rapports sus-cités, Mohammed Brahim Salhi, précise : «Le premier est particulièrement détaillé et fournit des éléments sur les lecteurs du journal, sur leurs demandes en matière d'information, ainsi que sur les initiatives proposées en matière rédactionnelle pour consolider la diffusion en Kabylie. Le deuxième, poursuit-il, est plus statistique, mais il permet d'établir une audience remarquable d'Alger-Républicain dans cette région avec une tendance à une constante progression.» Toutefois, cette «remarquable audience» du journal n'a pas été sans attirer l'attention des renseignements français. Très au fait de l'évolution de ses ventes, l'administration française dans ses rapports de surveillance sur la situation politique en Kabylie (1936-1959) relèvent : «Alger Républicain trouve en Kabylie, du fait de la scolarisation, de nombreux lecteurs (10 000 exemplaires vendus sur un tirage de 25 000)» et «des correspondances locales, soigneusement alimentées font d'Alger-Républicain le quotidien n°1 de la Kabylie. Son action est donc tangible.» «Alger-Républicain, un journal pas comme les autres !» Outre l'enracinement de la tradition de la lecture de la presse en Kabylie, favorisée par une précoce scolarisation, la nouvelle posture du journal (en faveur de la question nationale), tranchant avec «Alger-Républicain de Camus», a indubitablement contribué à sa large diffusion dans cette région. Prenant fait et cause pour le peuple algérien, ce quotidien communisant, dans son éditorial du 25 octobre 1947 proclamait : «Le colonialisme, voilà l'ennemi !». Selon La Grande Aventure d'Alger-Républicain, ouvrage co-écrit par Boualem Khalfa, Henri Alleg et Abdelhamid Benzine : «Cette mutation va se faire très rapidement à partir de l'année 1950» et «au fur et à mesure que la lutte s'aiguise et qu'Alger-Républicain incarne davantage les aspirations populaires à la liberté et à la démocratie, qu'il apparaît comme le porte-parole des partis nationaux et de tous les anticolonialistes». En revanche, ce repositionnement éditorial ouvertement proclamé, affectera sérieusement ses ventes dans les quartiers à forte concentration européenne, puisque «à mesure que ses positions sur la question nationale se radicalisent, explique Mohammed Brahim Salhi, des lecteurs d'origine européenne l'abandonnent. On note une baisse de la diffusion dans les quartiers d'Alger où ils sont nombreux (Bab El Oued, le Plateau, les Facultés...) à Oran et ailleurs». Ce radicalisme explicitement formulé aura également un impact direct sur le personnel du journal d'origine européenne. «Certains démissionnent ouvertement pour bien montrer qu'ils n'ont rien à voir avec le journal des Arabes et de l'anti-français», affirment les co-auteurs de La Grande Aventure d'Alger-Républicain. Autre facteur explicatif de cette constante progression des ventes d'Alger-Républicain en Kabylie, est l'ouverture de nouveaux dépôts de diffusion de ce journal. «Sur le plan statistique, nous renseigne l'ex-professeur, le nombre de dépôts fixes qui vendent Alger-Républicain est de 58 en Grande-Kabylie dont 14 ont été créés en 1954. Trente-six (36) de ces dépôts ne vendent qu'Alger-Républicain. Dans la vallée de la Soummam, sur 15 dépôts qui diffusent le journal, 9 ne s'occupent que de la vente de ce titre. Il est possible de penser que les gros centres ou bourgs tout au long de la vallée de la Soummam (Sidi Aich, Tazmalt, Akbou...) constituent des zones de très bonne diffusion du journal. Pour la Grande Kabylie, la situation se présente de la même façon, avec cependant, une plus grande densité du réseau de dépositaires. Mais que représente ce réseau de Kabylie dans la configuration générale des dépositaires du journal pour l'Algérie ? «Le nombre de dépositaires, selon Mohammed Brahim Salhi, est de 180 pour l'ensemble de l'Algérie auxquels il faut ajouter les distributeurs des grandes villes comme Alger (400) et Oran. Les points de vente et dépôts assurant la diffusion d'Alger-Républicain en Kabylie représente 40,96% des dépôts hors grandes villes (73/180). Ce qui est tout à fait remarquable. Quand on affine un peu plus ces chiffres, on constate que dans l'Algérois (Centre) 72,50% des dépôts assurant la vente d'Alger-Républicain sont localisés en Grande Kabylie (58/80), ceux assurant exclusivement la vente de ce journal représente 45% (36/80)». Importance du marché hebdomadaire dans la diffusion d'Alger-Républicain Cette attraction croissante s'explique aussi par le fait que, dès les années 1950, la direction du journal s'est investie dans le développement d'un dense réseau de correspondants locaux à travers tout le territoire national. «A partir de 1952, mais surtout de l'automne 1953, expliquent les auteurs de l'ouvrage cité plus haut, Alger-Républicain lance une grande offensive pour élargir son réseau de diffusion et s'enraciner davantage encore dans tout le pays» et «le réseau des correspondants – ils sont un peu plus de 200 – est un autre extraordinaire instrument de liaison avec le pays tout entier. Il contribue à faire, sans conteste, d'Alger-Républicain, le journal qui traduit le mieux ce qui s'y passe». D'après les statistiques figurant dans les rapports présentés par Mohamed Brahim Salhi, Alger-Républicain accuse une hausse très sensible de ses ventes les jours de marché en Kabylie. Car, en sus du lectorat habituel des centres urbains, beaucoup de villageois des hameaux les plus reculés se rendant au marché hebdomadaire, se l'achètent. «Au regard des chiffres de vente ,indique l'ex-chercheur, il semble que cette alternative fut payante puisque le nombre d'exemplaires vendus les jours de marché est toujours supérieur aux ventes faites par le biais des dépôts» et, poursuit-il, «on imagine que de cette manière, l'audience du journal dépasse le lectorat des petits centres urbains et pénètre au plus profond l'armature villageoise». Longtemps réputée, et pour des raisons historiques, comme étant la pourvoyeuse potentielle d'émigrés, ce trait caractéristique de la Kabylie n'a pas manqué pour autant qu'il soit énuméré par les journalistes d'Alger-Républicain, parmi les éléments ayant pesé dans l'augmentation de ses ventes «car il est probable, souligne Mohamed Brahim Salhi, que les ventes en période estivale (retour des émigrés) seraient plus fortes». Excepté l'évaluation du degré de la popularité d'Alger-Républicain en Kabylie, les rédacteurs des rapports se sont également penchés sur un examen comparatif de ses ventes par rapport à d'autres titres ayant pignon sur rue (L'Echo d'Alger, Le Journal d'Alger, La Dépêche Quotidienne). Il en ressort des conclusions établies, au grand dam de ses concurrents potentiels, que la prééminence de ce «Petit Mendiant», surnom lui étant affublé par la presse colonialiste pour ses difficultés financières, est incontestable. Les petits commerçants, lecteurs impénitents d'Alger-Républicain Adoptant une approche sociologique dans l'analyse des catégories sociales auprès desquelles Alger-Républicain jouit d'une sympathie certaine, les enquêteurs relèvent que «dans les villages, ceux qui achètent le journal sont les éléments relativement aisés de la population, ceux qui sont un peu moins pauvres que les autres : commerçants, petits négociants, ceux qui ont parmi les cultivateurs une récolte un peu meilleure» et, dans un langage chiffré, il est précisé que «les catégories des petits commerçants (52,27%), artisans (23,48%) et à un degré moindre les employés d'administration (10,60%) forment le gros du lectorat d'Alger-Républicain». Manifestement, et compte tenu de ce qui précède, Alger-Républicain aura été, pour de larges masses populaires, ce «journal pas comme les autres !» Par Halim Boudjou