« Je continuerai notre lutte ; maintenant, je le ferai au nom de nous deux ». Alors que le continent africain balbutiait son abécédaire nationaliste, qui allait le mener vers les indépendances des années 1960, l'Amérique latine s'engageait dans de profondes luttes politiques et sociales contre des régimes essentiellement animés par les juntes de la caste militaire qui jouaient à chat perché. L'action des syndicats va être déterminante en tous points de vue dans la formation de la conscience politique des pays, qui, comme l'Argentine, ne retrouveront la stabilité que dans la deuxième moitié de la décennie 1970, après la chute en 1955 du général Juan Domingo Péron (1895-1974), un général « providentiel » sous certains aspects. Notre interlocuteur Roberto Muniz qui vivait encore en Argentine, évoque ce tango du justicialisme péroniste. Loin d'être un latifundiste, votre père était un modeste agriculteur. Sixième d'une famille de sept enfants, vous êtes né en 1923, la vie ne devait pas être facile en ces temps-là. Comment vivait un adolescent argentin des années 1930/40 ? Nous étions une famille nombreuse composée de 7 enfants plus le père et la mère, ce qui faisait 9 en tout, et seul mon père travaillait. Il était ouvrier agricole. Lorsque 3 ou 4 de mes frères et sœurs sont arrivés à l'âge d'aller à l'école, il a pris la décision d'aller en ville, pour les scolariser. C'était pour lui très important que nous acquerrions une instruction. Par la suite, mon père a acquis un fiacre et il s'est mis à faire du transport urbain. Mon père était un travailleur, je pourrai même dire un excellent travailleur. Paysan sans terre, en plus de cette fonction de cocher il travaillait les lopins de ceux qui en avaient dans la périphérie de la ville, car nous habitions en banlieue. Il partageait avec eux le produit des cultures. Toutefois, beaucoup, les plus aisés assurément, lui laissaient la totalité des modestes récoltes. Toute la famille, garçons et filles, nous participions chacun selon ses capacités aux travaux de jardinage. Ainsi, avant de nous rendre à l'école, mon petit frère et moi aidions mon père à arroser les parcelles. L'eau courante étant inexistante, nous la puisions et la transportions dans des seaux à bout de bras jusqu'au potager attenant à la maison. Comme tous les enfants, nous rechignions parfois à la tâche. Malgré l'adversité et la rudesse de la vie, mon père et ma mère, humbles qu'ils étaient, nous ont très bien traités et très bien élevés. Je peux dire qu'ils nous ont créé un milieu très harmonieux. Et j'en garde aujourd'hui l'essentiel de ce qui constitue ma personnalité. Quelles études avez-vous poursuivies ? Après ma sixième année dans une école primaire, je suis entré dans une école professionnelle, la seule de Général Villegas, ma ville natale, à quelque 500 km de Buenos Aires, la capitale. C'était l'école des Arts et Métiers. On y formait des mécaniciens, des tourneurs, des fraiseurs, des chaudronniers et des menuisiers ébénistes. J'y ai passé 4 ans, avant de terminer avec un diplôme et la médaille de Meilleur compagnon. Nous sommes en 1941, j'ai 18 ans. J'ai aussitôt commencé à travailler dans un petit atelier de mécanique de la ville. Mais je n'étais pas très à l'aise, vu que j'avais été formé comme ajusteur, tourneur, fraiseur. L'école nous avait promis des emplois dans une entreprise pétrolière nationale, celle-ci nous a recrutés et affectés à quelque 2500 km au sud de notre ville. Mes parents et particulièrement ma mère s'étaient formellement opposés à mon départ. Mais après des négociations, soutenues par l'argument du salaire qu'on nous proposait, trois fois plus élevé que celui que je percevais au Nord, ils ont fini par se rendre à l'évidence. Je passerai deux ans dans cette société du bout du monde. L'âge de 20 ans atteint, je me devais de rentrer, le service militaire étant obligatoire, je fus incorporé. Ils m'ont envoyé à 500 km de ma ville. La durée du service est d'une année pour tous les corps d'armée, sauf pour ceux de l'infanterie de marine, qui comme mon frère, en font deux. Mon calcul était de faire correctement mon boulot pour m'acquitter au mieux de cette obligation, désireux avant tout de reprendre mon boulot. Ce fut donc une année pleine sans aucun problème, entièrement vouée à l'armée. Mais pour une fois, mon abnégation au lieu de me servir m'a trahi, car devant mon sérieux, l'institution militaire, désireuse de récompenser mon mérite, a décidé de me donner un grade dérisoire, et du coup m'obliger à demeurer sous les drapeaux deux années de plus. Au départ, j'ai poliment décliné l'offre, mais le sergent recruteur m'a menacé des pires représailles si je m'obstinais à refuser ce « cadeau ». « Si vous rejetez cet honneur que vous fait l'armée, vous irez en taule », m'a-t-il dit. Force pour moi a été d'accepter. Je poursuivais mon service dans ce haras où je m'occupais un peu de tout ce qui était mécanique, j'y ai même appris le métier de maréchal-ferrant. Nous sommes en 1945. L'arrivée de Péron au pouvoir a suscité beaucoup d'espoir dans le monde ouvrier argentin. Fondateur du justicialisme, un courant populiste de gauche, il a, malgré son essence centriste et bourgeoise, beaucoup apporté aux plus démunis du pays. Que retenez-vous de l'Argentine de l'époque de Péron ? C'est la période qui succède à la Deuxième Guerre mondiale, l'Argentine avait les caisses pleines. Pays grand producteur de céréales et de viande bovine, il exportait vers l'Amérique du Nord et l'Europe en guerre des quantités énormes de ces produits qui manquaient plus que tout. Cela avait dégagé des dividendes considérables et donné au péronisme, qui en héritait, beaucoup de moyens. Jusque-là les gouvernements conservateurs qui avaient précédé avaient développé une politique désastreuse au plan intérieur caractérisée par la corruption au plan économique et la fraude électorale en politique. Au plan international, ces régimes avaient noué d'étroites relations avec les Etats-Unis et d'autres pays capitalistes. En 1943, un groupe de militaires s'est soulevé contre ce système. Dans cette junte figurait le colonel Péron, il n'était pas encore général, il s'occupait du travail et des affaires sociales. C'est ainsi que pendant trois ans, il sera au contact direct avec les travailleurs et les paysans. Ce ne sera qu'en 1945 qu'il prendra le pouvoir. La junte va, en raison de la popularité de Péron, procéder à son arrestation en 1945. Sa femme Eva, que le peuple appelait affectueusement Evita, va jouer un rôle important, pour ne pas dire déterminant pour la mobilisation des masses populaires. C'est à son appel que les travailleurs vont investir la rue. L'étendue du mouvement de protestation contre son emprisonnement a, on peut le dire, fait peur au gouvernement militaire. Pour calmer la colère populaire, ils le libèrent pour le remettre à son poste le 17 octobre 1945, pour les péronistes qui la commémorent, cette date revêt un caractère historique. Je me souviens du meeting qu'il avait animé sur la place du Gouvernement, haranguant la foule à partir du balcon du Palais. Comprimé sur sa droite, il s'était écrié en conclusion d'un de ses discours du haut du balcon du Palais du gouvernement : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » reprenant le slogan de Karl Marx, pour attirer vers lui l'ensemble de la classe ouvrière. Mais s'il avait le soutien réel des travailleurs et des démunis qui s'étaient mobilisés dans tout le pays et pas seulement dans la capitale, le Parti communiste argentin ne l'a pas suivi, malgré cette profession de foi. Ainsi, lors des élections de février 1946, tant le PC que les socialistes, ils vont intégrer l'Union démocratique aux côtés de la droite contre Péron. Mais ce dernier, porté par la vague des syndicats particulièrement de la Confédération générale des travailleurs (CGT), va remporter l'élection présidentielle avec environ 80% des voix. Quoi qu'on puisse dire, Péron a mené une politique sociale intéressante, et il a donné satisfaction à beaucoup de revendications des travailleurs. C'est Péron et son équipe qui les ont appelé à s'organiser dans des syndicats pour défendre leurs intérêts. En même temps aussi pour mieux les contrôler. Beaucoup de responsables rendaient des comptes au gouvernement qui les maîtrisait, et à leur tour ils maîtrisaient les ouvriers. Mais c'était une chance de développement de l'Argentine. Comme l'argent ne manquait pas dans les coffres, ils ont fait des prêts aux investisseurs dans l'industrie pour créer de nouveaux emplois et de nouvelles entreprises, pas des entreprises publiques ou étatiques bien sûr, mais au profit du secteur privé. Cela a engendré le plein-emploi. Des milliers de gens de l'intérieur du pays se sont déplacés vers la capitale et j'en faisais partie. Je vivais dans la même province, et c'est à l'époque du boom économique péroniste que j'ai gagné Buenos Aires. Certains membres de ma famille y étaient déjà installés et travaillaient dans les entrepôts frigorifiques qui conditionnaient la viande destinée à l'exportation ou dans le secteur des industries de électroménager en plein développement. C'était donc une période socialement riche... C'est ça que les gens ne comprennent pas...Les péronistes n'étaient pas des révolutionnaires, des socialistes, des communistes ou même proches d'eux. Mais nous pouvons dire qu'ils étaient progressistes. Ils se sont attelés au développement du pays. Ils ont donné du travail au gens. Les entreprises embauchaient à tour de bras. Ils ont promulgué des lois sociales comme par exemple les congés payés. Jusque-là cela dépendait du bon vouloir des patrons. Ils les ont légalisés. Les salaires aussi ont fait l'objet de lois et d'indexations tant dans le secteur industriel que pour les ouvriers agricoles. Ces derniers étaient aussi organisés dans un syndicat... C'étaient de grandes centrales syndicales ou des syndicats indépendants les uns des autres ? C'étaient deux grandes centrales dans lesquelles se fondaient des fédérations. Elles avaient fini par donner une puissance énorme aux travailleurs. A l'époque, il y avait 6 millions d'adhérents à la centrale ouvrière CGT et un million pour celle des travailleurs agricoles. C'est malgré tout une période qui a produit de bons responsables syndicaux. Certains ont ensuite dévié certes, mais la lutte des travailleurs, la qualité des organisations de défense des intérêts ouvriers et la valeur des dirigeants dépendent beaucoup de la situation économique. Si cette dernière est mauvaise la lutte est dure pour tous. Péron contrôlait le mouvement ouvrier, cela explique ses appels pressants à la syndicalisation. Les responsables des centrales recevaient des instructions sinon à tout le moins des orientations. Tout va s'écrouler à la chute du général Péron. Le monde ouvrier va connaître une grande désillusion... C'est vrai qu'en 1955, il a fini par être renversé et exilé en Espagne. La situation économique s'était détériorée, les forces conservatrices alliées à l'église catholique se sont liguées pour fomenter un putsch. L'armée en a été le principal artisan. C'est vrai aussi que c'est lui qui avait un jour déclaré dans un de ses fameux meetings : « Aucun général argentin n'est mort en dehors de son lit »... C'est un livre riche d'enseignements que Mahmoud l'Argentin, Un Moudjahid latino-américain de Roberto Muniz préfacé par le poète Djamel Amrani aujourd'hui disparu, édité en juin 2001 par Marinoor. L'auteur qui passe très vite sur sa jeunesse en Argentine rapporte comme en un document vivant et poignant l'expérience des premières forges du FLN sous la direction du MALG au Maroc. Nous avons lu en compagnie de Roberto Muniz ce témoignage étonnant (...) « La lecture de documents politiques, et les nombreuses discussions au sein du parti que j'avais eues, me préparaient à mieux m'imprégner de la nouvelle mission qui m'attendait...Il s'agissait avant tout de comprendre le processus et le caractère spécifique de la révolution algérienne » (...). Cela signifie-t-il que cette question était étudiée par le Parti ouvrier dans lequel vous militiez et que vous avez longuement préparé votre départ ? Oui. Absolument. Tout en activant dans les syndicats ma femme Olga et moi, elle dans le secteur des textiles, et moi, dans celui de la métallurgie, nous avons fondé un parti politique. Nous n'avions pas une vision claire de son programme ou de son idéologie. Nous avions, cependant, l'expérience des autres partis de gauche, lesquels ont déçu depuis qu'elles s'étaient alliées à la droite contre Péron en 1946. C'est pour cela que nous avons créé ce Parti Ouvrier. Nous avons réussi à le former, il n'a pas connu de développement. J'en avais été désigné comme secrétaire général. Pour revenir à la question algérienne, nous ne connaissions jusque-là que Messali, qui était le responsable du Parti indépendantiste. Comme vous suiviez l'actualité algérienne, suiviez-vous l'évolution des autres mouvements de libération ? Oui. Nous étions engagés en faveur de toutes les luttes de libération nationale. Nous étions des idéalistes et notre objectif était de libérer le monde entier. (...) « Le jour du départ arriva. Je savais que j'allais devoir vivre dans un environnement différent du mien et m'accommoder des us, coutumes et traditions d'un peuple que je ne connaissais que par les livres et par ouï-dire » (...) La décision de vous engager aux côtés des combattants algériens l'avez-vous prise tout seul ou alors avait-elle été décidée par les instances du Parti ? Evidemment, ce n'était pas une mission personnelle. La décision de venir a été prise par les instances. Nous organisions déjà des actions de solidarité en faveur de l'Algérie. Les représentants du FLN en Argentine nous avaient fait part de leurs besoins en matière d'ouvriers qualifiés. Comme j'étais ajusteur, et qu'ils en avaient besoin je me suis donc porté volontaire. C'est donc une décision aussi bien personnelle que de vos instances, à la demande de la représentation du FLN en Argentine... ... Avec aussi l'accord de ma femme... (rires) ... le plus important... et justement que pensait-elle de votre décision ? Oui, bien sûr. En tant que syndicaliste, mais aussi en tant que membre du parti que nous avions créé. Son adhésion à la lutte révolutionnaire du peuple algérien était si totale qu'en arrivant ici en Algérie, lorsqu'elle est venue me rejoindre après l'indépendance, qu'elle considérait cela comme la plus belle chose qui lui soit arrivée dans sa vie. Elle a vécu ici à l'aise, sans préjugés, amie de tous les voisins. C'était pour elle un bonheur total. Même si elle avait des difficultés de communiquer ne parlant pas bien l'arabe ni le français. Cela ne l'empêchait pas de s'entendre et de comprendre tout le monde. Votre mission avait-elle été déterminée avant de venir. Saviez-vous que vous alliez vivre au Maroc dans la semi-clandestinité ? Je ne savais pas que cela se passerait au Maroc, mais j'avais pris contact avec des Algériens en Europe. Mon voyage par avion, c'était la première fois, devait me mener en Hollande. Mais en arrivant en Suisse, les conditions météorologiques nous ont empêchés de poursuivre notre vol. J'ai donc pris le train pour Amsterdam. Mais il y avait un problème de visa marocain avec mon passeport argentin. C'est grâce à des amis européens acquis à la cause algérienne que j'ai obtenu à Bruxelles un visa. Arrivé à Casablanca, le contact qui m'avait été indiqué en Europe m'a abordé : « C'est vous Roberto Muniz ? Oui. » Sans ajouter mot, le monsieur prend mes valises, mon passeport et va au guichet de la police des frontières, fait tamponner le passeport, puis passe au contrôle douanier. Il me rend mes documents et s'occupe de mes bagages jusqu'à la sortie de l'aérogare. Ce n'est que plus tard que j'ai appris que ce contact n'était autre que le commissaire de l'aéroport en personne. Il travaillait avec le FLN. C'est peut-être un détail mais je crois que cela fait partie de la richesse de la révolution algérienne. Les gens n'en font pas cas mais, c'est ce genre de choses qui, à mon avis, renseignent sur le niveau d'organisation que la révolution avait atteint. Sa capacité de mobiliser et d'utiliser toutes les bonnes volontés est la marque de son efficacité et le signe de sa solidité. (...) « La voiture roula à vive allure cette nuit-là pour atteindre une petite ferme non loin de Rabat. En réalité cette petite ferme abritait une caserne de l'armée de libération algérienne. C'était là que nous aurions désormais à travailler, à étudier, à manger et à dormir. Le camarade Enrique était déjà sur place » (...) Qui donc est le camarade Enrique ? C'était un compatriote argentin qui m'avait précédé. Je le connaissais. Il était, comme moi, un militant syndicaliste. Lui n'est pas resté longtemps, il est rentré plus tôt en Argentine, car il avait des problèmes familiaux. Il ne pouvait pas rester. Mais avant qu'il ne parte, un autre Argentin est arrivé. Il s'appelait Elbio, nous l'avions surnommé Boum en raison de sa ressemblance avec Houari Boumediène. Comme lui c'était un rouquin. Toujours dans votre livre vous parlez de Wim, de Max, Brouch le Hollandais, Théo le Grec. Combien de nationalités y avait-il dans votre unité de fabrication d'armement ? Il y avait trois Argentins, trois Hollandais, dont un ajusteur comme moi et un autre plus âgé, environ la cinquantaine. Il était très expérimenté dans le domaine de l'usinage et de la fabrication des armes. L'autre qui était plutôt versé dans les travaux de bureau d'études. Il y avait aussi un Grec. Il y a eu un Chypriote, mais il n'est pas resté longtemps. Je ne l'ai pas bien connu. Il y avait également deux jeunes Allemands, ils sont restés peu de temps parce qu'ils n'avaient pas de spécialité. Ils n'étaient pas du métier, on n'a pas pu leur confier de fonction précise. C'était un atelier international... Si l'on veut. Il y avait également des Français qui aidaient la révolution algérienne. Les machines étaient presque toutes achetées en Allemagne par des Allemands qui en faisaient l'acquisition et les envoyaient au nom d'un Algérien qui résidait au Maroc, un grand propriétaire foncier du nom de Khettab, il avait, nous disait-on, plusieurs fermes à travers le royaume. Il travaillait aussi pour l'indépendance de l'Algérie. Nous sommes en 1959, vous avez 36 ans, avez-vous été tenté à un moment ou à un autre de demander à rentrer en Algérie ? Pour me battre ? Non. Chacun avait sa tâche à accomplir. Les combattants nous en avions, par millions, tous les Algériens seraient devenus des combattants si cela avait été nécessaire. La révolution avait aussi besoin de gens de métier, pour une multitude d'autres tâches. Nous voulions fabriquer des armes et nous en fabriquions. C'est ce qui manquait le plus. Je savais au départ que j'étais envoyé vers une unité de fabrication d'armes. C'était un secret qu'il fallait jalousement garder. Nous étions dans la clandestinité. Elbio que nous appelions Boum et moi, avions été arrêtés un jour par la police marocaine. Nous étions sortis en ville, pour nous rendre dans une clinique clandestine du FLN. Ils nous ont appréhendés et gardé une semaine. Ils voulaient à tout prix savoir ce que nous faisions avec le FLN. Nous ne leur avons jamais dit. Les autorités locales marocaines n'étaient-elles pas au courant ? Peut-être au plus haut niveau. Mais il paraît que seul l'entourage du roi, Mohamed V à cette époque, savait que le FLN se livrait à ce type d'activités. A votre connaissance y avait-il d'autres ateliers de fabrication d'armement au Maroc même, en Tunisie ou ailleurs ? Au Maroc, avant que nous arrivions, avant que des étrangers ne participent, il y avait des Algériens qui fabriquaient des grenades, des obus de mortier. A cette époque-là, ils étaient à Tétouan. Mais cela relevait du domaine expérimental. C'était difficile. Il n'y avait pas encore les moyens. Ainsi pour faire un canon de mortier par exemple, ils creusaient un fer rond au tour avec des mèches de différents calibres. Par la suite, nous aussi nous avons fabriqué des mortiers mais nous utilisions des tubes sans soudure dont on alésait l'intérieur pour leur donner l'aspect lisse nécessaire. (...) « Nous disposions en plus de machines pour la fabrication des mitraillettes, d'une fonderie qui servait à traiter le fer. Ce dernier était vite transformé en grenades et en obus. Le four fonctionnait une fois par semaine. Les autres jours, nous récupérions les carcasses et préparions de nouveaux moules en groupes de douze grenades et de six obus " (...) D'où venaient les matières premières, les aciers spéciaux, le fer, etc. C'étaient les filières européennes qui travaillaient pour l'Algérie. Ils faisaient partie d'organisations révolutionnaires ou progressistes dont l'idéal et les objectifs rejoignaient ceux de la révolution algérienne. (...) « Nous écrivions aussi à nos familles qui se trouvaient bien loin de nous. Les lettres étaient remises à un bureau pour le contrôle, car nous travaillions dans le secret et personne ne devait connaître le lieu où nous étions. C'est pourquoi les lettres mettaient un ou deux mois pour arriver à destination Cet éloignement ne m'affectait pas outre mesure. Je m'y étais préparé, sachant que je devais le subir comme mes camarades algériens. Eux aussi étaient convaincus que pour vaincre, ils devaient supporter cette séparation. A cet instant précis je me souviens d'un fait survenu à Enrique et à moi. Très souvent, nous trouvions sous nos oreillers une tablette de chocolat. Cela dura longtemps. Alors nous avons décidé de nous mettre à la recherche de l'auteur de cette gentille attention, jusqu'au jour où nous l'avons découvert. Un jour nous l'avons découvert dans notre chambre. C'était le camarade Akham » (...) Ces lignes de votre livre sont troublantes et chargées d'émotion, elles évoquent pourtant une atmosphère carcérale. Ce ne sont d'ailleurs pas les seuls passages du livre qui expriment les conditions difficiles dans lesquelles vous avez travaillé pendant trois ans. Nous étions conscients de la nécessité de la clandestinité. Quand le contrôle prenait connaissance des lettres que j'adressais à ma femme, je trouvais cela normal. J'étais un militant, je ne posais pas de questions. Je n'ai pas besoin de savoir le comment et le pourquoi des choses. Je savais les raisons de mon engagement, cela me suffisait. Il fallait donner tout ce qu'on pouvait donner à la lutte et accepter de le faire pour l'indépendance de l'Algérie. Cet objectif était au-dessus de toutes les autres considérations ou de mes états d'âme. Vous étiez 250 personnes. Vous viviez ensemble, travailliez ensemble, dormiez dans les mêmes lieux, mangiez dans les mêmes cantines. Vous vous voyiez tous les jours dans un espace confiné. Comment viviez-vous cette promiscuité ? Nous étions organisés du point de vue social. Nous avions par exemple une bibliothèque avec des livres variés. Nous recevions la presse. Pour nous qui étions hispanisants et ne lisions pas le français, les responsables nous apportaient des journaux en langue espagnole. Et j'avais en permanence avec moi un Algérien qui parlait ma langue. Il me servait de traducteur pour les échanges avec mes camarades, mais pas pour le travail, car je n'en avais pas besoin, nous travaillions sur plans. Quelle sorte d'armement fabriquiez-vous ? Quel type de mitraillettes par exemple ? Nous avons pris une mitraillette de marque belge. Elle a été apportée par un militant dans sa valise. Comme ce vieux Hollandais qui avait amené un mortier dans ses bagages jusqu'au Maroc. Je suppose que c'est le commissaire de l'aéroport de Casablanca qui l'avait fait passer comme il l'avait fait pour moi. La mitraillette en question a été démontée pièce par pièce et chaque pièce a été redessinée au micron près. Certaines, dont le dessin était difficile en raison de leur usinage, étaient décortiquées pour en prendre les mesures exactes. Ce Hollandais était un véritable orfèvre en la matière. Il ne faut surtout pas croire que nous étions des bricoleurs. Nous passions ensuite à l'étape de la fabrication. Nous pensions après un survol de notre atelier par des avions français, que nous avions été repérés, nous avons vite fait de changer d'adresse et de nous diviser en de petites unités réparties selon les spécialités. Nous fabriquions 10 000 exemplaires de chaque pièce pour pouvoir réaliser 10 000 mitraillettes. Ainsi, nous les ajusteurs, qui fabriquions aussi les matrices, avions été affectés à Skhirat, tandis que ceux qui faisaient l'usinage des culasses, des canons avaient été envoyés à Kénitra. Là-bas c'était dur car la fabrique se trouvait en pleine ville. Au rez-de-chaussée se trouvaient les machines et à l'étage les installations pour manger et dormir. Les machines fonctionnaient jour et nuit. Pendant que les uns dormaient en haut, l'autre équipe travaillait en bas. De plus pour éviter qu'ils soient découverts, on avait bouché les moindres des ouvertures. Il y faisait une chaleur d'étuve et un bruit d'enfer. Dans de telles conditions, quelle était la qualité de l'armement que vous fabriquiez ? Nous sommes parvenus, malgré toutes les difficultés, à faire des armes de bonne qualité. Pour vous dire, les mitraillettes étaient testées une par une. Après la décentralisation nous avons creusé un tunnel dans lequel nous procédions aux essais. Dans le souci d'économiser les balles, nous tirions une très courte rafale, puis au coup par coup. Nous contrôlions la précision du tir et le niveau de pénétration du projectile. Avant de creuser le tunnel, le premier essai, nous l'avions fait dans un puits. Ensuite, nous sommes passés dans le sous-sol d'une villa que nous avions assourdi à l'aide de sacs de terre. Nous avons également pris un tracteur auquel nous avons enlevé le tuyau d'échappement pour faire un vacarme qui rendrait inaudible les essais. (...) « Au milieu de l'année 1961, les matrices et la plupart des pièces pour les 10 000 mitraillettes étaient terminées. Il nous fallait encore finir les matrices qui serviraient à fabriquer les chargeurs : 100 000, à raison de 10 par mitraillette et pour cela trois équipes furent mobilisées vingt-quatre heures sur vingt-quatre » (...) Ces chiffres paraissent considérables. Pourquoi n'avez-vous pas livré au fur et à mesure de la production ? Si, nous avons livré. Selon vous, vers quelle époque ces armes sont-elles entrées en Algérie ? Quand est-ce que les combattants en ont-ils pris possession ? Tard, très tard. Songez, nous n'avions commencé la fabrication qu'en 1959. Soit cinq années après le déclenchement de la guerre de libération. Les premières mitraillettes auraient dû arriver fin 1961. Mais je crois savoir que les grenades sont arrivées avant. Savez-vous quelles sont les régions ou les wilayas qui en ont reçu ? Tout cela se faisait clandestinement. Les seuls qui sauraient répondre avec précision sont les responsables. Nous ne nous occupions que de la fabrication. Nous avions confectionné des caisses spéciales pour contenir chacune dix mitraillettes. Elles ont été chargées sur des semi-remorques conduits par des Algériens, mais aussi des Marocains qui avaient des papiers militaires et des ordres de mission des forces armées royales pour pouvoir franchir les barrages. Quant à savoir comment, où et quand elles sont rentrées en Algérie, je l'ignore. Nous étions au courant de la tentative de creuser un tunnel sous la ligne électrifiée de la frontière. Un topographe espagnol, qui travaillait dans les mines en Belgique, était venu pour étudier sa faisabilité. Mais après avoir réfléchi, ils ont dû arriver à la conclusion que ce trou qui allait demander une année de travail risquait d'être découvert en une semaine. Je suppose que c'est la cause de l'abandon du stratagème. (...) « A tous ces problèmes venait s'ajouter celui de l'excès de consommation d'électricité. Le nombre de machines qui fonctionnaient de jour comme de nuit, et surtout le four électrique, nous obligèrent à chercher une solution comme ce fut le cas, d'ailleurs à Bouznika. » (...) Cela signifie-t-il que le FLN payait ses factures d'électricité ? Je crois que le FLN payait. Il fallait en fait cacher la quantité d'énergie consommée. Pour ne pas éveiller des soupçons. Nous avions des électriciens, c'étaient des djounoud, dont un qui s'appelait Baâli faisait des installations pirates. Il a eu l'idée d'effectuer un branchement sur le secteur avant le compteur électrique. L'opération fut réalisée de façon telle que le contrôleur de la compagnie d'électricité n'y a vu que du feu. 1962, c'est la libération. Vous écrivez : « Pour ma part, je voulais rentrer en Algérie, mais les responsables voulaient m'envoyer en Argentine »... Ils remirent pour cela à chacun de nous un billet d'avion - un aller simple. Après discussion, il fut décidé que nous garderions ces billets pour aller rendre visite à nos proches, lorsque nousle désirerions. C'est ainsi qu'en 1964, après cinq ans d'absence, je pus revoir ma famille, mais pour l'achat du billet retour, je dus emprunter l'argent N'avez-vous pas senti à ce moment-là un pincement au cœur ? Je pense que cette décision revêtait un caractère politique. Peut-être que les luttes entre différents responsables... N'avez-vous pas senti une envie de se débarrasser de vous. Un « Au revoir et merci. On vous écrira chaque 1er novembre » ? En arrivant ici après l'indépendance, cela se passait au commissariat politique de l'ANP où je devais régler ma situation et mes papiers. Un lieutenant m'accompagnait. S'adressant au préposé, il lui dit : « C'est un élément de Boussouf. » Voilà comment ils fonctionnaient. J'ai pris la parole et je lui ai dit : « Ecoutez monsieur, je ne suis l'élément ni de Boussouf ni de personne. Je suis venu apporter ma modeste participation pour la révolution algérienne et pas pour une quelconque personne. Je m'étais mis au service exclusif de la Révolution. Je suis un militant. Et rien d'autre qu'un militant. » Je ne veux jeter la pierre à quiconque. J'ai pour principe de voir en toute personne le bon et le mauvais côté. Nous en avons tous. Comme nul n'est totalement bon ni totalement mauvais, alors je retiens surtout le bon. Aujourd'hui qui êtes-vous Mahmoud l'Argentin ou Roberto l'Algérien ? Les deux. De ce côté, je n'ai pas de problème d'appartenance ou d'identité. Je continue à être attaché à l'Argentine où je me rends de temps en temps, j'y ai été forgé. C'est mon pays, ce n'est pas une question de nationalisme, c'est le pays où je suis né, où j'ai grandi, j'en apprécie encore la musique populaire, le tango, le folklore. Tout ça fait partie de moi. Et tout cela s'est incorporé à mon vécu algérien. Je suis aussi attaché à l'Algérie. C'est mon pays. Je m'y sens bien. Je ne peux pas dire que c'est le paradis, le paradis je ne le connais pas.