Quelle que soit la lecture que l'on puisse faire de l'épisode dit de « L'ordre et contrordre d'insurrection pour la nuit du 23 au 24 mai 1945 », quelles que puissent être les conclusions que l'on en tirerait après analyse, il est certain que la colère née des massacres des journées de mai - que ce soit le 1er à Alger, le 2 à Saïda ou ailleurs dans l'Oranie, et bien plus encore le 8 et les journées qui suivront à Sétif, Guelma, Kherrata et bientôt à tout l'Est algérien, puis l'état de soulèvement larvé qui s'est emparé de tout le pays - est à l'origine de cette volonté, peut-être suicidaire pour les uns, mais héroïque pour d'autres, de se lancer à corps perdu dans la grande aventure insurrectionnelle. « Il n'y avait rien à perdre sinon nos chaînes », répondaient les plus engagés. Mais, farouche, la colère vient de plus loin. Son cycle volcanique n'en a pas atténué ni la fréquence ni l'intensité des éruptions, bien au contraire, elles se feront de plus en plus ardentes. Si pour quelques historiens la guerre d'Algérie a commencé le 14 juin 1830, c'est-à-dire avec le débarquement de Sidi Fredj, pour beaucoup d'autres, elle aurait commencé sous la forme d'une répétition générale tragique, le 8 mai 1945. C'est dans cet indescriptible drame où se mêlent misère et détresse, chagrins et malheurs, faim et indigence, calamités successives à une guerre épouvantable qui a ruiné la terre et les hommes, eux-mêmes soumis depuis plus d'un siècle au terrifiant système colonial. Un ordre qu'on veut, aujourd'hui, différencier du nazisme défait la veille, par des déhanchements obscènes de certains « polito-philologues » qui se refusent, jusqu'à la minute présente, de voir en face la sinistre vérité. Le 8 mai 1945 et le sort funeste, qui a été réservé à nos mères, pères, sœurs, frères, épouses..., entrent dans la logique même de la violence du colonisateur. Une violence, totale, qui s'exerce sur tous les secteurs de la vie politique, économique, sociale et culturelle et cultuelle. Une brutalité permanente, vigilante, attentive aux moindres pulsations de la société indigène. « La république du colon » à la fois vichyste et gaulliste (les commentaires des journaux locaux que tenaient les grands propriétaires terriens en sont une illustration éclatante), « marquée au coin d'un incontestable particularisme. Les Européens d'Algérie se déclaraient massivement ‘‘Algériens'' à chaque difficulté avec la Métropole et s'affirmaient au contraire ‘‘Français'' lors de leurs difficultés avec les musulmans »(1). « Un particularisme à courte vue » entretenu par un tout-puissant colonat représenté par une centaine de familles qui entraînera la France à se commettre dans les pires forfaitures dans lesquelles il la fourvoiera durant près d'un siècle et demi. Le 8 mai 1945 en est une parmi tant d'autres. Les militants nationalistes algériens réunis, pour la première fois, au sein des Amis du manifeste et de la liberté (AML), officiellement créé en avril 1944, avaient fondé de grands espoirs dans la victoire des Alliés. Ils espéraient en l'écroulement de l'ordre colonial, ils attendaient une reconnaissance pour services rendus à la France. Gratitude qui se traduirait par de profondes réformes. Chacun y allait de ses rêves. On prêtera même à de Gaulle des promesses qu'il aurait faites à Brazzaville (Congo) dans son discours du 30 janvier 1944. « Contrairement à ce qui a été dit, il n'a annoncé aucune politique d'émancipation, d'autonomie même interne. Cette incompréhension se manifeste au grand jour avec l'ordonnance du 7 mars qui, reprenant le projet Blum-Violette (avorté) de 1936, accorde la citoyenneté française à 65 000 personnes environ et porte à deux cinquièmes la proportion des Algériens dans les assemblées locales. » (2) 1 500 000 électeurs algériens représentaient le deuxième collège qu'on différenciait du premier collège qui, lui, était constitué par ceux qui avaient la citoyenneté française. Dans les assemblées locales, les Algériens majoritaires ne disposaient que des deux cinquièmes des sièges. Il fallait avoir la citoyenneté française pour disposer du droit de vote. A partir du débarquement de juin 1944 sur les côtes normandes et la libération en août de la même année de Paris, de Gaulle et le C.FLN ont quitté Alger, à la grande satisfaction des véritables patrons de l'Algérie, pour lesquels la perspective même insignifiante de voir, avec l'application de cette ordonnance, « un million d'électeurs musulmans envoyer dans les assemblées algériennes des élus à proportion des deux cinquièmes de l'effectif total », équivaudrait à une diminution considérable de leur emprise sur la colonie. Le statu quo, voilà le maître mot ! Laisser les affaires en l'état et chacun à sa place. « Il y aura des émeutes, et le gouvernement sera bien obligé de revenir sur cette ordonnance », prophétisent les oligarques du système. Des émeutes voilà l'occasion rêvée, ce serait, pourquoi pas, l'opportunité d'en finir avec « l'insolence des indigènes ». Un dicton très algérien ne dit-il pas, en substance, que la meilleure façon de clarifier les choses est de les mélanger pour permettre leur décantation. Des troubles désavoueraient toute réforme de quelque nature que ce soit. Ils jetteraient le doute aussi bien sur la réformette elle-même que sur la nature des revendications. Les eaux reviendraient dans leur lit et toute velléité des nationalistes serait interprétée comme une provocation supplémentaire et une atteinte à l'ordre public. Il s'agit donc de cultiver l'effroi. Et bientôt, « chez les Européens, une peur réelle succède à l'angoisse diffuse. Malgré les changements, l'égalité avec les Algériens leur reste insupportable. Il leur faut coûte que coûte écarter cette alternative » (3). Par ailleurs la situation économique et sociale au sortir de la guerre est catastrophique. Aux épidémies de typhus, dont on dissimule l'information, qui ont frappé les populations les plus démunies, autrement dit autochtones, s'ajoute le système de ravitaillement par ticket (« aâm el bon »). Si les gros propriétaires alfatiers et autres viticulteurs échafaudent des stratégies de plongée dans la crise, de leur côté « les nationalistes, PPA en tête, cherchent à précipiter les événements. De la dénonciation de la misère et de la corruption à la défense de l'Islam, tout est mis en œuvre pour mobiliser... »(4) Clandestin, le PPA va quand même surfer sur la vague que lui offrent les AML pour élargir son audience. Le PPA recrute dans les milieux lycéens, estudiantins. Il renouvelle sa base, cet appel d'air va lui permettre de radicaliser ses positions vis-à-vis des autres partenaires dans le mouvement national. Le docteur Lamine Debaghine va faire preuve de tout son talent d'organisateur et démontrer, sur le terrain, sa redoutable efficacité comme meneur d'hommes. Il compensera par son action le charisme de Messali Hadj, neutralisé depuis mars 1941, condamné à 16 ans de travaux forcés, 20 ans d'interdiction de séjour et la confiscation de tous ses biens, par un tribunal militaire pétainiste et néanmoins colonial. Il sera déporté en avril 1945 à Brazzaville. Avant mai 1945, la situation est explosive. « Inquiet, le gouverneur Châtaigneau envoie... une circulaire aux préfets et sous-préfets les mettant en garde contre les troubles qui risqueraient de se produire entre Européens et musulmans, le jour de l'armistice »(5). Pour certains historiens, les manifestations avaient commencé en mars avec les protestations contre le transfert de Messali Hadj vers El Goléa puis Brazzaville. De plus, les autorités policières françaises avaient également mis en garde quant aux troubles qui éclateraient dans le Constantinois. Le préfet de Constantine lui-même avait averti, on l'a vu, et avait dit au docteur Saâdane(6) dès le 26 avril : « Des troubles vont se produire et un grand parti sera dissout. » On ne peut non plus exclure les provocations des colons. Gabriel Abbo déclare, selon José Aboulker, à la tribune de l'Assemblée consultative : « Il y aura des émeutes et le gouvernement sera obligé de revenir sur l'ordonnance du 7 mars. » C'est l'opinion de Ferhat Abbas lui-même qui écrit, à cette époque, l'Algérie musulmane a déjà évolué vers « le nationalisme ». Elle se heurtera le 8 mai 1945 aux manœuvres de la colonisation, déterminée à lui faire payer cher ce qu'elle appelait son « séparatisme ». On dispose aussi du témoignage de François Rey, secrétaire général de la préfecture d'Alger : « Nous avons laissé mûrir l'abcès afin de mieux pouvoir le crever. »(7) La pièce est écrite, le décor est planté, les rôles distribués. Une des plus grandes tragédies de l'histoire moderne de l'Algérie allait se jouer sur fond de flonflons, de valse musette, et de vapeurs d'anisette. Le monde en liesse sort de la guerre. L'Algérie en sang entre dans l'horreur. Il est vrai que les militants du PPA et des AML, qui ont appelé à manifester pacifiquement, n'avaient peut-être pas toutes les données en main et qu'un certain angélisme avait gagné les esprits en raison du rôle déterminant que les Algériens ont joué dans la victoire. Ils ont ensuite pensé, comme solution ultime à la fin du carnage, à une insurrection généralisée. La question qui se posait au PPA, pendant et après les massacres de mai 1945, était de savoir s'il fallait laisser l'initiative aux forces de la répression militaires, avec l'intervention des trois armées (air-mer-terre), les gendarmes, les policiers, tous ces corps vigoureusement soutenus par les milices civiles, de même, en certains endroits, par des prisonniers de guerre, Allemands et Italiens, la veille ennemis jurés, qui avaient été armés pour casser de l'Arabe ? Fallait-il les laisser se gaver, jusqu'à se griser du sang des populations désarmées, lesquelles comme dans les jacqueries du Moyen-Âge n'avaient que leurs piques et leurs fourches de bois, des Algériens hier alliés sur tous les fronts d'Europe ? Ou alors tenter l'impossible, tout en sachant que cela était effectivement impossible. Et justement parce que ça l'était, ils pensaient qu'une telle décision allait frapper avec violence les esprits des Algériens qui allaient se sentir enhardis par la présence du PPA à leurs côtés et qu'il allait conduire leur colère et féconder leurs espérances. Pour eux, il fallait agir, faire n'importe quoi pour desserrer les terribles mâchoires de l'étau qui étranglait des populations martyrisées. « Il y eut des débats dramatiques où l'on pesa le pour et le contre », écrit Benkhedda, qui cite Hadj Cherchalli, à l'époque un des responsables du PPA. « En fin de compte, la direction décida d'étendre l'insurrection générale. La date en fut fixée pour la nuit du 23 au 24 mai. » Il fallait répondre à une situation d'urgence, des responsables ont été désignés à la hâte. Ainsi, Mohamed Belouizdad, futur chef de l'OS, sera affecté pour l'Algérois ; Ahmed Bouda, pour Tablat et Larbaâ ; M'hamed Ben M'hal pour le Sud algérois ; Djilali Réguimi pour Cherchell ; Ali Hallit pour la Kabylie ; Messaoud Boukadoum pour le Constantinois, et enfin Mohamed Mahfoudi et Abdallah Filali pour l'Oranie. Nommés, les responsables se devaient de rejoindre chacun son secteur dans les plus brefs délais. Le 10 mai, témoigne un responsable du PPA en Kabylie, « je reçois l'ordre de mobilisation générale de la part de Ali Hallit, ordre que lui a transmis Saïd Amrani. Aucun militant ne devait bouger. Chacun devait rester à sa place. Le 18, Djamaâ Arezki nous apporte l'ordre insurrectionnel à exécuter dans la nuit du 23 au 24 mai à 2 h dans la matinée. Je le fis parvenir aussitôt à toute l'organisation ». « Le 23 mai, poursuit le jeune responsable, Si Mohamed Fissa m'apporte le contrordre. Nous étions à 11 heures de l'heure H. Ce fut pour moi un véritable choc ! » (8). N'ayant pu transmettre à temps, et pour cause, le contrordre à toutes les sections, l'inévitable arriva, celles qui n'avaient pas été informées sont passées à l'action. La police n'en demanda pas plus pour responsabiliser le PPA d'autant qu'elle découvrit « sur un agent de liaison de la région de Bouira le billet mentionnant le contrordre » (9). Ceci ne concerne pas uniquement la région de la Kabylie. Des situations identiques en tous points ont été relevées un peu partout à travers l'Algérie. L'impréparation aura finalement raison de l'audace et du courage des militants. Certains, comme Boukadoum, seront interceptés en route par les forces colonialistes, d'autres auront à affronter les hésitations locales. « L'accueil mitigé et inégal des sections du parti présageait une extension boiteuse et sporadique de ce qui n'apparaîtrait que comme des incidents sans signification politique », estime le docteur Mostefai qui suppose, en outre, que le projet avait été éventé « soit par des documents trouvés sur des personnes arrêtées, soit tout simplement par des indiscrétions... »(10). L'insurrection s'est terminée dans la confusion du contrordre. Toutefois, selon les témoins et les analystes, elle aura permis à terme d'alléger quelque peu l'intensité de la répression qui ne cessait pas depuis le début du mois de mai. De plus, tant les manifestations que le soulèvement avorté, ils auront démontré la densité de l'implantation du PPA et son caractère national, de même qu'ils auront montré les capacités de mobilisation et d'organisation de ce parti qui est le seul et unique à avoir envisagé la lutte armée et qui, plus tard, inspirera le 1er Novembre 1954. Notes : - 1) Ch-Robert Ageron. Histoire de l'Algérie contemporaine. Que sais-je ? PUF. Paris 1974. 2) A. Nouschi. Cité par M. Harbi in Le Monde Diplomatique n°614/mai 2005 3) M. Harbi. La Guerre d'Algérie a commencé à Sétif. Op. cit. 4) id. 5) A. Nouschi. Naissance du nationalisme algérien 1914-1954. Ed. de Minuit. Paris 1962. 6) Le docteur Chérif Saâdane, mort en 1948 était un proche de Ferhat Abbas. 7) Z. Daoud - B. Stora. Ferhat Abbas une autre Algérie. Ed. Denoël. Paris 1995. 8) B. Ben Khedda. Les Origines du 1er novembre 1954. Ed. Dahlab. Alger 1989 9) id. 10) Docteur Chawki Mostefai. Conférence donnée en 2003. (commémoration du 58e anniversaire des massacres du 8 Mai 1945).