quelqu'un de curieux et d'attentif remarquera, à coup sûr, dans les rues d'Alger ou au milieu des ruines de Tipaza la silhouette, à l'allure mesurée, d'un charmant monsieur, un bob vissé sur la tête, un petit appareil photo numérique en main, dévisageant amicalement les gens, scrutant les pierres, paraissant heureux de ce bonheur que seuls les enfants peuvent connaître. Il suffira alors de s'approcher de ce monsieur, de l'aborder gentiment pour qu'aussitôt une conversation aimable s'engage et que se révèle à nous son histoire ; singulière et exemplaire histoire. Cette silhouette est celle du profeseur Kim Hwa-Young, directeur du département de français de l'université de Corée, une des 20 universités de Séoul, capitale de la Corée du Sud. Un hasard heureux a permis notre rencontre à Alger, un après-midi ensoleillé et presque chaud de ce mois de mai. Et très vite, je sus son histoire, son parcours et aussi les motifs de son séjour en Algérie. A 63 ans, le professeur Kim est le principal passeur de littérature française en Corée du Sud, où il a traduit près de 80 ouvrages, essentiellement de littérature française du XXe siècle, introduisant des auteurs aussi important que Le Clézio, Michel Tournier, Romain Gary. Il s'attache, par ailleurs, à proposer des nouvelles traductions d'auteurs classiques comme Flaubert, dont la traduction de Mme Bovary lui a pris 4 ans de travail ! Enfin, le professeur Kim collabore à plusieurs revues et tient une rubrique littéraire dans le quotidien Chosun (littéralement « le matin calme », surnom de la Corée du Sud), premier quotidien du pays avec un tirage de... 2 millions d'exemplaires ! Il est d'ailleurs membre du jury du Prix littéraire qu'a initié ce journal. Mais au-delà de son statut et des diverses activités qu'il mène, le professeur Kim nous intéresse pour une raison simple et essentielle : il est un spécialiste reconnu d'Albert Camus, dont il est en passe d'achever la traduction des œuvres complètes (17 volumes sont déjà parus, ne restent que les articles et quelques essais). A la table d'un petit restaurant de Bab El Oued, en compagnie d'un jeune et fringant éditeur algérois, non loin de la mer, du ciel éclatant, de l'atmosphère si particulière de ce mois de mai, le professeur Kim se livre, sans détour, mais avec une modestie, une chaleur désarmantes. Il raconte qu'il y a 36 années qu'il travaille sur les œuvres de celui qui reçut le prix Nobel de littérature en 1957 et qu'il y a près de 30 ans, il a tenté, en vain, de venir en Algérie, afin de s'imprégner des paysages qui avaient influencé la pensée et la création d'Albert Camus. Tout était prêt, il n'avait plus qu'à régler certains détails à Paris avant le Grand Voyage - un pèlerinage - lorsqu'il apprit qu'il n'existait pas de relations diplomatiques entre l'Algérie et la Corée du Sud : c'était l'époque de l'Algérie socialiste, alliée de la Corée du Nord, pas de place alors pour ces libéraux de Sud-Coréens, vassaux des Américains ! Et puis, voilà, en 2005, tout est possible. La Corée du Nord n'a plus de représentation diplomatique en Algérie, le libéralisme est devenu le credo officiel et les voitures sud-coréennes sillonnent les routes algériennes. « J'ai aimé Camus et, à travers lui, j'ai aimé l'Algérie, dit-il simplement, car Camus, c'est la confiance, la générosité et l'amitié. » Il dit être heureux d'avoir visité Tipaza, heureux d'avoir enfin pu voir la lumière, les pierres, le profil des montagnes environnantes d'un site qui fit écrire à Camus, à l'été 1937, un de ses textes les plus célèbres, Noces à Tipaza. Puis le professeur Kim, avec jovialité et verve, poursuit son histoire. Il est adolescent à la fin des années cinquante, dans un pays bouleversé, meurtri après la guerre de Corée qui a duré 3 années entières (1950-1953) et fait plus de 2 millions de victimes, après la longue occupation japonaise (de 1910 à 1945). Camus, par ses grands textes, son théâtre, compte beaucoup pour la jeunesse coréenne. Pour le professeur Kim, « Camus est profondément lié à la Deuxième Guerre mondiale. Il a produit une littérature d'après-guerre, d'après la ruine de l'humanité, une ruine spirituelle. Pour notre génération, qui venait après la ruine de la guerre de Corée, il est très important. Et plus que Sartre, qui était un bourgeois, Camus, enfant du soleil, enfant de la pauvreté ensoleillée - cette pauvreté qui ne connaît pas la rancune - , a su donner de l'espoir aux désespérés. » A 18 ans, il avait tout lu de Camus. Il se décide donc pour des études de français et part en 1969 à Paris afin d'y poursuivre un doctorat. Mais faute de place à Paris, il atterrit à Aix-En-Provence. C'est sa grande chance, l'endroit rêvé pour faire des études sur Camus, non loin de Lourmarin, le village de Provence où s'était fixé celui-ci, dans des paysages et au milieu d'une lumière qui lui rappelaient son Algérie natale. Là, le professeur Kim soutient sa thèse le 20 avril 1974, sous la direction de Raymond Jean : « Un destin héliotrope, l'eau et la lumière chez Camus » et devient dans la foulée membre fondateur de la Société d'études camusiennes. Il se lie d'amitié avec les camusiens, ceux qui l'on connu, comme Roger Quillot (qui était membre du jury) ou Roger Grenier. Puis c'est le retour au pays et le début de son long compagnonnage avec Camus (cours, conférences, articles, traductions,...). Bien entendu, le professeur Kim, en camusien qui se respecte, a tout lu sur Albert Camus. Je découvre alors un homme très au fait de l'actualité... algérienne ! « Je comprends l'interprétation politique de Camus en Algérie, on comprend cela en Corée, parce qu'il y eut une longue occupation japonaise, mais il n'y a pas eu d'auteur japonais, d'origine coréenne, de l'envergure de Camus, sur qui on aurait pu cristalliser nos haines, nos frustrations. Non, rien que des colons banals, avance-t-il, mais je crois surtout que Camus dérange, parce qu'il était beau, qu'il dansait bien, qu'il écrivait magnifiquement et qu'il venait, par-dessus tout, d'un milieu pauvre. ce n'est donc pas un simple colon que l'on peut détester ! » Le professeur Kim estime avoir bien vécu. Il dit aimer la vie dans la capitale sud-coréenne, ses 13 millions d'habitants, ses 11 lignes de métro, ses dizaines de librairies, ses centaines de restaurants, sa rivière retrouvée, son stade olympique. Mais aujourd'hui il est heureux d'être là, au bord de la mer, là où se trouvait le fameux Padovani. Après une visite à Djemila, il sera à Biskra, sur les traces d'André Gide dont il a traduit Les nourritures terrestres. Si vous le croisez, dites-lui simplement que Camus était aussi un bon joueur de football, et parce que ça compte en Algérie, on aimera toujours Albert Camus. ça le fera sûrement sourire.