« L'histoire a beaucoup de passages étroits, de couloirs ténébreux. » T. S. Eliot Mandela est attendu aujourd'hui en Algérie où il doit assister au jubilé de Ben Bella à Maghnia, dont il est l'invité de marque. L'illustre personnage fait désormais partie des grands de ce monde. Sa popularité, il ne l'a pas volée. Lorsque, le 11 février 1990, les portes de la prison Verster, au nord du Cap, s'ouvrent devant Nelson Mandela, il a 71 ans et vient de passer dix mille jours en captivité. Il est déjà un héros mythique. Il ne se contentera pas de cette aura, puisque dans les années qui suivront, en grand homme d'Etat, il changera le cours de l'histoire. D'un pays déchiré, au bord de la guerre civile, il fera une démocratie stable. Par son génie politique, sa rigueur intellectuelle et sa force morale, il donnera au monde une leçon de libéralisme et de générosité. L'Afrique du Sud, peuplée de 47 millions d'habitants, a eu une histoire complexe et compliquée. Les Britanniques s'emparent du Cap au début du XIXe siècle. Leur mainmise est officialisée par le Traité de Paris en 1814. Arrivent des colons anglais. Londres abolit l'esclavage en 1834. Les Boers s'estiment ruinés. En 1836, ils se lancent dans le « grand nettoyage » vers l'intérieur. Il y a de la place mais il y a aussi les autochtones tels les Zoulous et les Xhosas, l'ethnie des ancêtres de Mandela. Les Zoulous se battent contre les Boers, les Xhosas contre les Anglais. Il faudra huit guerres aux Britanniques pour venir à bout des Xhosas en 1879. L'affrontement entre les deux communautés blanches est exacerbé par la découverte de gisements de diamants en 1867 et des filons aurifères en 1885. Ce sera, de 1899 à 1902, la guerre des Boers, conclue par une paix des « gentlemen » qui confirme le racisme séculaire de la population blanche. En 1919, les deux provinces anglaises le Cap et le Natal s'associent avec les deux républiques Boers, l'Orange et le Transvaal, pour former l'union sud-africaine qui quittera le Commonwealth en 1961 pour devenir la République d'Afrique du Sud. L'exil ou la prison C'est à partir de 1948, avec la victoire aux élections parlementaires du Parti national, que l'apartheid s'affirme totalitairement. Les Afrikaners, descendants plus nombreux des Boers, ont désormais le pouvoir et imposent à la population une ségrégation raciale institutionnalisée, ne laissant aux opposants noirs que le choix entre le silence, l'exil et la prison. Les tenants du pouvoir chercheront à entretenir l'illusion d'un régime où les peuples sont séparés mais égaux avec la politique des Bantoustans, ces réserves tribales, au nombre de dix. C'est dans l'un des bantoustans, le Transkei, que naquit le 18 juillet 1918 Rolithlahla Mandela. A l'âge de 7 ans, dans la mission britannique où il allait à l'école on le baptisera Nelson. Son père était analphabète, païen et polygame. Il avait quatre épouses. C'était un chef héréditaire, petit-fils du grand roi Ngubengcuka. Le sentiment d'appartenir à une famille royale contribua grandement à forger l'extraordinaire confiance en soi de Nelson. En 1927 son père décède. Sa mère l'emmena à Mqhekezweni, la capitale tenibu. C'est là que Mandela s'imprègnera de la notion « d'unbutu » ou fraternité humaine. Elle sera inscrite plus tard dans la Constitution sud-africaine et ce sera le principe-clé qui inspirera les travaux de la commission Vérité et Réconciliation. Après l'absolution de l'apartheid, Mandela poursuit ses études dans d'autres établissements des missions chrétiennes. C'est à Fort Hare qu'il fit la connaissance d'Oliver Tambo, futur président du Congrès national africain (ANC) et son leader à l'étranger. Pour ses positions contestataires, Nelson est renvoyé et se retrouve à Johannesburg où il trouve un emploi comme veilleur de nuit. Puis ce fut un boulot de stagiaire chez un avocat juif de Johannesburg, Lazar Sidelsky. Il travailla pour trois autres cabinets blancs avant de s'associer à Tambo, qui avait choisi lui aussi le barreau. Mandela le boxeur Mandela, poids lourd, toucha à la boxe, car il était un grand admirateur du légendaire pugiliste américain Joe Louis. Mais c'est la politique qui allait s'emparer de sa vie. Son premier contact avec l'ANC eut lieu en 1943 lorsqu'il participa au boycott des bus. Le 2 décembre 1956, Mandela fut arrêté et inculpé de haute trahison dans le cadre d'un « complot » imaginé par le gouvernement. Lorsque Mandela revient chez lui en 1957 après avoir été remis en liberté sous caution, sa femme Evelyn n'était plus là. Nelson eut plusieurs liaisons, mais c'est avec une jeune assistante sociale de 16 ans sa cadette, Winnie, fille d'un directeur d'école, elle aussi originaire du Transkei, qu'il devait se remarier en 1958. Il en divorcera en 1996. Décidé à faire plier le régime, Mandela opte pour la lutte armée. Il entreprit le 10 janvier 1962 une tournée à l'étranger pour recueillir de l'argent et organiser la formation des combattants. De retour en Afrique du Sud, il fut arrêté. Le 7 novembre 1963, il fut condamné à 3 ans de prison pour incitation à la violence, plus deux ans, pour être parti à l'étranger sans autorisation. Lors de son procès, Mandela fit un plaidoyer flamboyant de quatre heures qui subjugua l'assistance. « Les Africains, déclare-t-il, veulent une juste part de l'Afrique du Sud. Ils veulent la sécurité et un rôle dans la société. Ils veulent le droit de vivre. » « Quant à moi, ajouta-t-il, je me suis voué à cette lutte du peuple africain, je me suis battu contre la domination blanche et je me suis battu contre la domination noire. J'ai chéri l'idéal d'une société libre et démocratique dans laquelle tous les hommes vivraient en harmonie et avec des chances égales. C'est un idéal que j'espère défendre ma vie durant. Mais, s'il le faut, c'est un idéal pour lequel je suis prêt à mourir. » La sentence fut rendue le 6 juin 1964. Mandela ne fut pas condamné à mort, mais à la prison à vie. Il avait 46 ans. La prison Mandela y restera 27 ans. Ce long temps joua en faveur du célèbre prisonnier. En 1981, le nouveau ministre de la Justice sud-africain Coetsee demanda un rapport détaillé sur le détenu. En voici la conclusion : « Il ne fait pas de doute que Mandela possède toutes les qualités pour être le leader noir numéro un de l'Afrique du Sud. Son séjour en prison n'a fait que renforcer, au lieu de diminuer sa position psycho-politique. Il a acquis le charisme-prison caractéristique des grands leaders des mouvements de libération contemporains. » Il fallut cependant neuf ans et des négociations serrées pour que Mandela retrouve sa liberté. Le 10 mai 1994, Mandela fut investi président au cours d'une cérémonie grandiose organisée à Pretoria et suivie dans le monde entier. Ce fut un triomphe, un événement de portée internationale qui n'avait rien à voir avec l'investiture de F. De Klerk cinq ans plus tôt à laquelle n'avaient assisté que quatre délégations étrangères. Cette fois-ci on comptait 4000 invités dont Castro, Clinton, Yasser Arafat, Julius Nyerere et trois des anciens gardiens de prison de Mandela. Dans son discours Mandela évoquera le renouveau et la réconciliation : « De l'expérience d'un extraordinaire désastre humain qui a duré trop longtemps dont toute l'humanité sera fière. » et il promit : « jamais, jamais, au grand jamais, ce pays ne fera de nouveau l'expérience de l'oppression de l'une par l'autre et ne connaîtra l'indignité d'être la honte du monde. » Un credo, le pardon Beaucoup considèrent que si Mandela est devenu célèbre, c'est avant tout parce qu'il a pardonné aux ennemis qui l'avaient jeté en prison. Avant de connaître les geôles, il avait été fort agressif soit comme boxeur, soit dans ses discours militants. « Quand j'ai envie de me bagarrer, disait son ami Tambo, je fais signe à Nelson. » Mandela fit de son pays un pont avec les pays riches. Il eut l'occasion de le démontrer lorsque le Mouvement des non-alignés, qui compte une centaine de membres, tint son onzième sommet à Durban en septembre 1998, sous la présidence de l'Afrique du Sud. C'était un moment fort et sans doute un bon point marqué par Nelson. « L'Afrique du Sud doit pouvoir dire que telle personne ou tel gouvernement a un comportement regrettable sans faire s'effondrer le cours de la Bourse. » Son expérience l'avait convaincu que la réconciliation était possible. Il était le refondateur d'une nation qu'il marquerait du sceau de la tolérance et de la coopération raciales, aussi fortement que ses prédécesseurs l'avaient marquée de l'intolérance et de la ségrégation. Lorsque son successeur Mbeki, victime de rumeur de complot, s'est trouvé affaibli, Mandela est venu à sa rescousse. « Le président Thabo est un homme remarquable. Il est intelligent, très brillant et travailleur. » Encourageant le devoir de mémoire, l'Afrique du Sud a tenté grâce à la commission Vérité et réconciliation de mettre à plat son douloureux passé. Les blessures sont profondes. Mandela a chargé son ami l'archevêque Desmond Tutu d'animer une commission devant laquelle viennent témoigner les victimes du régime d'apartheid, mais aussi les acteurs de la répression qui, s'ils en font la demande et se repentent sincèrement, pourront en échange obtenir l'amnistie pour leurs crimes. La mission de Truth and Reconciliation Commission est moins de condamner que de comprendre. Salutaire pour certains, l'exercice est terrible pour d'autres. Elle pourrait donner bien des idées chez nous, au moment où le débat sur l'amnistie suscite des réactions passionnées, voire passionnelles... Invité par Ben Bella, pour son jubilé, Mandela compte parmi les illustres personnages conviés à cette célébration. Une grande amitié lie les deux hommes qui ont en commun un passé de captivité. Pour rappel, Mandela est déjà venu en Algérie, au lendemain de l'indépendance où il a effectué une préparation militaire. Dès sa sortie de prison, il s'est déplacé à Alger en juin 1991, mais la situation était telle que sa visite était passée inaperçue. Après sa retraite, Nelson est devenu un président de cérémonie, qui porte la voix de son pays aux quatre coins du monde. Il a grandement contribué à l'élection de l'Afrique du Sud, pour abriter la Coupe du monde de football en 2010, malgré les réticences dues à l'insécurité et au sida qui frappent ce pays de plein fouet. Parcours Fils d'un chef Thembu, Mandela est né en 1918 dans la province sud-africaine de l'Umtata. Il étudie à Fort Hare, d'où il est renvoyé pour avoir participé à une manifestation d'étudiants, et à l'université de Wirwatersrand, où il obtient un diplôme en droit en 1942. En 1944, Mandela adhère au Congrès national africain (ANC). Lorsque le Parti national arrive au pouvoir, en 1948, et introduit l'apartheid, Mandela et l'ANC résistent à la politique raciste du gouvernement. En 1956, Mandela est arrêté, jugé pour trahison, mais il sera acquitté en 1961. Après le massacre de Sharpeville en 1960, l'ANC et le Congrès panafricain sont interdits. Mandela abandonne alors la stratégie non violente de l'ANC et fonde une organisation militaire, Umkhonto we Sizwe. En 1962, il est condamné à cinq ans de travaux forcés et, en 1963, il est inculpé, avec d'autres leaders, de sabotage, trahison et complot. Pour ces faits, il est condamné en 1964, avec sept autres militants, à la prison à vie. En 1990, après 27 ans de prison de détention pour raisons politiques (ce qui est un record), le président F. W. De Klerk supprime l'interdiction de l'ANC et libère Mandela, qui est élu président de l'ANC en 1991. Il obtient le prix Nobel de la paix en 1993.