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La République kleptocrate
Analyse
Publié dans El Watan le 27 - 07 - 2005

L'émergence de l'absolutisme, que nous désignons par « pouvoir personnel », est une politique conçue comme une conspiration des princes qui nous gouvernent pour se maintenir au pouvoir coûte que coûte.
Cette politique se fonde sur deux grands principes : « Calculer » et « dissimuler », qui répondent à la nécessaire « visibilité » du pouvoir - ou plutôt pour coller au discours à la mode, le must du moment, à la gouvernance -transformé en spectacle ayant pour fonction de voiler les véritables ressorts de l'action, s'opposant au « désir de transparence » exigé par la société. Dans ce contexte, l'art de gouverner se réduit ainsi à un art de la méfiance et du mensonge, dont l'illustration la plus frappante est fournie par les « cinq préceptes fondamentaux de la politique », attribués au Cardinal Mazarin.
« 1er Simule. 2e Dissimule. 3e Ne te fie à personne. 4e Dis du bien de tout le monde. 5e Prévois avant d'agir. » La vision conspiratrice de la politique a donné naissance à une conception que l'on pourrait nommer « théorie du complot ». « (...) Non seulement la société du spectacle est parvenue à son accomplissement total, mais (...) elle semble maintenant résulter d'un complot généralisé (...). Dès lors, c'est le complot lui-même qui est devenu invisible (...). Fantôme de la tyrannie, une domination comploteuse hante toutes les apparences sociales sans jamais y apparaître elle-même. »
(Commentaires sur la société du spectacle, G. Debord, Gallimard, 1996).
Cette société politique arrivée au stade du spectaculaire intégré repose sur quatre traits principaux : la fusion économique étatique, le secret généralisé, le faux sans réplique, un présent médiatisé et une absence « perpétuelle ». Ces traits principaux conduisent de l'état mégalomane à celui du paranoïaque. Le trait déterminant est évidemment celui du secret généralisé. Le secret est inscrit en profondeur dans les sensibilités et les pratiques sociales depuis au moins la guerre de l'indépendance. On suppose communément aujourd'hui que notre temps est celui de la distribution extrême de l'information, le dispositif explicite du contrat, d'une transparence impliquée par la politique libérale et démocratique, revendiquée par le public et exigée par les masses, assurée par les logiques de la raison, garantie par l'ordre de la loi. Or, lorsqu'il invoque la transparence et la « bonne gouvernance », le pouvoir travaille à reconstruire une nouvelle frontière du secret. Celui-ci permet de superposer le mensonge et l'opacité déguisés en affirmation de vérité et de transparence qui s'opèrent grâce à la puissance propagandiste fondée largement sur la perversion du langage. Le pouvoir utilise la force des critiques adressées à ces méthodes terroristes et corruptrices pour les retourner à ces mêmes critiques. Face à cette propagande, les élites et les intellectuelles font preuve d'un aveuglement exceptionnel, entretenu à la fois par la naïveté face à un système particulièrement retors, par la crainte de la puissance du pouvoir, et par le cynisme des politiciens et des affairistes. Cette désaffectation des élites, et la paralysie des partis politiques peuvent s'expliquer par la capture de l'activité politique par des « permanents », les apparatchiks, c'est-à-dire la bureaucratie par en bas. Ce processus va renforcer le processus de contrôle d'une institution par une autre, c'est-à-dire la bureaucratie par en haut. L'exemple de la bureaucratisation montre que l'inorganisation de la société ne s'est pas faite par voie autoritaire. Celle-ci fut certes primordiale, mais ne se manifesta qu'à la suite d'autres processus. Alors que la mise en place du système politique est marquée par une « plébéianisation » de l'appareil d'Etat, c'est-à-dire la poussée des éléments venus d'en bas, la dégénérescence du système s'accompagne d'une déplébéianisation de l'appareil d'Etat qui se traduit par la poussée vers le haut des éléments sociaux les plus instruits. C'est ainsi que notamment pourrait s'expliquer l'échec d'une résistance, aucune base n'existant alors pour soutenir un tel mouvement. L'effondrement du système politique ne pourrait donc venir que d'une révolution sociale par le haut. D'exemple de résistance, l'Algérie est passée à celui du contre exemple. En multipliant les audits, les commissions, les « tripartites », le pouvoir voulait préparer l'opinion à ses « réformes », c'est-à-dire des mesures de régression qui visent à faire imploser tout le système de protection social organisé depuis l'indépendance. L'épouvantail du socialisme qui menaçait l'Algérie évoque le discours de diabolisation concernant les tenants de « l'ordre ancien », une façon d'être dans le « cours de l'histoire », le paradigme. En attendant, la disqualification de l'idée des « acquis » prend l'allure d'une véritable censure. Tout ce qui peut s'écrire sur les déviances politiques et économiques actuellement et faisant référence au combat libérateur et à celui de la réappropriation des richesses du pays apparaît dans un environnement intellectuel et historique peu favorable. L'attachement, même distancié, à la cause révolutionnaire, cultivé comme un point d'orgueil, une fidélité de fierté, une réaction à l'air du temps, est considéré comme dépassé, comme l'est par exemple le rappel de l'idée d'Etat-nation. Sur le plan intérieur, c'est une guerre à la société qui est engagée, soutenue par une minorité d'éditorialistes, d'essayistes, d'hommes d'affaires, de nouveaux riches ou de conseillers du prince formés aux reniements, aux reconversions et bien sûr, les « réformes », qui les concernent au premier chef. Dans l'immédiat, cette politique d'intimidation sociale a porté ses fruits. Ceux qui l'ont conçue et menée ont réussi à isoler une élite corrompue et accrochée à ses privilèges d'une population prise par ses propres problèmes. Une des leçons de l'histoire immédiate n'a pas été retenue. Les êtres humains ont toujours fini par se révolter devant l'aggravation des inégalités et la montée actuelle de la délinquance et de la criminalité n'est qu'une manifestation primitive et archaïque d'agitation sociale ; c'est un signe visible de l'exaspération des plus pauvres devant l'injustice qui les côtoie. Ce n'est pas encore de la violence politique, mais le basculement peut survenir très rapidement. La corruption institutionnelle ne peut être comprise si l'on fait abstraction de son soubassement, c'est-à-dire de l'hégémonie de groupes économiques très concentrés. Leurs « superbénéfices » se nourrissent d'un pillage permanent qui ne peut fonctionner qu'avec la complicité de l'Etat, articulation de clans crapuleux (politiques, patronaux, judiciaires, policiers, etc.) et d'une oligarchie gouvernante kelptocrate.
Crise de valeurs
Au-delà de la crise économique et politique transparaît, moins visible mais réelle, une crise de valeurs. Valeur nationalitaire, entendue au sens civilisationnel et culturel dans sa dimension anthropologique, c'est-à-dire des valeurs socialisées générant des rapports sociaux. Valeur de travail considérée comme une naïveté dans une société persuadée que la richesse du pays est depuis toujours à portée de la main. Valeur éthique dans un système où l'usage est plutôt de trouver la bonne combine pour contourner la loi en recourant au réseau clientéliste de tel ami bien placé. Valeur civique consistant à refuser de payer l'impôt et de réinvestir dans le pays ses bénéfices au lieu de les placer à l'étranger. Valeur sémantique pour avoir perverti les concepts-clés qu'il est nécessaire chaque fois de redéfinir la signification des mots, et par exemple, d'une formule aussi manipulée que celle de « justice sociale » en un temps où les injustices se multiplient avec la corruption au nom de la mondialisation. Les citoyens et avec eux la classe politique, partis d'opposition compris, se sont enfermés dans un fatalisme, celui du « on ne peut rien faire contre la machine du pouvoir et ses alliés ». Il faut donc dépasser ce fatalisme ambiant et établir des passerelles entre nos souhaits et nos pratiques. Nous devons passer de la culture de l'acceptation à la culture du refus, car c'est cela aujourd'hui le véritable contre-pouvoir. Nous devons dominer ce fatalisme, car ce qui arrive n'est qu'une politique et non un processus naturel. Nous devons simplement comprendre que ce moment est celui de « l'Etat spectacle », celui où l'on récapitule les faux semblants, les illusions qui déforment toute notre expérience, devenant notre véritable industrie, les « relations publiques » et le discours. On veut nous accoutumer à ces « illusions » et on veut qu'on les prenne pour la réalité. Mais nous savons que c'est l'illusion de l'éphémère. C'est la raison pour laquelle le spectacle est élevé au rang de la mystification. La mystification qui devient objecteur de substitution, émeutiers postiches, révoltés semi-officiels, provocateurs modérantistes, leveurs de tabous institutionnels, insurgés du juste milieu, fauteurs de troubles gouvernementaux, énergumènes ministériels. On s'attribue même le positif, fabriqué en grande série, comme le reste d'ailleurs, dont on sature le marché, mais c'est afin d'en interdire l'usage en dehors d'eux. L' « anticonformisme », la « déviance », la « transgression », l' « exil du dedans » et la « marginalité » ne sont plus, depuis quelques années, que des produits domestiqués. Notre société politique est devenue hyper festive, parce que la festivisation « nationalisée » semble le travail même de notre moment et une grande nouveauté. Cette festivisation n'a cependant que de lointains rapports avec le festif d'autrefois. Le festif d'aujourd'hui est noyé dans le festif total, l'hyper festif. Dans le politique hyper festif, la fête n'est plus en opposition, ou en contradiction, avec la vie quotidienne ; elle devient le quotidien même, tout le quotidien, et rien que le quotidien. Les fêtes de plus en plus gigantesques de l'ère hyper festive ne sont qu'un symptôme parmi d'autres de cette vaste opération de mystification. Dans notre univers délabré, où s'accumulent les catastrophes sociales, où l'économie n'a plus besoins de l'avis des Algériens, où l'humiliation et le désarroi sont devenus si alarmants, qu'il est urgent de les compenser par n'importe quel moyen. C'est ainsi qu'est né le système hyper festif, il est une alternative aux fléaux du moment, parce qu'il se propose de restaurer le narcissisme. Cette restauration s'appelle « reconnaissance », et sa passion se manifeste par des déclarations de fierté à répétition. Mais derrière cette hyper festivité réelle parce qu'existante, virtuelle néanmoins parce qu'elle tend à camoufler la réalité politique et sociale, l'évènementiel est précisément ce qui est là, pour empêcher que l'on voit que la réalité ne se déroule plus ni en tragédie ni en farce, mais en rien du tout. L'évènementiel sert à consoler du deuil du quotidien. En cela, et pour la première fois, le régime personnel s'inscrit dans une stratégie directrice qui n'est pas sa création. C'est donc maintenant que commence la véritable politique, c'est-à-dire l'opposition, le contre-pouvoir qui permettra la survie du pays. Cette démarche cependant se heurte aux paramètres de la dictature que sont l'application systématique d'un processus néolibéral inquiétant, le laminage des classes moyennes devenues pauvres, le recours au marché informel et le renforcement de la répression pour contrer les manifestations contre la vie chère, le maintien de l'état d'urgence injustifié. Souvenons-nous de l'hypothèse selon laquelle une classe politique trop longtemps régnante vise, par ses erreurs cumulées, à l'échec complet. Ce qui se passe aujourd'hui, ce n'est pas la haine de la dépossession et de l'exploitation, ni même la violence du mépris, c'est la manifestation de l'humiliation. Le désintéressement de la population lovée dans une posture de dérision est la réponse à cette humiliation : humiliation contre humiliation. Le pire pour les puissants qui nous gouvernent c'est justement d'être humiliés.
Par Fawzi Rouzeik (*)
(*) Professeur de sciences politiques


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