De retour à sa terre natale, en novembre 1580, Cervantès arriva d'abord à Denia, dans le royaume de Valence en compagnie du frère Juan Gil qui aura été le sauveur de l'écrivain, puis il suivit des études tardives à Salamanque entre 1583 et 1587. Une production théâtrale énorme fut produite à cette époque très attachée à l'étape algérienne qui lui est restée en mémoire. Un véritable travail de préparation pour l'œuvre finale qui va le propulser très haut, sur le piédestal de la gloire, puisque son véritable génie est un génie tardif. Il est le fruit de l'expérience. Il aura fallu à Cervantès vivre beaucoup et pleinement pour que ses dons, en hibernation, trouvent leur exercice et leur expression. Il est très difficile, à cette époque, d'écrire sans satisfaire la morale dominante tout en restant un honnête homme et surtout ne pas inciter la colère de l'inquisition en la bousculant implicitement dans l'écriture masquée. Comment imaginer, sans cette expérience, un homme, plutôt un observateur double, ambigu, ironique, qui sait bien ce qu'il fait et fait humblement et efficacement ce qu'il pense ? Plus de vingt comédies seront jouées à Madrid dont la plus visible La Vie à Alger et la Numance ; suivies en 1585 par la publication de Galatée, roman pastoral, écrit quelques années auparavant, dans le goût de l'Arcadie de Sannazaro et dont le poids d'Alger est resté intact et qui mérite d'être creusé davantage. La mort du père de l'écrivain en juin 1585 et celle de la mère, Leonor de Cortinas, en 1593 suivies par celle de son frère Rodrigue, en 1600, à la bataille des Dunes vont laisser un grand vide autour du poète et le pousseront à s'engouffrer davantage dans l'écriture. Une écriture qui le renvoyait à chaque fois à cette fixation algérienne qui ne cessait de rebondir dans les moments de répits théâtraux, aux guerres qui ne cessaient d'endeuiller ses proches dont sa famille et au pouvoir incontournable des tribunaux d'inquisitions qui faisaient des êtres et des livres leurs proies. D'ailleurs, on comprendra très mal l'implication de ce narrateur Cid Hamet Ben-Engeli sans comprendre tous ces contours. Les premiers jets de Don Quichotte commencèrent à faire face à cette époque. Cervantès déserta son travail de commissaire pour l'armée et alla s'installer à Valladolid, redevenue le siège de la Cour d'Espagne. Il se consacra à la réalisation de son chef-d'œuvre qui va bouleverser non pas sa vie mais toute la littérature universelle. L'année 1604 verra la réalisation de son rêve ; un texte exceptionnel qui dit tout, le tragique et le comique en même temps en prenant la vie et le courage à l'opposé de tout ce qui a été fait. En janvier 1605, trente ans après sa captivité, sortit la première partie de Don Quichotte de la Manche, semée de graines algériennes avec une visibilité qui ne dément jamais. Dans le premier tome se réveille l'histoire du captif, dans le second la grotte d'Alger qui se confond avec la grotte de Montésinos située au cœur de la Manche. En une année, six éditions furent tirées dans la péninsule, ce qui donna une idée grossière en 1614 à un éditeur de Tarragone qui publie une seconde partie, apocryphe, de Don Quichotte, connue sous le nom de Don Quichotte de Avellaneda pour court-circuiter Cervantès qui était sur le point de publier le deuxième tome de son livre. Il ne sortira qu'en 1615, dix ans après le premier. Une écriture simple, pertinente et bien pensée qui se donne le temps de dire l'indicible. Un travail colossal qui ne cultive pas l'oubli ; au contraire, un hymne à la vie et à la tolérance même si tout est masqué ; à l'horizon de tout ça, il y avait une peur indicible, celle des tribunaux d'inquisition. Comment, après toutes ces années, la période algérienne est-elle restée gravée à jamais dans la mémoire fatiguée de Cervantès ? Une mémoire algérienne qui est restée intacte. On oublie vite la période d'avant qui a été marquée par une production abondante, plus de vingt comédies teintées de cette étape algérienne, et celle d'entre les deux Don Quichotte qui fut traversée par des textes remarquables qui furent rassemblés dans les Nouvelles exemplaires. Douze textes qui disent beaucoup de l'Algérie médiévale, en l'occurrence la petite Gitane, hymne à l'amour et la liberté et l'amant libéral, qui rappelle la partie consacrée au captif dans Don Quichotte, le jaloux d'Estramadoure, nouvelle dans laquelle les réminiscences de l'esclavage et la marque au fer rouge se manifestaient fortement. C'est dans le prologue de ces nouvelles qu'on retrouve la description physique de Cervantès : « Celui-ci que tu vois, au visage aquilin, aux cheveux châtains, au front lisse et dégagé, aux yeux allègres, au nez recourbé quoique bien proportionné, la barbe d'argent - qui fut d'or il n'y a pas vingt ans - les moustaches longues, la bouche petite, les dents non encore poussées, car il n'en a que six, encore sont-elles mal conditionnées et plus mal placées et ne se correspondent-elles pas, la taille entre deux extrêmes, ni grande ni petite, le teint vif, plutôt blanc que brun ; un peu voûté des épaules et le pied assez peu léger ; celui-ci, dis-je, est l'auteur de la Galatée et de Don Quichotte de la Manche... Il fut soldat pendant de longues années, et cinq ans et demi captif, où il apprit à prendre patience dans les adversités ; il perdit la main gauche, d'une arquebuse, à la bataille de Lépante. » Le peintre don Juan Jauregui (1583-1641) en fit un portrait très populaire, propriété aujourd'hui de l'académie espagnole. Enfin, deux choses sont à constater de près dans cette vie littéraire tumultueuse. La première, le scripteur Cid Hamed Ben-Engeli, narrateur par lequel tout Don Quichotte est raconté. Beaucoup de travaux ont perdu trop de temps à la recherche de ce Cid Hamet (Sid Ahmed qui est derrière ce texte monumental, c'est lui le premier producteur du manuscrit de Don Quichotte) mais qui, à mon sens, n'a jamais existé que dans la littérature cervantaine. Il est plutôt le masque de cette Algérie laissé derrière lui par lequel transitent non seulement l'histoire de Don Quichotte et sa douleur restée vivante, mais aussi ses moyens de défense devant l'inquisition, qui était là à scruter les gestes de ce pauvre Hidalgo qui voyait brûler ses livres sans pouvoir réagir que par l'ironie forte et tendre. Cid Hamet est exactement le véritable garde-fou de Cervantès contre toutes les machines à tuer de l'époque. La seconde, elle a trait à l'écriture cervantaine elle-même. La dernière traduction française populaire d'Aline Schulman (parue aux éditions Seuil en 1997) a fait réveiller dans ce texte un véritable substrat littéraire arabe incommensurable. Le côté oriental est très visible. D'ailleurs, l'empereur de Chine était le premier à manifester le plus grand intérêt à l'égard de Don Quichotte et qui désirait même faire de ce livre un manuel d'apprentissage de la langue et de la sagesse. Les ouvertures et les titrages des histoires rappellent une intertextualité très visible du genre : chapitre II (deuxième partie) qui traite de la grande dispute qui opposa Sancho de Panza à la nièce et à la gouvernante de Don Quichotte, ainsi que d'autres sujets divertissants. Il suffit de voir la littérature arabe des IXe et Xe siècles : littérature de voyage, épîtres, les Mille et Une Nuits et d'autres pour découvrir le fonctionnement similaire. Cette manière de créer des histoires dans l'histoire mère du genre des Nuits pèse de son poids sur l'écriture cervantaine. Cette tolérance n'existait pas en Cervantès avant son étape algérienne. Avoir un regard sur l'autre avec toute cette grandeur ne peut émaner que d'une âme très assagie par les épreuves dures de la vie. Juste des indices qui, malheureusement, n'ont jamais été creusés. C'est son propre génie qui a fait de lui le meilleur ami des hommes. C'est bien lui, Cervantès, qui n'a cessé de dire : « Il y a des heures de récréation où l'esprit affligé se repose ; et c'est à cet effet qu'on plante les allées, qu'on cherche les fontaines, qu'on aplanit les côtes et qu'on cultive amoureusement les jardins. »