« Sur trois magistrats, deux iront en enfer, le sort du troisième sera toujours dans le doute » (Dicton populaire) Entrant ce jour-là dans le bureau du wali d'Alger qui était également secrétaire général de l'Association des anciens condamnés à mort, Benyoucef Mellouk était loin de se douter qu'il allait se retrouver dans un engrenage infernal en rien comparable à ce qu'il a connu au cours des dix précédentes années. Il espérait, en 1992, que son action entamée avec ardeur dans la seconde moitié des années 1970 allait enfin aboutir après toutes les vicissitudes qu'il a vécues durant des années, lui un cadre fonctionnaire du ministère de la Justice qu'on a chargé de vérifier les dossiers administratifs des magistrats sur la base d'une simple circulaire émanant de l'administration, leur qualité de membre de l'ALN ou de l'Organisation civile du FLN durant la guerre de libération. Dès ses premières investigations, il alla de surprise en surprise et patiemment il parvint à reconstituer comme dans un puzzle la carrière d'un certain nombre de fonctionnaires et découvrit ainsi un certain nombre « d'anomalies ». Il constata que beaucoup de choses ne collaient pas dans ce qui pourrait en apparence se présenter comme un parcours exemplaire dans la vie de certains magistrats et cadres supérieurs de l'Etat. Au fil de ses investigations, il parvint à constituer un véritable dossier explosif dont il s'apprêtait à remettre un exemplaire à l'ancien condamné à mort de la guerre de Libération nationale qui l'attendait derrière la porte du cabinet du wali d'Alger. Après avoir examiné minutieusement les pièces administratives et les preuves irréfutables rassemblées par Benyoucef, l'ancien maquisard lui propose de médiatiser ce qui deviendra le dossier des magistrats faussaires. Il le met aussitôt en contact avec deux journalistes de L'hebdo Libéré, qui publie aussitôt une longue enquête journalistique concernant un certain nombre de magistrats et de hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, environ une cinquantaine sur les 300 que comptait le secteur à la fin des années 1980 et qui n'ouvraient pas droit au reclassement ni aux avantages concédés aux moudjahidine parce qu'ils avaient servi au sein de tribunaux ou de l'administration coloniale durant la guerre de Libération nationale que ce soit en Algérie ou au Maroc. Ce que le Front de libération nationale avait fermement interdit au lendemain du déclenchement de la lutte armée lorsqu'il appela tous les Algériens à ne pas collaborer avec l'ennemi. Parmi les personnes concernées figuraient des parents de hauts responsables de l'Etat et des institutions nationales. Les événements allaient très vite se précipiter pour Benyoucef Mellouk marquant ainsi le début d'une longue période de vicissitudes. Mais en entrant dans le bureau du wali d'Alger de l'époque, le cadre du ministère de la Justice marginalisé était plutôt confiant et espérait que sa longue quête de la vérité allait enfin aboutir au grand jour. Finie la période durant laquelle des dossiers se perdaient dans les arcanes de l'Administration ou lui revenaient par retour de courrier à partir des secrétariats de ministres comme s'il s'agissait de brûlots dont il fallait s'en débarrasser au plus vite. Mais revenons en arrière, dans les années 1970, Benyoucef, qui après l'indépendance avait été nommé inspecteur général des affaires sociales au ministère des Moudjahidine dirigé alors par Boualem Benhamouda, est chargé du service des affaires sociales et du contentieux quand ce dernier se voit confier le portefeuille de la Justice par Houari Boumedienne en 1971. A cette époque, le conseil de la Révolution décide de mettre de l'ordre dans les rangs des moudjahidine et de procéder à un assainissement. Il décide donc de commencer par les magistrats. Quelle ne fut sa surprise de découvrir que certains d'entre eux ont pris soin d'apporter « la preuve » qu'ils étaient durant la guerre de Libération nationale des membres permanents au sein des organisations du Front de libération nationale que ce soit dans les maquis ou dans les villes, alors que des recherches ont permis de découvrir que durant la même période ils étaient aussi fonctionnaires ou auxiliaires des tribunaux et de l'administration coloniale... Certains d'entre eux ont même versé dans leur dossier administratif des pièces justifiant leur fonction dans des tribunaux en Tunisie ou au Maroc. Devant de telles contradictions, Mellouk ne put que conclure qu'il y avait anguille sous roche et que quelques « pontes du système » étaient forcément impliqués. Il établit ainsi une première liste de magistrats faussaires qu'il soumet à son ministre Boualem Benhamouda, celui-ci lui demande de prendre des mesures de « mise à la retraite d'office » de ces contrevenants et d'aviser le ministère des Moudjahidine conformément à la réglementation. Benyoucef allait progressivement se rendre compte qu'il allait se heurter à « un clan puissant » du système. En effet peu de temps après, le ministre de la Justice l'appelle dans son bureau et lui demande d'arrêter l'opération devant la levée de boucliers qu'elle a provoquée, lui fait part de son intention de quitter le ministère et lui demande de préparer son dossier de retraite ! Après le décès de ce dernier en 1978, le successeur de Boualem Benhamouda au département de la Justice prend connaissance du dossier des faussaires longuement préparé par Mellouk et des blocages rencontrés. Entre-temps, le fils de l'un des magistrats impliqués devenu secrétaire général du gouvernement a essayé de tout faire non seulement pour bloquer mais aussi pour se débarrasser définitivement de ce dossier compromettant. Benyoucef, en homme avisé précautionneux, laisse entendre qu'il n'était plus en sa possession et qu'il l'avait remis au ministre avant son départ. C'est à partir de là que les problèmes commencent pour ce « chasseur de faussaires ». Les ministres qui se sont succédé à la tête du département de la Justice ont tout fait pour bloquer le dossier des faux moudjahidine et jeter aux oubliettes Benyoucef qui fut écarté du service contentieux. Tout est actionné pour faire « taire » ce fonctionnaire jugé trop zélé par ses responsables. Appointé régulièrement et noté 19 sur 20 par sa hiérarchie directe, « il fait les couloirs » du ministère durant des mois, privé de bureau. Seconde errance Cette situation dura un certain temps jusqu'à ce qu'une nouvelle circulaire émanant du ministère des Moudjahidine ne vienne relancer le débat sur ce dossier explosif. Il est alors réinstallé dans ses fonctions et chargé de reprendre l'opération assainissement du corps des magistrats et des fonctionnaires. Nous sommes à la veille des événements d'octobre 1988. Tous les documents sont réunis une fois de plus sur les magistrats faussaires et transmis au ministre des Moudjahidine de l'époque. Celui-ci devinant sans doute l'ampleur du scandale qui risquait d'éclabousser à la fois des proches et des personnes qui lui étaient familières ne trouve rien d'autre que de renvoyer à l'expéditeur le dossier explosif ! L'assidu fonctionnaire est une fois de plus convoqué par le ministre de la Justice dans son cabinet et lui demande de le « débarrasser de ces ordures ». M. Benyoucef fit remarquer à son interlocuteur que c'étaient les « ordures du système ». Débute alors pour Benyoucef une seconde période de « mise au placard ». On lui demande de ne plus évoquer cette affaire à cause du cataclysme qu'elle risquerait de provoquer à tous les niveaux de la vie politique nationale, des institutions et des répercussions que cela aurait sur les services de sécurité chargés d'enquêter sur les carrières des magistrats... C'est de nouveau l'errance dans les couloirs du ministère et la conviction encore plus pesante que les intérêts de clans sont plus forts que tout. Cela dura ainsi jusqu'à l'arrivée de Mohamed Boudiaf à la tête du Haut-Comité d'Etat (HCE). Mellouk est aussitôt séduit par le discours du nouveau président qui s'attaque à la mafia « politico-financière », l'espoir revient de voir enfin un combat pour la vérité aboutir. Le secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine de l'époque le reçoit dans son bureau, mais voyant que son frère qui était magistrat à la Cour suprême était lui aussi impliqué puisqu'il était durant la guerre de Libération nationale fonctionnaire des tribunaux de l'administration coloniale alors qu'un document attestait qu'il avait été détenu durant la même période dans les geôles de l'armée française, tout en promettant d'intervenir, il mit le dossier sous le coude. « Devant les dérobades de l'ONM à travers son premier responsable, j'ai pris attache avec le responsable de l'Association des condamnés à mort de la wilaya de Blida qui est un ami par ailleurs et convaincu de la justesse de mon action. Celui-ci m'obtient un rendez-vous avec le wali d'Alger qui était alors également président de l'Association nationale des condamnés à mort de la guerre de Libération nationale », martèle-t-il encore aujourd'hui. L'opinion publique prit connaissance de cette affaire à travers l'enquête journalistique publiée en 1992 par L'hebdo libéré. Juste après la parution de l'article, Boudiaf convoque le Conseil supérieur de la magistrature, demande que le ménage soit fait et que l'on relève de leurs fonctions les magistrats impliqués dans cette forfaiture. Il tiendra le même discours quelques jours plus tard devant le Conseil national de transition (CNT). Dans le camp des magistrats concernés et de leurs appuis, c'est la panique. Le journaliste Abderrahmane Mahmoudi est jeté en prison sans autre forme de procès, Benyoucef est arrêté de nuit à Blida, transféré à Alger et détenu au secret durant une semaine. Dans les rangs des journalistes et de la presse indépendante, c'est aussi la mobilisation tous azimuts. Des actions multiples sont entreprises, des personnalités politiques de premier rang prennent position en faveur du journaliste et de Mellouk. Devant un mouvement de protestation d'une aussi grande ampleur ,le président Boudiaf ordonne alors leur remise en liberté. Non content de cela, le syndicat des magistrats pousse l'un d'entre eux, concerné par le dossier et sérieusement éclaboussé par cette affaire à déposer plainte pour diffamation contre le journaliste et l'ex-fonctionnaire. Après l'assassinat du président Boudiaf, les choses vont empirer. Commence un harcèlement politico-judiciaire sans fin dans lequel s'associent des magistrats pensant agir par « solidarité de corps » contre quelqu'un qui aurait voulu ternir l'image des juges et porter atteinte à leur honorabilité. Tour à tour mis en liberté provisoire durant sept ans puis condamné en 1999 sur plainte du ministre de la Justice à une peine de trois ans d'emprisonnement avec sursis, Benyoucef maintient jusqu'à aujourd'hui qu'il n'a fait que débusquer certains magistrats précis dont les dossiers comportaient des faux, il n'a fait qu'appliquer des instructions qui lui demandaient de procéder à un assainissement du corps de la justice. On lui a fait payer cela très cher. Aujourd'hui, plus dix années se sont écoulées depuis et tous ses droits civiques et sociaux sont bloqués. Pas de salaire, pas de retraite, pas de pension de moudjahid encore moins de passeport. Bref une mort à petit feu programmée à partir de 1992. Mais rien ne le fera changer d'opinion ou de conviction pas même les pires humiliations subies à Serkadji où il se retrouve nu dans une cellule sans le moindre effet en compagnie de l'ancien directeur adjoint de la BNA Mohamed Malek qui lui prêtera une couverture pour passer la nuit. En dépit du harcèlement, des menaces et intimidations dont il a été victime lui et sa famille - sa femme a perdu son emploi, sa sœur a également eu des ennuis dans son milieu professionnel et son fils a été contraint à l'exil -, il reste, malgré tout, toujours déterminé à faire triompher la vérité.