Les voyagistes se frottent les mains depuis que les pieds-noirs ont repris le chemin de la terre natale. En groupes organisés qui dépassent parfois la centaine, ils n'hésitent plus à combattre une certaine appréhension qui peut devenir chez d'aucuns une véritable frayeur, pour s'offrir enfin ce retour tant redouté. C'est ainsi qu'en ce début du mois de juin, un groupe de 86 Perrégaulois est descendu dans un hôtel de la côte mostaganémoise, en raison de l'absence de structure d'accueil dans la cité des oranges. Ce voyage qui s'assimile dans l'esprit de ceux qui l'entreprennent, après plus de 43 ans de séparation, à un véritable pèlerinage, n'aura manqué ni d'émotions ni d'angoisses. En effet, alors qu'habituellement le touriste français part en vacances pour se reposer et profiter du bon temps sur des plages lointaines, le voyage vers le pays natal qu'est l'Algérie apparaît comme un véritable exercice de surpassement. Surpassement des préjugés dont l'origine remonte à la profonde blessure provoquée durant la longue nuit coloniale que la guerre d'indépendance aura fortement exacerbée. Et traumatisme lié au départ massif de l'Eté 1962 que l'accueil souvent hostile de la France métropolitaine aura fortement ancré dans les mémoires. A telle enseigne que la majorité des pieds-noirs rencontrés récemment à Mostaganem, Oran, Mers El Kébir ou Mohammedia, en parle encore avec beaucoup de rancœur. C'est donc chargés de tous ces ressentiments que ces Français d'ici et d'ailleurs reviennent sur les pas de leur enfance heureuse. Mais le retour sur le passé n'est jamais sans risques. C'est pourquoi, chaque fois que cela leur sera possible, les pieds-noirs s'arrangent pour revenir non seulement en groupes mais surtout en famille. Une thérapie de groupe Ce sera notamment le cas pour Colette, Lucienne et Monique qui feront le voyage de Mohammedia avec leur tante qui hésitera longtemps avant de revenir. Son histoire est intimement liée à celle de son défunt époux dont le parcours de jeune militant communiste -très vite acquis à la cause du peuple algérien- mérite d'être un jour conté pour que nul n'oublie que, sur cette terre, il y eut les exactions, les brimades, les disparitions, mais également les atteintes à l'intimité des personnes et les terribles tortures non seulement physiques mais surtout morales et psychologiques qui, elles, ne cicatrisent jamais. Pour que les enfants et les petits-enfants qui, désormais, font partie du voyage, comprennent enfin le terrible traumatisme qui poussera des agnostiques ou des athées à se rendre, pour la première fois, jusqu'à la cathédrale de Santa Cruz et entonner avec eux l' Ave Maria pour remercier le ciel d'avoir enfin permis ce ressourcement. Dans ce groupe de Perrégaulois, il y avait aussi la famille Macia au grand complet. En effet, Odette tenait absolument à revoir la ferme Diégo, à la sortie nord de Mohammedia, en compagnie de son frère Marcel -qui parle un arabe dialectal déroutant appris sur l'exploitation d'un Algérien avec qui il continue d'entretenir de profonds contacts- et de Marie-Hélène, sa nièce, qui lui sera d'un grand secours lorsqu'elles se rendront sur l'ancienne exploitation d'agrumes de son mari à Ferme Blanche. Arrivées sur les lieux en compagnie d'un groupe d'une dizaine de personnes, elles s'en iront d'un pas hésitant vers ce champ qui borde la rivière sur lequel ne pousse plus qu'un maigre fourrage. C'est ici, nous dira-t-elle, que mon époux avait entrepris de planter des orangers aujourd'hui disparus. Ils avaient tout juste douze ans lorsque nous les avons laissés, précisera-t-elle à sa nièce qui lui tenait la main. Doucement, la digne dame sortira de sa poche un sac en plastique, se penchera lentement vers le sol asséché pour ramasser, avec une gestuelle qui tient du sacrement, des mottes de cette terre grise qu'elle mettra sur la tombe de son défunt époux. Celui-là même qui, 56 ans plus tôt, avait entrepris la mise en valeur de cette terre que la Habra dans sa furie inondait de ses eaux limoneuses. L'incontournable visite aux morts A l'instar de tous les groupes de pieds-noirs qui reviennent se ressourcer, le passage au cimetière est incontournable. C'est ainsi qu'au niveau de celui de Mohammedia, la frêle silhouette de Martial, communiste, syndicaliste à la CGT, et inévitablement ancien cheminot à l'instar de plus de 3 000 habitants de l'époque, ne passera pas inaperçue. Non pas par sa taille voûtée et son pas mal assuré mais par son geste de désespoir absolu à la vue de la tombe de son père. Ayant souvent effectué ce voyage en raison de solides amitiés dont celle encore vivace du premier maire post-indépendance, Martial était fortement contrarié car la tombe de son père qui se singularise par une simple dalle recouverte de faïences, s'était légèrement effondrée. Ayant ramené dans ses bagages l'incontournable bouquet de fleurs synthétiques, il rechignait à le déposer parce que la terre avait complètement recouvert la dalle. Pendant que cet octogénaire se lamentait sur son sort, arrive un jeune avec un sceau d'eau et une serpillière. Aidé d'un passant, il finira par redonner de l'allure à la tombe, au grand soulagement de Martial qui pourra enfin déposer sa gerbe et repartir complètement rassuré par le geste de ce jeune Algérien qui lui fera promesse de revenir souvent entretenir bénévolement ce lieu de recueillement. Une réconciliation inattendue Partout, ces voyageurs particuliers rencontrent souvent de la sympathie. Il arrive également que leur passage emporte la compassion. Telle cette réflexion -M'ssakine, les pauvres !- d'un enfant de Mers El Kébir face à la détresse indécise d'un groupe de pieds-noirs. Le séjour qui dépasse rarement la semaine est ponctué par le retour à la maison familiale où, d'une manière unanime, les occupants les reçoivent avec beaucoup d'égards. Parmi l'ensemble des groupes que nous avons accompagné, le face-à-face avec les néo-locataires est toujours le moment le plus redouté. Car, même dans certains cas où la visite au cimetière aura été très traumatisante en raison de la disparition des pierres tombales ou des profanations subies, cette rencontre avec la population permet une réconciliation inattendue. Ces voyages qui n'ont rien de touristiques peuvent-ils aider à une meilleure compréhension ? Il faut croire que oui dans la mesure où les préjugés de départ finissent par s'estomper pour laisser place à une franche camaraderie. Il n'est pas rare que cette première rencontre se continue par un couscous offert par la famille d'accueil. Une invitation que les familles pieds-noirs n'oseront jamais refuser, même lorsque le dénuement de leurs hôtes transparaît aisément. Ces voyages organisés auront-ils d'autres prolongements ? Ceux qui auront franchement opté pour un autre séjour ne sont pas encore majoritaires. Cependant, certains venus en simples éclaireurs n'ont eu aucune peine à convaincre ceux restés en France à faire le déplacement. Ces voyages qui véhiculent une certaine forme d'exorcisme pourraient se transformer enfin en voyages d'agrément. En effet, beaucoup de familles ont tenté discrètement de conclure des contrats de location au bord de mer. Une perspective qui réjouit Raymond Aldeguer qui se bat depuis plus de 20 ans pour que ces voyageurs particuliers deviennent des touristes ordinaires. Apparemment, le temps des premières retrouvailles, malgré les préjugés et l'état souvent lamentable des cimetières, semble lui donner raison.