Agouni Bouragh devient polyglotte dès les premiers jours de juillet. Paisible village de moins de 800 habitants l'hiver, le chef-lieu de la commune d'Aït Oumalou voit sa population quadrupler en été. Pourtant, la mer est loin et les montagnes imposantes du Djurdjura ne sont pas très proches. Les juilletistes et les aoûtiens arrivent d'Alger, de Blida, de Paris, de Francfort, de Montréal et de bien d'autres villes. Et l'année prochaine de New York. Le petit village est bien trop pauvre pour nourrir tous ses enfants. Et la municipalité, quelle que soit sa couleur politique, délaisse volontairement les Bouraghois, jugés trop réfractaires. Jamais compromis avec les autorités. Un semblant de divorce tacite est observé. Aucun Bouraghois ne travaille à la mairie ou dans les services annexes. D'où la méfiance de ces derniers. A Agouni Bouragh, on parle, en plus du kabyle, l'arabe, le français, l'allemand, et quelquefois l'anglais et le chleuh, grâce à une famille installée au Maroc depuis de nombreuses décennies. « C'est à l'image de l'Algérie. On ne peut pas faire de politique si on ne comprend pas la société. Les habitants d'Agouni Bouragh ont été obligés très vite d'émigrer vers d'autres cieux pour trouver du travail, pour survivre. L'été, le village retrouve ses enfants, presque tous ses enfants. Les retrouvailles font sortir le village de son hibernation », note Mehdi. Politiquement, le village est très partagé. A part un respect unanime pour « l'homme propre », Hocine Aït Ahmed, tout l'échiquier politique y trouve sa place. « L'hiver, Agouni est RCD et FFS. Les Algérois viennent nous bassiner avec leur islamisme l'été. On les écoute, on ne fait aucun commentaire. Ils savent qui nous sommes, quelles sont nos racines. Eux, ils ont perdu les leurs », tranche Mehdi. Pour Mehdi, Algérois, il englobe tous ceux qui parlent la langue arabe. Les discussions sont très animées, en ce mois d'août caniculaire, dans l'unique café du village. Le patron, Ali, est très philosophe. Le café se commande dans toutes les langues de la même manière : un caoua. Même les « immigrés » ont pris goût au caoua d'Ali. Un fond de verre noir qui ne dénoterait pas à La Casbah. C'est d'ailleurs un enfant de la vieille ville qui lui a donné la recette. Pour les jus, seuls les initiés s'y retrouvent. Cette année, la mode est à l'eau gazeuse qu'on continue à appeler Vichy, même si cette marque a cessé d'exister depuis des années. Agouni Bouragh c'est donc un café, une polyclinique, une poste fermée après un hold-up, une mairie et deux épiceries. « Et bientôt un cybercafé », précise Djamel. « Les vacances au pays me revigorent. Je sais que dans quelques années, quand les enfants auront grandi, ils ne voudront plus y venir chaque été. Je les comprends, mais moi j'ai grandi ici sans électricité ni eau courante. C'est dans ma chair. Je prendrai ma retraite ici, loin du bruit de la ville », note l'émigré. L'été c'est aussi la saison des mariages. « Plus de cinq ! », s'étonne Nacer. « Ils vont nous user. Pour les cadeaux, il faut faire comme tout le monde : offrir un service à eau. Il y a pire. Pour son mariage, un copain enseignant a reçu six copies d'un tableau représentant un enfant en train de pleurer. Il ne savait plus quoi en faire. Je lui ai suggéré de les fourguer aux prochains mariages auxquels il sera invité. » Il n'y a pas grand choix pour se divertir : foot pour les sportifs, parties de cartes ou de dominos pour les moins sportifs, et plage pour les véhiculés. « Au prix de l'essence, seuls les immigrés se permettent de faire de longues distances quotidiennement. C'est normal qu'ils connaissent la région mieux que nous. On ne peut pas concurrencer l'euro avec nos salaires », analyse lucidement Mohand. Le village est devenu exigu pour les jeunes. Plus de terrain où construire sa petite maison. « Les gens ont moins peur du terrorisme. Ils veulent vivre, construire, sortir. Pour cela, il faut de l'argent. Et pour avoir de l'argent, il faut quitter le village. C'est un déterminisme économique », note Mohamed, amateur de mots savants. Le village se prépare à une longue hibernation et à une nouvelle renaissance. Août est presque fini.