Dans cet entretien, Mme Louisa Hanoune analyse la politique économique du gouvernement. Elle estime que la priorité des priorités réside dans la sauvegarde de la nation algérienne, laquelle passe par le règlement d'un certain nombre de dossiers politiques épineux. Le chef du gouvernement a récemment présenté le bilan d'une année d'exercice après l'élection du Président Bouteflika. Avez-vous été rassurée par les réformes économiques qu'il a défendues ? Peut-être faut-il rappeler quelles sont les préoccupations que nous avons exprimées. Au centre de toutes les interventions des députés du Parti des travailleurs se trouvait la défense de la nation. Avec les développements mondiaux en cours, c'est, à nos yeux, la question centrale. Nous sommes en train de voir des pays s'effondrer l'un après l'autre, à l'approche d'échéances électorales. Le dernier sur notre continent est le Togo. Je ne sais pas ce qui va se produire au Liban. L'Egypte plonge aussi dans la crise. Nous ne pensons pas que ce soit le produit de simples divergences internes à ces pays. C'est lié, pour les pays du Maghreb et du Machrek, au plan du Grand Moyen-Orient (GMO). Pour l'Afrique, à chaque fois qu'il y a une crise, il y a une découverte de pétrole. Tous les pays qui se sont effondrés ont privatisé et appliqué les réformes. Le chef du gouvernement a dit qu'il n'y a pas d'atteintes aux intérêts des travailleurs ni aux libertés syndicales. Nous avons les preuves du contraire. Celui qui a acheté les eaux minérales de Ben Haroune a dit publiquement : « Moi, je préfère avoir quelques délégués syndicaux, mais pas de syndicat. » Il y a eu atteinte au droit des travailleurs. Le chef du gouvernement a été induit en erreur par ceux qui l'ont informé. Celui qui a racheté les eaux minérales a donné la « zakat », soit 3000 dinars par travailleur. Nous avons les fiches de paye. Il n'y a pas eu d'augmentation de salaires. Il a bel et bien réduit de 2000 dinars les salaires de janvier 2005 après avoir pris possession de l'entreprise. On annonce aussi que les travailleurs font les 3x8 : si cela est introduit comme un élément nouveau pour augmenter la production, cela signifie que l'effectif des travailleurs a triplé. Ce n'est pas le cas. Ils travaillent jusqu'à douze heures, c'est de l'exploitation. Pour ISPAT, celui qui a racheté ce fleuron de l'économie, a-t-il donné un seul centime aux caisses de l'Etat en contrepartie des 70% qu'il a pris ? Pourquoi c'est l'Etat qui paye 2500 DA, c'est-à-dire le tiers des salaires des travailleurs, recrutés dans le cadre du préemploi, des diplômés universitaires. Combien de travailleurs permanents ont été licenciés, puis remplacés par des contractuels ? Maintenant qu'ISPAT a fusionné avec Metal Steel, tous ses engagements se sont volatilisés. Nous voulons qu'il y ait un Etat, qu'il ne se disloque pas. Nous avons écouté avec intérêt ce qui a été dit par le chef du gouvernement, quelquefois il a fallu décrypter. Je peux comprendre qu'on ne puisse pas à certains moments répondre à toutes les questions. Mais nous sommes très inquiets. Pour ce qui nous concerne, nous avons fait une démonstration pour dire : voici l'état des lieux, voilà ce que sont en train de subir d'autres pays qui ont eu à appliquer cette politique. Devons-nous suivre cette voie-là ? Pourquoi ne pas chercher la voie du salut ? Nous avons posé le cas de nombreux pays d'Amérique latine et d'Afrique. De plus, aujourd'hui, nous nous portons bien financièrement. Nous n'allons pas nier qu'il y a un effort considérable dans les investissements, 55 milliards de dollars ce n'est pas rien. Pour notre part, nous pensons que le rejet de la Constitution européenne massivement en France et en Hollande devrait être médité. Pourquoi se précipiter sur l'accord avec l'UE et l'OMC ? Pour le gouvernement, les mesures prises, notamment la loi sur les hydrocarbures, sont plutôt protectionnistes... Non, malheureusement. La loi qui a été soumise à l'APN ne protège nullement Sonatrach. La société nationale n'a aucune priorité : elle ne peut prendre un contrat que si elle en a les moyens. Si elle a les moyens, elle peut prendre jusqu'à 30% des gisements découverts. Ce n'est donc plus un droit. Si elle ne représente plus l'Etat, n'est plus une puissance publique, elle sera complètement rabougrie. Je vous cite des exemples précis : en Bolivie, au Venezuela et en Argentine, les entreprises pétrolières et gazières nationales ont subi le même sort, elles sont devenues des coquilles vides. Les multinationales ont tout pillé. Aujourd'hui, leur réhabilitation dans leur mission initiale est en débat dans ces pays. Les revenus de l'Etat algérien par rapport à ce qu'on perçoit aujourd'hui ne représenteront qu'entre 20% et 25%, parce que l'Etat prend les 51% sur tout contrat et que Sonatrach sera une entreprise publique comme les autres, et encore, ouverte plus tard certainement. Nous avons introduit un amendement pour proposer que tout ce qui a été réalisé jusque-là droit rester en l'état, pour Sonatrach. Notre amendement a malheureusement été rejeté, comme tous les autres d'ailleurs. Nous avons voulu diminuer la casse. Pour cette raison, nous avons dit : s'il ne nous est pas possible de modifier ne serait-ce qu'une virgule, c'est donc la démonstration que cette loi n'est pas algérienne. Elle est dictée d'ailleurs, comme l'a dit le chef de l'Etat lui-même. Au Venezuela, ils sont en train de revoir les contrats. En Bolivie, le Parlement vient de voter une loi permettant de relever les taxes sur les revenus des multinationales à hauteur de 50% et la question de la renationalisation est posée. Alors, pourquoi dénationaliser chez nous ? Cela est incompréhensible et inacceptable d'autant que nous ne sommes pas totalement asphyxiés par la dette comme en 1988 et qu'il s'agit de notre principale source de revenus. Justement, selon le gouvernement, il faut aller vite dans les réformes en raison de l'embellie financière... Non ! Il y a une contradiction majeure. Le chef du gouvernement dit qu'il y a un tiers des entreprises publiques en déficit. Donc, il y a 800 entreprises qui se portent très bien, qui n'ont même pas besoin d'un soutien de l'Etat. Il faut les laisser. 2300 entreprises ont été privatisées en dix ans par tous les pays de l'Afrique subsaharienne. Une moyenne de 40 entreprises par pays. Pourquoi, chez nous, on doit privatiser 1200 entreprises ? Pourquoi un tel zèle ? Il y a une différence entre céder 30% du capital d'une entreprise en difficulté et céder des joyaux. L'entreprise Simas des chaudronneries liées à l'activité pétrolière a eu un partenariat avec les Canadiens et les Espagnols, eh bien elle vient d'être liquidée. Sur les 3500 travailleurs que compte le secteur, 450 sont laissés sur le carreau immédiatement et le même sort attend les autres. Le chef du gouvernement ne peut pas dire qu'il n'y a eu que 400 licenciements en 2004. Nous voulons un débat sur l'économie nationale, les travailleurs n'ont pas pu s'exprimer. Ils méritent mieux que ça, ils méritent qu'on préserve leurs droits, une amélioration de leurs salaires. Il ne peut pas nous convaincre que la seule issue pour les travailleurs, ce sont des contrats de 3 ou 6 mois par an. Ce ne sont même pas des contrats renouvelables. Le chef du gouvernement n'a pas répondu à la question de la contractualisation. L'embellie financière devrait, au contraire, nous permettre de préserver l'outil de production. Le gouvernement algérien doit avoir une stratégie industrielle, il ne peut pas continuer à compter sur des hypothétiques investisseurs étrangers. Est-ce que ces choix ne s'imposent pas de fait, quand on sait que les entreprises ont 200 milliards de dinars de découvert bancaire, la SNVI à elle seule en cumule 40 milliards ? Pourquoi la SNVI ne bénéficierait-elle pas des mêmes avantages que l'Etat a consentis pour ISPAT ? Quant aux recettes générées par les privatisations, est-ce qu'on a besoin d'argent aujourd'hui ? Nous ne sommes plus en 1988 ni en 1995. On a de l'argent, alors il faut l'investir. On veut relancer la production, il faut donc augmenter les salaires pour augmenter la consommation et améliorer les conditions de vie des travailleurs. A ce moment-là, le gouvernement aura la confiance du peuple. Parce que, quoi qu'il arrive comme menaces étrangères, c'est le peuple qui se dressera. Comme le peuple vénézuélien l'a fait lorsqu'un référendum lui a été imposé sous la pression étrangère pour destituer le Président Hugo Chavez. C'est le peuple qui a dit « non » parce que Chavez respecte ses engagements envers les travailleurs, les paysans, qu'il veut consacrer la souveraineté nationale. Le gouvernement s'est enorgueilli de l'accord avec l'UGTA, en accusant les autres syndicats de pécher par manque de représentativité. Est-ce réellement un problème de représentativité, ou comme l'estiment certains, le gouvernement mène le jeu tout en désignant son adversaire ? Nous, nous sommes très à l'aise par rapport à cette question : nous sommes « ugétéistes ». Nous recommandons à nos militants d'être à l'UGTA, car nous sommes pour l'unité des travailleurs. Nous n'avons de problème avec aucun syndicat. Ce n'est quand même pas nous qui avons dans les années 1990 fait la loi sur le multisyndicalisme. Nous ne pensons pas que le gouvernement de l'époque cherchait à établir la démocratie. C'était surtout pour fragiliser l'UGTA. Aujourd'hui, il y a un état de fait : l'Algérie a ratifié la convention de l'OIT qui consacre le droit à l'organisation syndicale, selon des normes bien sûr. Si des syndicats autonomes répondent à ces normes, du point de vue de la représentativité, ils doivent être reconnus. C'est à leurs bases de décider. L'UGTA, quant à elle, représente la majorité des travailleurs algériens. Mais par delà les appartenances syndicales, les travailleurs ont tout intérêt à réaliser l'unité autour des revendications. Cela dit, le droit de grève, consacré par la Constitution et par la convention de l'OIT, ne doit pas être aliéné. Ce qui s'est passé avec les enseignants et les médecins est une atteinte à ce droit. S'il n'y avait pas une dégradation des conditions de vie, les travailleurs n'auraient pas besoin de faire grève. Vous conditionnez la défense de la nation, la priorité des priorités, que vous venez d'évoquer, par le règlement de dossiers politiques épineux. Lesquels ? Pour que la nation algérienne soit libre dans ses choix, pour que personne ne nous menace de sortir le dossier des disparus devant l'ONU ou du TPI, nous devons leur ôter les cartes. Le dossier des disparus a connu des avancées, alors accélérons-le. Que les familles sachent ce qui est arrivé, qu'elles puissent tourner la page. Que l'Etat les prenne en charge comme il l'a fait pour la Kabylie. Il doit dire toute la vérité. Ce ne sont pas des disparitions en temps de paix, c'est différent de ce qui s'est passé dans d'autres pays en relation avec la nature des régimes. C'était la guerre. Il y a eu des disparitions des deux côtés, les acteurs étaient multiples. L'autre dossier est celui de la Kabylie : il faut que tamazight soit langue nationale et officielle. Cela renforcera l'unité de la nation et non pas le départ définitif de la gendarmerie, parce que le vol et le banditisme, à Tizi Ouzou notamment, se sont multipliés justement depuis le retrait de la gendarmerie. La réponse du chef du gouvernement est l'application de la plateforme d'El Kseur dans le cadre des lois de la République et de la Constitution. Cela nécessite un décryptage, parce que, pour nous, la plateforme d'El Kseur est en contradiction avec les lois de la République et de la Constitution algérienne. C'est de la régionalisation. C'est un programme politique. Le fait même d'accepter l'appellation de archs, qui sont en fait des militants politiques, nous effraye, parce que nous voyons des pays exploser sur la base du tribalisme, non comme une résurgence, mais parce que c'est fabriqué par les multinationales et les grandes puissances. Sur la presse, il y a des journalistes qui viennent d'être condamnés à des peines de prison ferme pour diffamation. C'est inacceptable. Bien évidemment, les dérives et la diffamation ne sont pas tolérables. Qu'il y ait réparation financière, c'est normal. Benchicou ne doit pas rester plus que ça en prison. Ce qui s'est passé à l'approche du 8 avril 2004 le dépassait, à notre avis, de très loin. Il n'était qu'un élément par rapport à des enjeux qui étaient énormes, mêmes internationaux. En plus, il y a là un problème d'humanisme, il est malade. Officiellement, on ne l'a pas inculpé pour diffamation, mais la coïncidence des faits sème le doute. Nous ne partageons pas ses points de vue, mais, pour paraphraser Voltaire, nous nous battrons pour qu'il puisse les exprimer. Il y a également le dossier des droits des femmes. Cette question est contenue dans le plan du Grand Moyen-Orient (GMO). Pas dans le sens de l'égalité, les travailleuses américaines n'ont même pas le droit au congé de maternité, les femmes irakiennes meurent tous les jours. Je ne peux à aucun moment penser que c'est de la compassion pour les femmes des pays concernés par le GMO. C'est simplement un moyen de pression. Alors enlevons-le. Il y a eu quelques amendements au code de la famille, mais c'est très insuffisant. Nous avons besoin de lois civiles qui consacrent l'égalité. Lors des élections du 8 avril 2004, en Algérie, il était important pour tous les pays arabes qu'il y ait eu une candidature féminine. C'était possible, parce que la loi le permet. Mais le code de la famille demeure anticonstitutionnel. Cette contradiction doit disparaître. Comment évaluez-vous l'opération mains propres engagée récemment ? Certains estiment qu'elle ne s'attaque pas aux plus gros corrompus ? Le ministre de la Justice a dit que ce n'est pas une campagne. Il a dit que l'affaire Khalifa n'a pas révélé tous ses secrets. Soit ! Pour ce qui nous concerne, nous avons commencé par alerter bien avant que ce scandale n'éclate. On nous a traités, à l'époque, de tous les noms. Aujourd'hui, cette question relève de la responsabilité de l'Etat. Il y a eu la dissolution d'autres banques, des procès sont en cours... L'état des lieux est dramatique. Cette opération peut au moins avoir un effet dissuasif. Nous disons au gouvernement ceci : la plus grande corruption et les plus grandes spéculations accompagnent toujours les opérations de privatisation. Pour lutter contre la corruption, il faut que la justice soit réellement indépendante. Ouyahia a parlé de la corruption, du banditisme, de la violence. Ils sont aussi le produit de la pauvreté, de la misère et de l'effondrement social. Alors, il faut qu'il y ait des salaires décents et que les enfants soient scolarisés. Ce sera le moyen le plus efficace pour combattre ces fléaux.