Il était une fois deux vieillards de noble souche maniant le verbe à merveille. L'un, Sophocle (495-406 av. J.-C.), vivait dans la superbe ville d'Athènes ; l'autre, Umia Ibn Abi Salt, à cheval sur le sixième et le septième siècle après Jésus-Christ, déclamait ses vers dans sa tribu des Banou Thaqif, ou se déplaçait, continuellement, dans le désert d'Arabie. Et chacun des deux, au soir de sa vie, a eu à souffrir de la désobéissance, voire de la méchanceté gratuite de son fils. Ô, que c'est triste de voir un vieillard verser des larmes ! Le fils aîné de Sophocle, voyant son père prodiguer une attention toute particulière à son petit-fils, fit la bêtise de penser qu'il allait être dépossédé de sa part d'héritage. Sous l'emprise d'une jalousie déferlante, il se mit à ameuter toute la ville d'Athènes, avec pour prétexte les retombées de l'âge avancé de son propre père. Mais peut-on vraiment perdre la boussole quand on est Sophocle, c'est-à-dire l'homme qui a passé toute sa vie à approfondir sa connaissance de l'âme humaine ? Les sages d'Athènes, par esprit démocratique, décidèrent donc d'examiner la requête de ce fils qui ne s'était sûrement pas donné la peine de lire les tragédies écrites par son noble père. Quelques jours seulement avant l'ouverture du procès, Sophocle, rassemblant toute son énergie créatrice, composa sa fameuse tragédie Œdipe à Colone, donnant ainsi la preuve que l'âge n'avait entamé en rien ses capacités intellectuelles. Il était alors dans sa quatre-vingt-neuvième année. Véritable plaidoirie contre la bêtise humaine, Œdipe, cette fois-ci, n'est autre que Sophocle lui-même dans la peau de son personnage légendaire. Aveugle, errant en compagnie de sa fille Antigone, il se retrouve, un jour, en un lieu sacré, à l'entrée de la cité de Colone. Les gens de la cité, excédés par sa présence, viennent, aussitôt, lui intimer l'ordre de quitter les lieux illico presto. L'enseignement est clair, on le voit, et Sophocle n'eut pas tellement besoin de parler par paraboles. Parfois, la démocratie devient le réceptacle de la bêtise humaine. L'âge avancé, a dû s'interroger Sophocle, peut-il constituer un véritable chef d'accusation ? Et si c'était le cas, à quoi bon solliciter l'aide d'un défenseur dès lors que l'issue du procès est connue d'avance ? Lui, l'illustre maître de l'argumentation et de la logique, se fit donc son propre avocat. Il demanda à donner lecture des premières scènes de sa tragédie, et, avant même d'en terminer, il y eut renversement de vapeur. Plus question pour les juges athéniens de poursuivre le procès de leur patriarche, celui qui fit les beaux jours de leur vie intellectuelle. Il va sans dire que c'est le fils aîné de Sophocle qui est blâmé et mis à l'index. Umia Ibn Abi Salt, lui, se contente d'un poème pour venir à bout de la méchanceté de son fils. A l'instar de Sophocle, il verse des larmes au su et au vu de tout le monde. C'est donc un père éploré et conscient, à la fois, du poids du verbe dans l'Arabie préislamique. A la limite des exigences d'un monde profane et d'un certain mysticisme qui lui était propre, on le voit s'attarder quelque peu avant d'entrer dans le vif du sujet. C'est, tout d'abord, un rappel rapide de ce qu'il avait enduré pour son fils dès la première enfance de celui-ci. Ensuite, d'un air autoritaire, il fait valoir ses droits de père en s'appuyant sur les principes d'une morale commune à toutes les sociétés humaines en la matière. Cependant, a-t-il eu gain de cause ? L'histoire reste muette sur la fin de ce chapitre. Et bien qu'Ibn Abi Salt ait réussi sa plaidoirie en mettant, dans son poème, les ingrédients nécessaires, ceux qui touchent aux sentiments avant tout, il est devenu, lui-même, l'objet d'une critique acerbe de ceux qui ont admiré sa haute voltige poétique. Pourquoi, s'interrogeaient-ils à juste titre, un poète de sa stature et de sa grande sagesse, n'a-t-il pas adhéré à la vérité religieuse nouvellement révélée alors ? C'est que Ibn Abi Salt, dit-on encore dans les manuels de littérature arabe, croyait fort que le message coranique devait lui échoir. N'empêche, à l'image de tant de grands poèmes depuis la période préislamique, celui d'Ibn Abi Salt occupe une place de choix dans les annales poétiques, tant par sa force de séduction que par les idées qu'il véhicule. L'autorité paternelle, quant à elle, restera à jamais l'un des grands thèmes de la littérature universelle.