Revendiquer ses mythes, c'est reconnaître son histoire et l'assumer pleinement. Chaque fois que l'histoire de l'Algérie berbère est évoquée, le visage emblématique de la Kahina s'impose d'une manière presque instinctive. L'imaginaire collectif lui a donné une présence qui sort du commun des mortels. Les artistes n'y ont pas échappé. La statue érigée à son honneur à Béghaye, non loin de Khenchela, nous présente une femme forte avec un visage dur et glacial où la féminité fait vraiment défaut, comme si entre féminité et résistance il y a incompatibilité inévitable. Pourtant, il existe une autre Kahina, héroïne à sa façon, et dont l'histoire ne garde que peu d'éléments, mais qui sont très importants. Sophonisbe, cette belle et vraie histoire digne des grandes tragédies grecques. En face de son parcours, on a toujours à la gorge sèche cette question sans réponse : doit-on aimer Massinissa avec toute sa grandeur de chef fondateur du royaume Numide, mais qui a ouvert les portes de sa cité aux Romains afin de briser les Carthaginois et d'arrêter l'élan de son frère-ennemi Syphax ? Doit-on se ranger aux côtés de Syphax, l'homme à l 'allure poétiquement fragile, qui a rejeté l'ordre romain en s'alliant à ses voisins carthaginois pour pouvoir défendre ses terres et sa Sophonisbe qui a accepté une mort tragique que la couche de César ? Ce n'est pas une histoire ordinaire, mais une symbolique très révélatrice qui cache une partie des grandes querelles qu'on vit aujourd'hui et qu'on arrive très mal à déceler le sens profond. Doit-on aimer l'un ou l'autre ? Les deux à la fois ? Qui avait raison et qui avait tort ? Comment peut-on assumer une histoire dont on ignore les détails. Notre histoire officielle ne nous offre que des clichés. Doit-on rejeter tout ce qui peut troubler nos assurances ? Une voix en nous nous pousse à aller au-delà des idées reçues à la rencontre des questions, dont les réponses se heurtent constamment à des absurdités ou à un blanc qui ne demande qu'à être démystifié. Pourquoi a-t-on occulté l'histoire de Syphax, lui qui a donné naissance à la première tentative d'un pays berbère devant l'invasion phénicienne ? Un mythe fondateur d'une idée et générateur d'une répétition qui ne cesse de revenir à chaque crise pour nous mettre en face d'une réalité qui s'endurcit davantage. Ce qui laisse dire une fois de plus que derrière chaque mythe se cache une vérité qui n'ose s'exprimer directement. A chaque tournant de notre parcours national, on se retrouve nez-à-nez avec des problèmes, dont l'ambiguïté de l'amour entre la Berbérie et l'Orient ? Pourtant, les trois belligérants évoqués, Massinissa, Syphax et Sophonisbe, sont morts d'une manière tragique, digne des temps grecs. Raconter ces détails, c'est méditer ce passé sans le sacraliser. La proximité nous apprend forcément beaucoup de choses. Depuis que cette Carthaginoise de Cirta, Sophonisbe, a choisi la couche de Syphax fixé sur le modèle carthaginois, refusant du même coup son frère-ennemi Massinissa qui a choisi le chemin le plus court, celui des Romains, la guerre n'a cessé de germer et de prendre de l'ampleur pour devenir une réalité incontournable. L'histoire de Sophonisbe a toujours fasciné les chercheurs depuis le début du XVIe siècle. Tout d'abord avec le dramaturge Trissino, en passant par Corneille (XVIIe siècle) et Alfieri et Voltaire (XVIIIe siècle), jusqu'à nos jours. Les détails rassemblés dans les écrits de Tite-Live et des écrivains du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles ont donné naissance à un Mythe malheureusement très mal connu même chez beaucoup de nos historiens. Elle est l'illustration formidable et symbolique de nos différends et de nos querelles interminables et même l'origine de notre désamour, parce que méconnue et très mal assumée. Mais qui est cette femme si ambiguë et si extraordinaire ? Elle est née à Carthage en 235 av. J.C, morte en 203 à Cirta par entêtement et par désir de rester fidèle à l'amour de son mari Syphax. Une grande intellectuelle de son époque qui a fait de son refus un acte réfléchi de prise de conscience par rapport à la domination romaine. Son père, Asdrubal, l'avait élevée dans l'hostilité à l'occupant romain tout en gardant un lien profondément sympathique avec Carthage. Fiancée à Massinissa, mais retissante à cause des choix politiques et militaires de ce dernier, elle a fini par trancher son hésitation en choisissant la couche de Syphax. Aux côtés de son mari et de son père, elle mena une guerre sans merci contre les Romains et contre un Massinissa fasciné par la force et le pouvoir. Après de farouches batailles contre une armée bien disciplinée et bien préparée, Syphax fut obligé d'abdiquer devant la détermination de Massinissa et de ses alliés romains Laelius et Scipion. En voyant leur chef enchaîné, les cavaliers et les défenseurs de la ville de Syphax se soumettent à l'évidence tragique et ouvrirent les portes de Cirta au vainqueur. Elle devint une province de l'ennemi et Sophonisbe une servante des Romains. Scipion, le héros romain de la guerre, envisageait même de la traîner derrière son char lors des festivités de son triomphe à Rome. Il n'arrêta pas d'exiger de Massinissa, mal à l'aise devant son premier amour, de lui livrer Sophonisbe. La passion folle de cette femme poussa Massinissa à aller au-delà de ses haines et d'épouser Sophonisbe pour lui faire éviter le supplice de l'esclavage et de la mort derrière les chars romains. Certains chercheurs s'accordent à dire que c'est Massinissa qui lui donna la mort en lui administrant du poison dans un liquide pour lui faire éviter l'humiliation. Le plus plausible, c'est ce qui a été rapporté par Tit-Live : c'est Sophonisbe, elle-même, qui a choisi la coupe de la mort la nuit de ses noces imposées par Massinissa afin de rester loyale, jusqu'à l'ultime moment, à son mari. Son geste est toujours-là, enfoui en nous pour nous rappeler les grandes tragédies grecques. Elle tendit sa main, avec la plus grande élégance et grâce, vers la coupe de noces offerte par Massinissa. Dans un moment d'inattention de ce dernier, elle y versa du poison, tout en sachant que derrière ce geste se profilait la grande silhouette de la mort. Une mort fatale qui rappelle celle du grand Socrate. Elle aurait pu même tuer Massinissa, et mettre un terme à sa force, mais elle ne l'a pas fait. Peut-être avait-elle vu rejaillir ce grand amour dans les yeux morts de ce dernier ? Peut-être que le désir de rejoindre vite son héros mort en défendant Cirta avec les moyens du bord était plus fort que la mort elle-même ? Ce qui suit le confirme. Ce soir-là, elle posa beaucoup de questions sur le courage et la fin tragique de son mari face au supplice. Massinissa, en grand guerrier, vanta les mérites de son ennemi. Elle prit alors sa coupe. Regarda derrière le cristal les rayons de lumière fondre dans le vin du lien sacré. Après la première gorgée, elle murmura au vainqueur du présent : « J'accepte ce cadeau de noces et sans déplaisir, s'il est vrai que mon mari n'a pu rien faire de mieux pour sa femme, annoncez-lui cependant que je serais morte plus volontiers si je ne m'étais mariée à l'instant de mes funérailles. » Les gorgées se suivent et la mort s'installa tout doucement dans le cristal et le corps de Sophonisbe. Ainsi, se termine le parcours de vie de cette femme devenue Mythe, dans la fatalité du tragique, tout comme Syphax qui n'a pu éviter le supplice de la torture. Massinissa lui-même, après quelques années, finira dans les mêmes conditions que ses pairs en faisant face à l'hégémonie romaine. Il fut jugé par la cour romaine comme « le plus digne de tous les étrangers » (Histoire romaine, tome VI, 1961, P. 483-485). Les grands honneurs romains rendus à Massinissa ne valaient pas grand-chose face à une Sophonisbe qui avait déjà choisi le camp de ceux qui luttaient pour préserver l'amour, c'est-à-dire la plus intime des libertés et la plus grave.