De notre envoyé spécial à Istanbul Smaïl Boughazi La ville des 2 700 minarets accueille à bras ouverts. Istanbul, cette ville où respirent 12 millions de personnes, ouvre ses bras à tout moment pour accueillir les visiteurs, les touristes, les curieux, les historiens, les commerçants et ceux qui sont avides de plonger dans les tréfonds d'une histoire, laquelle semble résister contre vents et marées. L'aéroport Atatürk grouille de monde. Le crépuscule pointe, annonçant l'entame de la nuit, quand l'aigle blanc et rouge de Turkish Airlines atterrit sur le tarmac. Les passagers descendent de l'aéronef en cohorte, pressent le pas pour accomplir les dernières formalités afin de mettre les pieds sur le sol turc. Dans l'enceinte de l'aéroport, une queue interminable attend devant nous. Difficile de se frayer un chemin entre tout ce beau monde de toutes races et nationalités. Allemands, Espagnols, Autrichiens, Japonais et Chinois se partagent quelques bribes d'informations sur le voyage, qui a été forcément pour eux long et éreintant. Les formalités accomplies, les passeports récupérés, les bagages entre les mains, Istanbul est prête à nous accueillir. A première vue, il semblerait que cette ville cosmopolite ne voulait pas de sitôt dormir, mais nous nous immisçons dans le calme religieux de ses rues larges et bien éclairées ou en dessous de ses imposantes bâtisses. Faire un tour à Istanbul permettra au visiteur de découvrir une ville qui allie charme arabesque, oriental et modernité d'une universalité sans pareil. Ici, celui qui ne parle pas anglais devient un illettré, point de français. Il faut parler turc ou anglais pour communiquer, à défaut, le langage des signes fera bien l'affaire. Au sortir de l'aéroport, une chaîne interminable de taxis bien organisés et homogènes, de couleur jaune, est alignée, attendant les touristes et les voyageurs, alors que la police se fait de plus en plus discrète. Quelques kilomètres plus loin, des hôtels, desservis par le métro, apparaissent comme des bijoux étincelants au beau milieu de la ville sous un ciel grisâtre annonçant l'arrivée de la nuit. Istanbul ou le tourisme à outrance La capitale de l'ex-Empire ottoman abrite plus de 140 hôtels, un métro qui dessert la totalité des régions, des métrobus et des sites historiques innombrables. Le pôle rayonnant de la civilisation musulmane garde jalousement ses sites historiques, lesquels ne peuvent être comptabilisés ni visités en une courte durée. Pour connaître les dessous et les secrets de ces sites, il est conseillé aux visiteurs d'y consacrer un temps assez prolongé. La mosquée Bleue, le palais Topkapi, le Bosphore, les églises sont d'une architecture rare et magnifique ; les mosquées et les palais des sultans sont toujours débout et gardent leur charme d'une époque ancienne, témoins irremplaçables et uniques. Un pied en Europe, un autre en Asie Cette ville antique recèle un nombre important de sites historiques, ce que personne ne peut contester. Les événements historiques qui se sont déroulés dans cette ville ont changé les données et le cours de l'histoire de trois civilisations qui se sont succédé. Les traces des Byzantins, des chrétiens et des musulmans sont toujours visibles lorsqu'on circule et arpente les artères de la ville. Telle une mosaïque qui cache timidement sa suprématie, Istanbul émerveille les visiteurs, lesquels n'hésitent jamais à prendre des photos en guise de souvenir. Les minarets côtoient les croix. Les ruelles attestent, on le sent, les combats féroces qui se sont produits au fil des années ou plutôt des siècles. Istanbul avait été Byzance avant de devenir Constantinople, la ville qui rayonnait sur le monde chrétien. Constantinople est défaite le 29 mai 1453. L'Empire ottoman s'installe sur les ruines de l'Empire byzantin. La ville n'a pas résisté longtemps avant de devenir musulmane, sous le règne du sultan Mohamet II. Celui-ci, en battant les croisés, s'empare de la ville et installe son règne qui durera des siècles. Les Ottomans ont pu changer la forme de la ville antique sans que son charme ait perdu un iota. Ainsi, nous dira notre guide, la mosquée Bleue, non pour sa couleur extérieure mais pour ses mosaïques à l'intérieur, fut construite en face de l'église Sainte-Sophie, en réhabilitation pour devenir un musée. Avec ses six minarets, cette mosquée demeure une exception dans le monde musulman, puisque les mosquées ne portent pas plus de quatre minarets. L'église Sainte-Sophie, à un jet de pierre de la mosquée, fut construite sous le règne de Constantin par Justinien, un architecte de renommée, et considérée comme la troisième église au monde jusqu'à nos jours. Elle fut transformée par la suite en mosquée pendant le règne des Ottomans. Mais, à l'intérieur, les traces des chrétiens sont toujours visibles. Notre guide, qui avait une forte envie de nous expliquer toutes les spécificités de ces sites, nous mène, ensuite, vers le plus somptueux palais des sultans. Topkapi ou «la porte du canon», en cette journée printanière, grouille de touristes de toutes nationalités, et «pourtant c'est un jour de semaine», remarquait un journaliste turc qui nous tenait compagnie. Topkapi, un voyage dans le temps Le palais surplombe le Bosphore, le célèbre fleuve qui divise la ville antique en deux parties inséparables, l'une sur le continent européen et l'autre asiatique. «C'est un pont géologique entre les deux ensembles continentaux», commente notre guide. Le palais, et ce n'est pas une simple impression, nous fait revivre le quotidien des sultans qui géraient, au temps de l'Empire ottoman, une partie de ce monde. Cinq grandes cours y sont ouvertes au public. Elles recèlent ce qu'a de plus cher la civilisation musulmane. Les traces du Prophète (QSSSL) sont là, gardées farouchement par les sultans depuis des siècles, informe Mouret devant les touristes ébahis et ravis en même temps. «Vous pouvez choisir les salles que vous voulez voir», nous dit-il. Et c'est tout le monde, sans la moindre hésitation, qui se dirige vers le trésor de la première cour. Nous contemplons et admirons religieusement et avec stupéfaction les traces du dernier Prophète sur terre (QSSSL), visibles à l'œil nue. Des poils, la trace de son pied, son sabre, un manuscrit écrit de sa main, tout cela peut être vu et admiré dans cette cour du palais des sultans, Topkapi. Les touristes européens aussi contemplent avec admiration tous ces vestiges qu'on ne peut voir qu'ici, et nulle part ailleurs. «Les visiteurs ici ne peuvent pas prendre de photos», ordonne l'un des agents qui veillent à la quiétude des lieux. En fait, la légende disait, à propos de tous ces vestiges rassemblés à Istanbul, que, pendant le règne des Ottomans, tous les objets de valeur que recèle la civilisation musulmane ont été récupérés par les sultans, et gardés dans cette ville, symbole du règne turc sur le monde musulman. Une autre cour abrite les costumes des sultans. «Des pantalons et des turbans de tous genres et couleurs sont exposés ici», fait savoir notre guide avec une sérénité exemplaire. Les touristes, eux, après le long périple, peuvent maintenant s'offrir une petite halte à l'ombre des arbres séculaires des jardins du palais, lesquels cachent, visiblement, et pour l'éternité, les secrets des sultans, leurs discussions et même les décisions qu'ils ont dû prendre à chaque événement important de l'époque ottomane. Le grand bazar oriental Passé la passion pour l'histoire, place au commerce. Le grand bazar est un lieu idéal pour l'activité commerciale, prisé par les touristes et les commerçants, un véritable marché du XVIIIe siècle. Une copie légalisée des marchés orientaux. Il nous rappelle les étroites ruelles des marchés arabes. Pour celui qui ne connaît pas ce lieu, un seul point de repère, un minaret visible à la sortie de l'une de ses grandes portes peut lui épargner le risque de se perdre dans ses étroites allées. A l'intérieur se vendent des jeans, des chaussures, de l'or, des objets de souvenir en cuir, en cuivre, en laiton, des tapis, de la faïence et des étoffes. Mais la beauté de ce marché se cache dans les boutiques elles-mêmes. Construites dans un style mauresque, et divisées en plusieurs petites boutiques, elles gardent toujours cette architecture. Lorsqu'on en visite quelques-unes, le thé servi chaud reste une habitude unique en son genre. «Ici, on sert le thé même aux visiteurs et aux touristes», dit l'un des commerçants dans un arabe égyptien, au moment où un autre, en face, nous hèle pour nous faire visiter sa magnifique échoppe. Les commerçants se permettent d'inviter les acheteurs sans aucun complexe en arborant leurs marchandises avec fierté. Quand l'histoire concurrence la modernité Istanbul vit aussi dans la modernité et l'universalité. Des bâtisses modernes en verre, tels des joyaux, des plaques publicitaires où on peut aisément faire connaissance avec les grandes marques de vêtements, de cosmétiques, se dressent des deux côtés de la route. L'activité économique, qui fait vivre la ville, est invisible, pourtant importante. En fait, il est difficile d'admettre qu'Istanbul abrite des activités économiques, même si les Turcs la considèrent comme la capitale économique du pays et la deuxième ville après Ankara. La zone industrielle est loin de la ville, laquelle, nous affirme notre guide, abrite plusieurs grandes usines. «Les Européens veulent coucher avec nous avant le mariage» C'est un sujet qui fâche, ou au moins qui gêne du côté européen. Les Français ont dit tout simplement non. Ils ne veulent pas, du moins pour le moment, qu'un pays musulman intègre l'espace schengen. Mais, la Turquie a-t-elle vraiment besoin d'intégrer cet espace pour améliorer son économie en la boostant en avant ? Est-elle prête à vivre cette aventure, dont les conséquences ne sont pas connues dans l'immédiat ? Même si le gouvernement turc a consenti et mis tout son poids pour être européen, il n'en demeure pas moins que les Turcs ont des visions différentes et contradictoires, allant jusqu'à l'opposition. Un homme d'affaires, qui partage avec nous ses idées à propos de cette question, dit : «Nous sommes indépendants de l'Europe. S'ils ne veulent pas de nous, le temps et la situation géopolitique l'imposeront. Il y a la Russie qui attend, et la Chine qui guette. Que vont-ils faire devant tout ça. Nous sommes un pont entre les deux continents. Notre intégration à l'UE nous apportera, et c'est l'unique bénéfice, la démocratie.» Un raisonnement qui ne semble pas être loin d'un autre plus virulent et clair. «Les Européens veulent coucher avec nous avant le mariage.» Cette sentence résonne encore dans nos oreilles. Pour notre interlocuteur, qui garde l'anonymat, «les Européens nous voient comme le virus cheval de Troie». «Même si le parti au pouvoir apparaît comme islamiste, il n'en demeure pas moins qu'il veut accorder des concessions inimaginables aux Européens, au moment où ces derniers poussent par tous les moyens ce parti vers la porte», dit-il. Les privatisations aussi… Notre interlocuteur n'a pas épargné son gouvernement. Il dit qu'«il a tout vendu. Que reste-t-il du secteur public en Turquie ? Rien», lâche-t-il. En voulant vider son sac, il nous affirme que les signes sont visibles pour tous. «On n'est pas pressés de tout donner aux Européens, qui ont déjà entre les mains le secteur économique», soutient-il amèrement. «Il ne reste rien du secteur public», martèle-t-il. Le parti au pouvoir (l'AKP) peut être dissous dans six mois, nous informe-t-il. Il affirme que, pour le moment, seule la décision du Conseil constitutionnel peut accorder le feu vert pour la dissolution ou le maintien de cette formation politique de tendance islamiste. Sont-ils vraiment contre leur intégration à l'espace européen, ces Turcs ? La question est évidemment posée à chaque citoyen, lequel demeure indifférent, comme si son pays n'était pas du tout concerné par cette adhésion. Sur le même sujet, d'après la version officielle présentée par le ministre de l'Economie qui dit que son pays a déjà pu répondre à l'ensemble des questions de l'UE, l'intégration est une question de temps, pas plus. Reste, maintenant, selon le ministre, à continuer le chemin. A ce propos, d'autres Turcs ont préféré appeler le chat par son nom. Pour certains d'entre eux, rien n'est compliqué. La réalité n'est pas truffée de labyrinthes. «La Turquie est un pays musulman et l'Europe est un club chrétien, un point, c'est tout», résume un industriel. Une sentence qui dit tout, selon lui. La marche vers le progrès ? Mais en attendant cette adhésion qui tarde à venir, les Turcs n'ont pas baissé les bras. «Là, ils construisent un grand pays», nous dit un diplomate africain qui a préféré, lui, parler de la ville d'Istanbul, laquelle ébahit de plus en plus ces hôtes. «Je ne vois pas où est le problème pour ce pays. Tout fonctionne à la seconde», dit-il, non sans affichant un profond regret pour le continent noir qui reste moins loti et développé que la Turquie. Le pays des Ottomans, en fait, a pu en un court laps de temps rattraper le retard flagrant qu'il avait accusé des années durant. Depuis quelque temps, la forme de ce pays a changé, affirme notre guide dans les sites touristiques de la ville. Du moins pour la ville d'Istanbul, le logement et la circulation ne sont plus un calvaire pour les habitants, informe-t-il. Cette amélioration est due à un certain nombre d'infrastructures pour le transport et la réalisation sans cesse de logements. Le métro dessert à longueur de journée tous les recoins de la ville, ajouté à une très bonne organisation du transport urbain, pour lequel des voies spécifiques et indépendantes du réseau routier ont été mises en place. Néanmoins, la vie reste chère à Istanbul, déplorent certains de nos interlocuteurs. La rive asiatique, considérée comme un lieu résidentiel, n'est pas accessible à tout le monde. Notre guide nous révèle que, l'année dernière, sur cette rive une villa a été vendue à près de 60 millions de dollars. Un chiffre qui donne le tournis. Ce qui reflète on ne peut plus la cherté de vie sur cette rive paradisiaque. Laïcité, l'autre visage Les Turcs sont laïcs depuis près d'un siècle. Mustapha Kamal Atatürk, véritable symbole de la Turquie, décide en 1922 de laïciser l'ancien Empire ottoman. Il proclame la fin du sultanat et la fondation de la République turque. Depuis, même si la population turque est musulmane à plus de 95%, les signes d'une ouverture sur le monde extérieur ne peuvent être cachés. Le port du voile est de moins en moins visible. Les jeans européens, les jupes courtes, les placards publicitaires osés renseignent sur l'occidentalisation en marche. « Ici, la laïcité est un principe sacré. Personne n'y touche», atteste un jeune Turc, qui ne cache en aucun cas ce choix, décidé il y a bien des années par ses aïeuls. Tout de même, cela n'empêche point de voir des jeunes filles voilées. Celles-ci apparaissent timidement, comme si leur passage dans la rue pouvait troubler la quiétude des lieux. Et des poches de pauvreté Même si la métropole stambouliote donne l'envie à quiconque d'y passer un séjour de rêve, la pauvreté qui semble vouloir cacher son visage à tout prix est cependant visible. Les mendiants de tous âges passent comme des éclairs dans les différentes artères de la ville. Pour nous, il semblerait qu'ils ne veulent pas être vus mais… ils cachent mal leur misère. Devant les touristes, parfois, ils n'hésitent pas à tendre la main pour quelques sous. La vie, visiblement, reste tout de même ardue et pénible pour eux. De leur côté, les autorités reconnaissent ce mal ou plutôt ces maux. Le chômage fait des victimes. Le ministre turc de l'Economie a même reconnu que ce problème est l'une des priorités du gouvernement. Seraient-ce là le retournement et les résultats du capitalisme et des privatisations tous azimuts ? «Momkin» (possible), répond un journaliste turc dans un arabe classique. «Le capitalisme ne fait pas uniquement des heureux, il fait aussi des malheureux», commente un de nos collègues africains.