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Récit d'une Shoah algérienne à travers le rapport Tubert
MAI 1945
Publié dans L'Expression le 09 - 05 - 2005

«Quand on bâillonne trop de rêves. Il suffit d'une seule étincelle pour faire dans le ciel de Dieu et dans le coeur des hommes, le plus énorme incendie». Mouloud Mammeri (L'opium et le bâton).
Le 60e anniversaire de la capitulation de l'Allemagne et partant de la fin de la guerre, est fêté dans tous les pays occidentaux. Cependant, les médias ont, pendant plusieurs mois, présenté exclusivement les victimes juives. Ce qu'on appelle la Shoah devra être spécifique excluant, de ce fait, comme le martèle Alain Finkelkraut, «intellectuel communauriste» selon le mot de Tariq Ramadan, toutes les autres barbaries de l'humanité tels l'esclavage - on sait comment Dieudonné est jeté aux chiens - et les génocides coloniaux comme le calvaire du peuple algérien durant la nuit coloniale.
En Algérie, ce 8 mai 1945 est aussi un jour de fête, naïvement les Algériens voulaient défiler pour fêter la victoire de la France. Curieusement les Français d'Algérie «pétainistes» l'année précédente se transforment brusquement en «gaullistes fervents» et «en rajoutent». La victoire c'est leur victoire et pas celle des Arabes. Pour rappel, Le 15 août 1944, des navires américains emportent pour le débarquement en Provence puis vers l'Italie, les Régiments de tirailleurs algériens (RTA). A Monte Cassino, forteresse réputée imprenable, et qui a dû céder devant les troupes maghrébines, «le RTA avait la priorité pour donner l'assaut».
«Un crime est resté impuni», lit-on dans les statuts de la fondation présidée par Bachir Boumaza.... Le 8 Mai 1945 a peut-être servi, dans la conjoncture de l'époque, de détonateur : il a montré aux Algériens que, s'ils voulaient avoir leur propre drapeau, leur liberté et leur dignité d'êtres humains, ils ne pouvaient qu'envisager un affrontement direct et violent avec cet occupant qui ne s'est guère gêné, à la première occasion, de tirer sur les foules, d'incendier des maisons, de décimer des familles, d'égorger des hommes et de faire exploser la tête d'enfants. Il leur a montré «le chemin de la libération et la voie de la détermination.».(1).
Portant des drapeaux et des pancartes où l'on pouvait lire: «Vive la victoire des Nations Unies», «Indépendance», «Libérez Messali Hadj», ils envahirent le centre-ville cependant que, derrière eux, une foule forte de plusieurs milliers de personnes entonnaient l'hymne national Min Djibalina (De nos montagnes). Dès le 8 mai au soir, la loi martiale est décrétée. Des armes sont distribuées aux milices européennes. «La chasse à l'Arabe» commence dès lors avec une terrible férocité. On voyait «des cadavres partout dans toutes les rues, la répression était aveugle ; c'était un grand massacre. J'ai vu les Sénégalais qui tiraient, violaient, volaient. (...) Bien sûr, après l'état de siège, l'armée commandait» se souvient Kateb Yacine en 1984. «Tout Arabe non porteur d'un brassard est abattu.» A l'assassinat de 27 Européens, ont fait suite des exécutions sommaires en grand nombre. L'exécution individuelle est tolérée. En plein centre-ville, un Européen rencontre un Arabe non porteur d'un brassard et le tue d'un coup de revolver. Nul ne proteste. Dans un jardin, un bambin cueille des fleurs, un sergent passe et le tue comme on fait un carton dans les fêtes foraines. «Les Européens possèdent en fait le droit de vie et de mort sur les musulmans.»
Dès le 10 mai, la réaction française allait prendre forme par une répression sans pitié sur la population civile. A Sétif, Guelma, Kherrata, de terribles massacres ont été exécutés. L'armée coloniale, conduite par le général Duval «le boucher de Sétif», fusille, exécute, torture et viole tandis que l'aviation et la marine bombardent les villages. A Guelma, les B23 ont mitraillé des journées entières tout ce qui bougeait jusqu'au 22 mai 1945, une répression terrible s'abattit sur les régions de Sétif et de Guelma. Pour rétablir l'ordre, on fit appel aux gendarmes, à la Légion étrangère, aux tirailleurs sénégalais et marocains et aux milices d'autodéfense improvisées par les colons. On ne lésina pas sur les moyens : on arrêta et on fusilla les suspects et leurs familles. A Kherrata, ce furent des familles entières que l'on jetait du haut d'un précipice.
Au risque d'être taxé de comptable de la mort, en ces temps de devoir d'inventaire de par le monde et partant du fait qu'une vie est une vie sous toutes les latitudes, il est bon de rappeler que l'épisode d'une Shoah parmi tant d'autres subies par le peuple algérien et dont les sommes sont tout à fait compatibles avec la définition donnée par les producteurs de sens de «l'holocauste». Rappelons seulement quelques-uns des faits d'armes de cette «armée d'Afrique», l'enfumade de la grotte du Dahra où en une nuit fut massacrée une population évaluée à plus de 1000 personnes par un certain colonel Montaignac qui fut promu général pour ce fait d'armes...Rappelons, enfin, que la population algérienne avoisinait les 5 millions en 1830. Cinquante ans plus tard, alors qu'elle devait doubler, il ne restait plus que 2 millions ! ! Quel qualificatif peut-on utiliser pour cette blessure de l'humanité puisque les mots de Shoah et d'holocauste sont des marques déposées?...
Le rapport Tubert sur la Shoah, du 8 mai 1945
Combien y eut-il de victimes ? Les chiffres sont contradictoires et pour cause, puisque les autorités firent tout pour dissimuler l'ampleur de la répression. Certes, une commission d'enquête fut constituée sous la présidence du général de gendarmerie Tubert. Il rédigea un rapport, qui finit dans un tiroir. Officiellement, il y eut 102 morts européens, essentiellement dans la région de Sétif, et 1165 morts algériens. Les archives civiles françaises et britanniques font état de différents nombres compris entre 6000 et 15.000 morts.
De plus et comme écrit dans le rapport Tubert : «La Commission a reçu l'ordre de revenir à Alger alors qu'elle s'apprêtait à partir à Guelma. Elle ne sait donc pas comment la répression s'est exercée dans cette ville. Elle peut seulement faire part d'une émotion généralisée dans les milieux musulmans qui prétendent que les Européens de Guelma ont exercé des représailles sanglantes et des vengeances personnelles, en arrêtant et exécutant, sans discernement, alors que les combats avaient cessé, 500 ou 700 jeunes indigènes.» Toutes ces estimations étaient très inférieures à la réalité. Le Parti populaire algérien de Messali Hadj et le consulat américain d'Alger, particulièrement bien renseigné, avançaient, eux, le chiffre de 45.000 victimes. La Commission Tubert note que «Les décès n'ont pas été déclarés par les familles». Cela voudrait dire que plusieurs centaines, voire des milliers d'Algériens n'ont pas été déclarés par crainte de représailles pour les familles. Le chiffre de 45.000 avancé paraît plausible. En privé, certains militaires français, qui s'étaient confiés à l'historien Charles-André Julien, parlaient de 5000 à 6000 victimes, cependant que Tubert évoquait, en petit comité, 15.000 morts... Enfin, personne ne parle des poursuites qui ont suivi les massacres. Des Algériens furent emprisonnés, d'autres furent condamnés à mort et exécutés..
Tout le rapport du général Tubert est articulé sur les causes de l'insurrection en essayant de chercher les coupables et en tentant d'être «honnête dans le contexte d'alors». Celui d'une France qui venait dêtre libérée par les alliés et qui tient toujours à son empire. Pour Tubert, la cause est entendue, il faut trouver les coupables, faire quelques réformettes, en un mot garder l'Algérie à la France. Nulle part, il ne décrit les motivations profondes de cette humiliation longtemps contenue. L'impression d'ensemble est que ce rapport verse dans l'anecdote en mettant en exergue tout ce qui nuit à l'image de la France.
D'ailleurs et comme rapporté par la Ligue des Droits de l'Homme «on promena le général et on ne l'envoya que quand le plus gros des exactions était passé. Ecoutons-la : «Les forces de police et de gendarmerie, la milice à Guelma composée de civils européens armés, et l'armée réprimèrent de façon très brutale ce qu'il est convenu d'appeler une insurrection nationaliste. La répression dura les deux semaines environ qui suivirent le 8 mai. Elle fut menée par le gouvernement du général de Gaulle et sur place en Algérie par le gouverneur général Chataigneau. L'intensité et la durée de la répression ne furent pas proportionnelles au danger qu'encouraient les Européens dans les zones affectées, qu'il ne faut pas pour autant sous-estimer».(2).
«L'aviation et la marine furent utilisées contre les douars.... Pendant six jours, du 19 au 25 mai, la commission fit du sur place à Alger». «Dans les faits, c'est bien Tubert qui était retenu à Alger. On ne le laissa partir pour Sétif que le 25 mai, quand tout y était terminé. Et, à peine arrivé à Sétif, il fut rappelé à Alger le lendemain, le 26, sur ordre du gouvernement par le gouverneur général Chataigneau. Si bien qu'il ne put se rendre à Guelma. De retour à Alger, Pourquoi n'alla-t-il pas à Guelma ? Parce qu'à Guelma, la répression menée par cette milice officiellement dissoute, continuait toujours dans les faits. Et elle continua jusqu'au 25 juin».
On lit dans le rapport : «..... La Commission a retenu comme causes d'aggravation d'un malaise, qui déjà se manifestait avant 1939, la chute de prestige que la défaite de 1940 a fait subir à notre pays.... Les Oulémas apportaient un fanatisme capable toujours de susciter, dans certaines masses musulmanes encore frustes, le désir de la «Djihad», les évènements l'ont démontré.». Voilà qui est clair, les Algériens se sont révoltés parce qu'ils pensaient, à tort, que la France était vulnérable du fait de sa défaite.(3).
Le rapport désigne nommément les coupables, non parmi les bourreaux mais parmi les «inspirateurs de la manifestation»:
«Ferhat Abbas a pu mener une violente campagne contre l'ordonnance du 7 mars, coupable à ses yeux de poursuivre une politique d'assimilation qu'il entendait rejeter, sans que sa situation privilégiée ait paru ébranlée.».(3).
Le 27 février 2005, l'ambassadeur de France à Alger, Hubert Colin de Verdière, s'est solennellement recueilli sur la tombe des victimes du massacre de Sétif tués lors de la répression par les forces coloniales des manifestations pro-indépendantes du 8 mai 1945. «On retiendra, écrit Tarik Ramzi, qu'après avoir déposé une gerbe de fleurs devant la plaque commémorative, l'ambassadeur a parlé d'une tragédie inexcusable, lors d'un discours prononcé à l'université Ferhat-Abbas de Sétif. Fallait-il qu'il y ait hélas, sur cette terre un abîme d'incompréhension pour que se produise cet enchaînement d'un climat de peur, de manifestations et de leur répression, d'assassinats et de massacres?». «Les jeunes générations d'Algérie et de France n'ont aucune responsabilité dans les affrontements que nous avons connus. Cela ne doit pas conduire à l'oubli ou à la négation de l'Histoire», avant d'appeler au respect du devoir de mémoire quelle soit commune ou non commune.(4).
Une repentance est-elle envisageable?
Est-ce cela la repentance? La reconnaissance de la mémoire de Michel Barnier est-elle suffisante, On dit que les crimes contre l'humanité sont imprescriptibles. Le calvaire et la dégradation de la dignité humaine sont pour les survivants une seconde mort encore plus douloureuse. Il n'y a pas de mots pour qualifier les différentes catastrophes ou Nekba ou encore pour se faire comprendre en Occident, Shoah subies par l'Algérie durant le calvaire de la colonisation. Pour nous, c'était un génocide toujours renouvelé. Peut-on un jour imaginer un président français s'agenouiller devant les victimes de la barbarie coloniale, comme l'a fait Willy Brandt en Pologne devant les victimes de la barbarie nazie. Un trait d'amitié suppose d'abord un devoir d'inventaire de part et d'autre d'une façon apaisée. Ce «traité» serait le bienvenu si on pouvait arriver à écrire une histoire à deux mains où le pouvoir colonial français puisse reconnaître, enfin, sa faute envers les anciens «indigènes de la République». L'histoire ne retiendra de ce traité que cette dimension humaine et culturelle, tout le reste est conjoncturel devant la mémoire et l'identité.
A l'instar des Etats-Unis avec le Vietnam, il est nécessaire pour la France de regarder son histoire coloniale en face. Comment peut-on comprendre que la France demande pardon à la communauté juive pour la déportation sur ordre des Allemands, des juifs. Pourquoi ne le ferait-elle pas pour les millions de morts d'Algériens victimes du pouvoir colonial et dont les massacres du 8 Mai 1945, n'en sont qu'un épisode?
Il va sans dire que la France et l'Algérie sont des pays qui ont besoin l'un de l'autre. Des relations sereines auront le plus grand impact sur ces Français d'origine algérienne dont beaucoup se plaignent, à juste titre d'être encore les «nouveaux indigènes de la République». De plus, par ces temps de mondialisation rampante et de l'imposition de la «vulgate planétaire» qu'est devenue, selon Pierre Bourdieu, la langue anglaise, l'Algérie deuxième pays francophone apporte efficacement, sa contribution au quotidien, au rayonnement de la langue française, naturellement sans être indexée sur le machin de la francophonie.
(1). Liberté le 8 mars 2004.
(2). Le 8 Mai 1945. Site de la Ligue des Droits de l'homme.
(3). Rapport Tubert. Dans le site de la ligue des droits de l'homme.
(4). Tarik Ramzi : Hubert Colin de Verdière rend hommage aux victimes du 8 Mai 1945. L'Expression mardi 1er mars 2005.


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