l'assassin brûla le cerveau iconoclaste. Cet acte odieux ouvrit une sombre page de la pire ignominie dans l'histoire comportementale des lettrés et intellectuels algériens de la décennie noire. Nombreux bonimenteurs et bonimenteuses et indignes simulateurs de victimes sautèrent sur cette morbide occasion toute conjoncturelle pour mettre sur pied de sordides stratégies de redéploiement à l'abri du « qui tue qui ? ». C'était à qui pouvait se faire envoyer des lettres anonymes de menaces. Les fetwate préfabriquées coûtaient la bagatelle d'un salaire (ou l'équivalent en monnaie forte) de haut cadre nommé par décret présidentiel. Plut à Allah, celles-ci se déversèrent, telle une averse généreuse tant espérée, sur certains spécifiques départements moribonds des instituts de l'université algérienne. Le « Djazaïr » prenant de l'eau au risque d'un naufrage, quelques membres d'équipage subitement déguisés en Mickey-Mouse le quittèrent par la proue. Des canots de sauvetage les attendaient pour évacuation d'urgence. Ainsi, les néo-réfugiés inventèrent-ils les uniques boat people, sorte de nefs frigorifiques pour cervelles en fuite, dont la plupart sclérosées ou congelées, furent renvoyées en quelques mois à peine d'universités provinciales de troisième catégorie et à destination des ghettos d'origine sans égards pour leurs supplications aguichantes ni sans scrupule pour leurs affectées pleurnicheries. Des inconnus, sans être illustres, et des effacés, sans être forcément médiocres, surgirent par vagues successives comme des taupes et essayèrent de se faire entendre à défaut de se faire lire, banalisant sciemment et à l'excès cette noble écriture du risque composée de mots, de phrases, de vers, d'articles, d'essais, de commentaires et de philippiques, ou encore de cet engagement que Tahar venait de payer au prix fort de la vie. Tahar, le pur, bien loin de se douter, allait engendrer et cloner en séries funestes ces vigiles vampires qui simulaient des lamentos de bacchantes sur son catafalque. Il savait par contre et de longue date, pour me l'avoir confié dans son bureau de l'hebdomadaire Ruptures, à quelques jours de son assassinat, en présence de Arezki Metref le compagnon irréductible, qu'il allait devoir payer, un jour ou l'autre, le prix fort à la médiocratie, surtout à la traîtrise. Il avait un sens prémonitoire aiguisé et une lucidité peu commune. Mais jamais il n'aurait pris le large. Sa moustache de bouc et son regard d'épervier n'auraient jamais toléré une telle « fin de partie ». Plutôt Artaud que Beckett. Non, ce ne fut ni un « khanjar boussaâdi » ni un « khodhmi » amazigh qui l'aura égorgé. Je ne crois guère que ce fut un « seif » identitaire, encore moins un « sikkin » citoyen qui le menacèrent. Non, ce ne fut pas non plus un coup de feu d'un estivant « meursautlement » (version camusienne) ou « myrtensoleillement » (version T. Djaout) meurtrier, aveuglé d'insolation acérée, étouffé par un souffle marin incandescent qui aura écourté ses rêves marins d'Azeffoun. Son meurtrier, en le visant à la tête pour éparpiller son impertinent cerveau de démocrate, conjurait un sort et frappait surtout les imaginations couardes et lâches. Son meurtrier, en le visant à la tête, savait qu'il allait vider certains départements en provoquant une embardée de désertions à la faveur de rumeurs de francophobie hystérique, diaboliquement orchestrées pour ce faire et en ce temps-là précisément. C'était il y a douze ans déjà. L'étêtement ritualisé ou la décapitation pratiquée avec délectation sur les routes, à l'occasion de barrages de castors, aura longtemps été la seule exécution ayant eu un véritable sens dans notre pays. Avant, nos ancêtres se contentaient de couper le nif, châtiment exemplaire pour les lâches. Aujourd'hui, la décapitation par égorgement vise à anéantir l'intellect, en ce qu'elle détruit d'un seul coup, un seul et unique coup, tous les sens... de l'intellection (l'honorable odorat, le savoureux goût, la perçante vue, l'indiscrète oreille). L'étêtement est donc une peine, la vraiment capitale. Paradoxalement, c'est celle qui paraîtrait la plus noble vu que le sens du toucher n'est visé selon la sacro-sainte charia encore en vigueur que par la coupe de la main chez les anachroniques orientaux des pays des morts de soif où jamais il ne pleut et où l'on n'inventa jamais rien et surtout pas le paratonnerre. Tout cela peut paraître aujourd'hui macabre. Mais il est des vérités qu'il ne faut jamais taire, (par mémoire fidèle) surtout quand l'histoire des héros martyrs se mue subitement en une farce de fantoches pantins. L'horrible assassinat de Tahar fut l'acte de naissance d'une médiocratie embusquée en gestation. Des plumes s'acharnèrent à banaliser son texte pour étoffer des dossiers de candidature pour des redéploiements de carrière. Aussitôt venue au monde, la raboujocratie n'allait pas tarder à monopoliser toutes les structures sociales en loges initiatiques, castes fondées sur la soumission, la complicité, la connivence, l'escroquerie, la complaisance, la traîtrise, la flagornerie, le clientélisme régionaliste et surtout la corruption. Tout ce contre quoi, s'il fallait mourir, autant mourir debout et surtout en parlant. L'assassinat de Tahar s'expliquerait par le fait que de tous les « Tahar » (le pur, le purificateur selon la sainte langue du Premier Adam de la tradition farabienne), il fut, en cette période intellectocide qui perdure, le seul dont le prénom le condamnait justement au sacrifice, par prédestination. Beaucoup d'autres allaient faire de l'ignominie leur sacerdoce culturel. Au solstice des barbelés, quand tournoient les guêpes autour des cages de l'oiseleur engourdi dans les rets de sa sieste, la douceur marine envahit la somnolence zénithale de rêves de pseudo-cousines aux yeux clairs comme une ondée mais lourds de lubricité, aux cils longs et fardés de kohl colchiqueux des hôtesses de maisons closes, aux lèvres cramoisies de cerises comme les mannequins pour diplomates, obsession de ces nymphes hystériques et si fragilement provocatrices, alors, et seulement alors, Tahar se dresse dans les mémoires en ébullition de douleur comme s'était dressé dans sa chambre parisienne face à un journaliste dépité, le spectre terrible et desséché du Mahdi fondateur et ancêtre vigile, procureur pourfendant des peintres incas, gais lurons, amants de couturières faussaires, démasquant de javellisées monitrices de centres aérés plagiaires et langue de p... ., débusquant des douairières d'imagination stérile et veuve de l'esprit et enfin accusant un saltimbanque, escroc et rabouj cicérone de péripatéticiennes gloutonnes d'aventures dans de nocturnes transalpins express. Ce délire, que vient de provoquer en moi la lecture mémoire de certaines nouvelles de Tahar Djaout, résulterait de mon attention captée par un texte assez original (encore une controverse indirecte et subtile avec A. Camus). Dans Les rets de l'oiseleur, convoquant sa « lucidité source de son sortilège : Myrte », le narrateur nous livre une pensée qui perce « son esprit malade », torturé par « la plage chauffée comme une forge d'où giclait le désir et sur laquelle planait le souffle de la volupté »*. La mort, au rendez-vous, était encore une fois sur une plage, avec le soleil noir, ni celui de Nerval ni celui d'Isidore Ducasse. C'est cette nouvelle que j'aurais voulu longuement présenter. Mon despotique et consciencieux délire m'aura imposé son diktat pour conformité à la conjoncture. Une autre nouvelle aurait, également, été plus indiquée, certainement plus parlante : Le dormeur et le train de l'espérance, sans doute le Genève-Lyon-Monte-Carlo (p.53-69) où le chanceux cocu qui s'ignore dort profondément alors que se joue dans les toilettes la farce moliéresque pour un Arnolphe météorologue bêta-béat de sa perfide et nymphomane adultère épouse. A une autre fois. Tu seras vengé Tahar. Parole de nif. *Tahar Djaout : Canicule, in Les Rets de l'oiseleur, ENAL, Alger, 1984, page 137