Il fut un temps, au début du XIXe siècle, le monde vivait sans le maelstrom pétrolier. Durant la Seconde Guerre mondiale, alors que le charbon assurait l'essentiel des besoins énergétiques de l'humanité, le niveau des réserves prouvées de pétrole, à l'échelle de la planète, n'était que de 6 milliards de tonnes, soit l'équivalent de ce que consomme actuellement l'humanité en 18 mois seulement. A toute chose malheur est bon, les deux guerres mondiales ont été pour beaucoup dans le développement des progrès technologiques en matière d'énergie. Le charbon qui contrôlait plus de 94% du bilan énergétique mondial à la veille de la Première Guerre mondial ne le sera qu'à hauteur de 70% au lendemain de la Seconde Guerre mondial, cédant ainsi au pétrole plus de 20% de sa part dan le bilan énergétique. Aussitôt, le pétrole n'a cessé de dominer les préoccupations premières des milieux industriels du XIXe siècle. Mais il a fallu attendre le boom économique des années 1960 pour voir l'or noir supplanter le charbon. Les réserves mondiales de pétrole passent alors de 42 milliards de tonnes en 1960 à 90 milliards en 1975, soit une augmentation moyenne de 8% par an. Ce niveau s'est maintenu jusqu'au milieu des années 1980 pour connaître, ensuite, une reprise de croissance annuelle éclaire de 10%, le ramenant à 136 milliards de tonnes en 1990. Depuis, les réserves mondiales n'ont pratiquement pas évolué. Leur niveau s'est stabilisé autour de 140 milliards de tonnes du fait de la croissance de la consommation et de l'amaigrissement de la taille des découvertes. A présent, le monde consomme 9,5 à 10 milliards de tonnes équivalent pétrole (TEP) par an, dont 66% proviennent du pétrole (42%) et du gaz (24%), 26% du charbon et 8% des énergies renouvelables. Ces chiffres peuvent être légèrement différents d'une source à l'autre. Durant la dernière décennie (1990-2000), la consommation du gaz a enregistré le plus grand taux de croissance annuelle avec 2,2% contre 1,8% pour le pétrole et 1,1% pour le charbon, ce qui donne un taux global de 1,7% en dépit de quelques ralentissements économiques. Rien qu'à ce taux, le monde consommera un minimum de 13 milliards de TEP par an vers les années 2020-2025, soit 40% de plus qu'aujourd'hui. Il est attendu des taux annuels de 3 à 4% dans les pays industrialisés et 1,7 à 2% dans les pays émergeants. Les statistiques basées sur l'expérience du passé montrent qu'à cette échéance les hydrocarbures assureront près de 73% des besoins énergétiques, dont 45% pour le pétrole, 28% pour le gaz, 17% pour le charbon et 10% pour le renouvelable (nucléaire, éolienne, hydraulique, solaire, etc.). Les taux de consommation du pétrole seront plus importants dans les pays émergeants et à économie de transition (2 à 3%) que dans les pays développés (1 à 15%). Cette percée du pétrole dans le bilan énergétique demeurera naturellement porteuse de périodes de fluctuation occasionnelles des prix, liées à des causes diverses et bien connues qu'on peut qualifier de facteurs « court terme » ou « épisodiques » : facteurs politiques, économiques (croissance ou récession), comportement de l'OPEP, niveau des stocks, facteurs naturels (comportement des saisons), sans oublier les spéculations auxquelles le marché peut-être plus réactif. Mais l'impact de tous ces facteurs sur l'économie sera, comme d'habitude, limité dans le temps. Il y a toujours une manœuvre, dans un sens ou dans l'autre, ramenant le prix du baril à un niveau acceptable, notamment par de grands consommateurs et à leur tête les Etats-Unis d'Amérique. Ces derniers, réagissant à la bonne tenue du baril, ont souvent menacé l'OPEP par le recours aux réserves stratégiques ou, pis , aux sanctions à l'encontre de tous les pays ne contribuant pas à la baisse du cours, comme cela a été le cas en mars 2000, à la veille de la réunion de l'OPEP à Vienne, quand la chambre des représentants a voté cette recommandation, alors que le baril, ne coûtant que 25 dollars, était jugé excessivement cher par Washington. En effet, un passage du prix de 20 à 25 dollars, par exemple, faisait perdre aux pays consommateurs des milliards de dollars selon la durée du maintien de la hausse des prix. Mais, au fond, ce déficit ne représente que moins de 1% de leur PIB. Pour les pays de l'OPEP, le même déficit mettrait, en revanche, facilement ses membres en proie à des crises de trésorerie lourdes de conséquences. Cependant, contre toute attente, le baril peut se maintenir malgré l'avènement de facteurs favorisant son raffermissement ou son effondrement. Les attentat du 11 septembre 2001 contre le WTC et le Pentagone américains, l'explosion de l'usine pétrochimique à Toulouse (France), la fusillade d'Amsterdam, l'hémorragie cérébrale de l'Emir Jaber Al Ahmed Al Sabah du Koweït, se sont produits dans la période du 11 au 21 septembre 2001, mais le marché pétrolier n'a pas trop réagi. Le prix du baril est resté proche des 26 dollars. En règle générale, l'évolution en dents de scie du prix nominal du baril montre clairement que les fluctuations liées aux facteurs « épisodiques » sont éphémères, comme le sera, certainement, l'embellie actuelle. En dehors de ces vacillations, la tendance générale des prix est de type ascendante dans le temps. Elle le restera du fait de la demande grandissante édictée par la mondialisation. Pour rappel, le prix moyen du baril pratiqué par l'ensemble des pays pétroliers est passé de 4 à 5 dollars dans les années 1960 à quelque 12 à 14 dollars en 1974, au lendemain de la guerre de Kippour d'octobre 1973. Aujourd'hui, l'amplitude de variation des prix se situant, en moyenne, entre 30 et 40 dollars, une chute des prix, prolongée, au-dessous de 15 dollars, serait, aux yeux de tous, une péripétie mirifique. La crise économique des pays sud-asiatiques durant l'été 1997 a été pour beaucoup dans la déprime du marché au début de l'année suivante, quand le baril a dégringolé sous la barre des 10 dollars. De l'avis de tous, ce prix « anormalement bas » devant la fourchette habituelle de l'époque (16 à 20 $/baril). C'est dire que cette fourchette est pleinement entrée dans les mœurs d'un marché conjoncturel imposé par la croissance soutenue des besoins mondiaux, lesquels ont repoussé le cours à hauteur de 28 dollars en 2000. Le mécanisme d'ajustement des prix, décidé à Vienne en juin 2000 (accord de maintien d'une fourchette entre 22 et 28 dollars), quoique tombé aujourd'hui en désuétude, était alors en parfaite harmonie avec les conditions économiques qui sévissaient. Cette escalade dans le temps du prix moyen du baril est, en fait, une mutation graduelle et naturelle du marché pétrolier durant les quarante dernières années. L'offre et la demande ont constitué, jusqu'ici, les seuls baromètres du marché pendant que la planète suinte encore de pétrole. Il s'agit d'une mutation en aval du marché étant donné que l'homme, vu ses besoins et ses objectifs, est le principal générateur. Pour les années à venir, le virage du marché pétrolier pourrait être généré et imposé, en amont cette fois-ci, par la concomitance de deux facteurs « long terme », en l'occurrence le niveau des réserves mondiales et surtout le ratio « découvertes-production » qui jouera certainement un rôle déterminant, d'une part, et les nouvelles conditions géopolitiques d'autre part ; le taux de renouvellement des réserves varie en effet d'une région à l'autre, selon le plateau de production et la taille des découvertes. Ce ratio s'annonce déjà inquiétant dans les régions consommatrices, comme l'Amérique du Nord et l'Europe où le taux actuel de compensation des réserves consommées ne dépasse pas 10% pour le pétrole et 30% pour le gaz. C'est évidemment dans les régions qui consomment le moins que ce taux est le plus élevé (jusqu'à 200% pour le pétrole et 700% pour le gaz, en Afrique de l'Ouest par exemple). Ces mêmes régions, dont l'offshore, contrôlent aussi plus de 60% des découvertes pétrolières et 75% des découvertes gazières réalisées durant cette fin du deuxième millénaire, période considérée comme exceptionnelle en matière de nouvelles découvertes. Celles-ci ont totalisé quelque 30 milliards de barils de pétrole et des centaines de milliards de mètres cubes de gaz. Mais à l'échelle mondiale, ces beaux résultats ne correspondent qu'à un remplacement des réserves produites de 50% pour le pétrole, et 80% pour le gaz. Les taux de remplacement des volumes de pétrole produits seront de moins en moins rassurants, notamment dans certaines régions occidentales où le baril consommé sera difficilement régénéré, sinon à très haut coût. Les perspectives du marché pétrolier s'annoncent, de la sorte, teintées de l'inéluctable dépendance des gros consommateurs à l'égard des gros producteurs avec le concours des nouveaux supermajors issus des dernières méga fusions, et dont l'économie d'échelle de type « From well to wheel » vient rappeler, un peu, la situation du XIXe siècle, quand le Cartel d'alors gouvernait la politique pétrolière mondiale. En effet, après l'adoption de la loi antitrust par le gouvernement américain, protégeant l'environnement concurrentiel des échanges commerciaux et l'éclatement de l'empire de Rockefeller, 6 ou 7 sociétés majors se disputaient avec acharnement non seulement le marché américain, mais aussi mondial. Devant les restrictions fiscales américaines, les majors se lancent dans l'aventure internationale, mais la surproduction de l'après-Première Guerre mondiale a contraint les principaux acteurs (Standard Oil, Royal Dutch Shell et British Petroleum) à s'unir avec l'idée de sauver leurs intérêts érodés par la pratique baissière des prix. Ainsi est né le Cartel, le 17 septembre 1928, en Ecosse. Comme pour l'OPEP de nos jours, les quotas de commercialisation sont fixés pour chacun des membres du Cartel. Ce dernier joue le rôle de sauveur des pays consommateurs en termes d'approvisionnement pour leur croissance économique, mais il sait aussi que les plus grosses réserves que recèle la planète se trouvent dans les pays pauvres ou émergeant en Amérique latine, en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient. Les majors du Cartel se partagent ainsi les provinces mondiales par l'octroi de concessions (droit de propriété sur les gisements et les aires d'exploration) couvrant parfois la quasi-totalité du pays cédant pour une durée allant jusqu'à 99 ans et avec des prélèvement fiscaux modestes. Cette situation a notamment marqué la période allant jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dans les années 1950, la valorisation de zones par les découvertes réalisées sous le Cartel motiva les pays cédants à exercer un contrôle sur la gestion de leurs domaines miniers par le biais des nationalisations ou des termes contractuels moins alléchants (augmentation de la redevance, de l'impôt sur le revenu, etc.), poussant ainsi les multinationales à s'inscrire auprès de l'administration fiscale du pays d'origine, afin d'éviter une double taxation. La menace des intérêts du Cartel est allée crescendo avec le boom économique mondial des années 1960 et les besoins croissants de la consommation. Son monopole commence ainsi à être secoué par la percée de compagnies indépendantes et la naissance de sociétés nationales, notamment dans les pays cédants qui contrôlent de plus en plus et de près les activités des multinationales, et y participent de manière beaucoup plus significative par des contrats ou codes pétroliers beaucoup plus fidèles au principe de la souveraineté des Etats. Les nationalisations et la révision du régime de concession et sa substitution par des contrats de partage de production donnent naissance à de « gros Etats pétroliers » qui, par leurs immenses réserves, tentent de rééquilibrer le marché en leur faveur, attentant ainsi au monopole des « gros majors pétroliers ». Mais ces derniers, soutenus par les compagnies nationales des pays industrialisés, ont pu contrôler l'offre et la demande du fait qu'ils assurent l'essentiel des opérations pétrolières dans le monde, détiennent les dernières technologies d'exploration-production et mettent sur le marché d'énormes quantités de brut sans se soucier trop de sa déprime. Il est connu que la contribution du secteur pétrolier dans le PIB des pays industrialisés ne dépasse pas les 5 à 10%, alors que 80 à 95 % des revenus de beaucoup d'Etats pétroliers proviennent du pétrole. La naissance de l'OPEP La déprime du marché par les chutes dramatiques du prix du brut anima, cette fois-ci, les pays exportateurs qui décident de s'organiser, à leur tour, autour d'un objectif contrecarrant la politique des multinationales pour la stabilisation des prix. Ainsi est née, le 10 septembre 1960, à Baghdad, et à l'initiative du Venezuela, une autre génération de Cartel, en l'occurrence l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), regroupant, dans un premier temps, l'Irak, l'Iran, l'Arabie Saoudite, le Koweït et bien entendu le Venezuela. Elle s'est élargie ensuite à d'autres pays producteurs ; le Qatar (1961), l'Indonésie (1962), la Libye (1962), les Emirats arabes unis (1967), l'Algérie (1969), le Nigeria (1917), l'Equateur (1973) et le Gabon (1975). Ces deux derniers ayant quitté l'organisation dans les années 1990, celle-ci ne compte, aujourd'hui, que 11 membres, avec l'Irak. Même si la discipline a fait parfois défaut au sein de l'OPEP d'aujourd'hui, la naissance de cette organisation est venue à un moment propice, marquée par une demande encore plus importante liée aux conditions économiques contemporaines. De par ses réserves qui représentent 79% des volumes prouvés de la planète, cette organisation a réussi à remodeler le paysage économique mondial et prescrire un bras de fer aux producteurs non OPEP (NOPEP) et notamment le bloc OCDE qui consomme beaucoup plus qu'il ne produit. La force de l'OPEP a vu son apogée dans les années 1970 où sa production assurait plus de la moitié de la demande mondiale. Cette organisation a presque imposé un marché de type producteur-vendeur à la faveur d'un prix répondant largement à la souveraineté des Etats membres pendant qu'augmentaient les besoins des pays consommateurs. Produire peu pour vendre cher était une des stratégies de l'OPEP, stratégie égayée, parfois, par des situations conflictuelles ou économiques impliquant des acteurs pesants. La crise iranienne à la fin des années 1970 et l'arrêt des exportations irakiennes ont porté le prix du baril à plus de 35 dollars, voire plus de 40 dollars au marché spot. Dans le même temps, la fiscalité instaurée par l'OPEP (85% sur le revenu imposable et 20% de redevance) met les compagnies occidentales dans une posture peu confortable, ouvrant ainsi le champ à l'investissement dans les pays NOPEP, plus attractifs en matière de fiscalité (autour de 50% du revenu imposable), mais pas forcément en matière de potentiel pétrolier qui reste à évaluer. Néanmoins, l'effort exploration dans ces pays, durant les années 1970-1980, n'a pas tardé à mettre en évidence de grosses découvertes de pétrole en Afrique noire, au Sud-Est asiatique, en Asie orientale, en Mer du Nord, etc., découvertes dont le développement rapide a permis aux multinationales de stimuler leurs activités avales en injectant sur le marché des quantités de brut effritant la stabilité de la stratégie de l'OPEP qui ne contrôle plus que quelque 30 à 35 % de la demande mondiale (les capacités de production OPEP étant également limitées). (A suivre)