Tomas Deltombe a passé au crible les journaux télévisés du 20 heures sur les principales chaînes depuis 30 ans. Il démonte dans L'islam imaginaire, éditions La Découverte, toute la mécanique médiatique de l'islamophobie en France, plongée dans un univers schizophrénique. Quel est le portrait du musulman cathodique aujourd'hui ? Jeune de banlieue, sympathisant de Ben Laden, intolérant... ? S'il est bien difficile de parler au singulier d'« une image du musulman » à la télévision française, votre expression a l'avantage de mettre en lumière l'une des habitudes les plus tenaces de la médiatisation de la religion musulmane : son essentialisation. Un nombre croissant de phénomènes - délitement du lien social, délinquance, sexisme, antisémitisme, etc. - sont analysés à la lumière d'un « Islam » compris comme une entité décontextualisée. Comme si, finalement, les « musulmans » - qu'ils se définissent eux-mêmes comme tels ou qu'ils soient assignés à cette identité par le regard extérieur - devaient nécessairement agir comme un bloc homogène, selon un schéma préétabli. Nombre de journalistes semblent éprouver la plus grande difficulté à admettre que ce qu'on appelle « l'Islam » ou « les musulmans » recouvre en fait des réalités hétérogènes et évolutives. La pluralité des manières d'être musulman est en général réduite à une dualité extrêmement simpliste. Celle qui opposerait, à l'intérieur de « la communauté musulmane », des « bons » musulmans - autrement appelés « musulmans modérés » - et des « mauvais musulmans », auxquels on affuble divers qualificatifs dévalorisants (« islamistes », « intégristes », « fanatiques », etc.). Comment cette image a-t-elle évolué ? Il me semble qu'on a progressivement assisté à un changement de paradigme depuis une vingtaine ou une trentaine d'années. Dans les années 1970, période où la société française découvre qu'elle est travaillée en profondeur par des phénomènes racistes et xénophobes, la tendance générale est de dire aux téléspectateurs : « Nous » devons « les accepter ». Aujourd'hui, le message qui se dégage de nombreux programmes télévisés s'est inversé : « ils » doivent s'adapter à « nous ». Le basculement s'est opéré autour de ce qu'on a appelé la « deuxième génération ». Tant que les « immigrés » étaient considérés comme indéniablement « étrangers », on adoptait une posture de tolérance à l'égard de « leur différence », puisque celle-ci entrait dans un ordre des choses qui plaçait les immigrés en situation d'extériorité par rapport à la société française. Quand on s'est aperçu, avec l'émergence de la « deuxième génération » sur la scène publique dans les années 1980, que les « immigrés » étaient Français, cela a impliqué une nécessaire remise en cause de l'image que la société française se faisait d'elle-même. Le basculement des perspectives, latent depuis le début des années 1980 est devenu plus explicite au tournant des années 1980-1990 sous l'impulsion de l'actualité internationale : l'affaire Rushdie en 1989, la première guerre du Golfe en 1990-91 et la crise politique algérienne à partir de 1991-92. Systématiquement associées aux évolutions du « monde musulman », les populations que le regard extérieur identifie à « l'islam » ont été montrées du doigt. Une logique de suspicion s'est peu à peu installée que le traitement binaire de la religion musulmane a permis de réguler. La mise en scène de figures rassurantes de l'Islam - les « modérés » - est censée rendre plus acceptable l'expression télévisuelle d'une inquiétude ancienne à l'égard d'un Islam perçu comme une menace pour une « identité française » qu'on rechigne à voir évoluer. Comment expliquez-vous ce traitement médiatique ? Plusieurs facteurs entrent en ligne de compte. Avant toute chose, il me semble que l'on peut largement expliquer ce traitement médiatique par la perpétuation de schémas hérités de la période coloniale, au cours de laquelle la religion musulmane était regardée soit comme un danger potentiel, soit comme un instrument pour domestiquer les populations « indigènes ». S'il ne faut pas plaquer une grille de lecture strictement « coloniale » sur la situation actuelle, il me semble qu'on ne peut pas échapper à ce débat. Deuxièmement, le traitement médiatique de l'Islam est aussi déterminé par des évolutions extérieures à « l'Islam ». Le bouleversement du paysage intellectuel français d'abord, qui a vu la substitution d'un schéma centré sur la lutte des classes par un autre mettant en avant un choc des cultures. L'évolution du paysage politique, ensuite, où l'électorat de plus en plus large de l'extrême droite a aiguisé les appétits. La transformation du système médiatique, enfin, avec en particulier la place de plus en plus centrale d'une télévision concurrentielle confortant les préjugés pour rassembler le public le plus largement possible. En troisième lieu, il me semble important de ne pas sous-estimer la responsabilité d'un certain nombre de mouvements qui utilisent la rhétorique « islamique » pour justifier l'action violente et qui participent inévitablement à un traitement particulier de la religion musulmane. Cette focalisation sur les « dangers de l'Islam » - thématique où l'on peine à distinguer les dimensions sécuritaires et identitaires - permet ainsi d'évacuer les responsabilités collectives d'un certain nombre de dysfonctionnements sociaux qui sont loin de concerner les seuls « musulmans ». L'affaire du RER D n'a-t-elle pas mis à nu tout ce que vous démontrez dans votre livre. La peur de l'autre, du musulman ? Le grand « dérapage » du RER D est, en effet, particulièrement symptomatique. Outre la suspicion généralisée et presque maladive à l'égard de tout ce qui ressemble à un « musulman », il prouve l'incroyable suivisme des médias qui se sont presque tous rués, sans vérification, sur cette affaire en faisant une confiance aveugle aux autorités officielles. Cette affaire illustre aussi la difficulté des milieux journalistiques à mener une analyse critique de leur propre travail. La plupart d'entre eux se sont contentés d'une mention extrêmement floue et fugace de la « responsabilité des médias » et certains se sont « justifiés » en expliquant que cette agression fictive... aurait pu ne pas l'être. C'est d'ailleurs un des aspects frappants fonctionnement médiatique depuis quelques années : le virtuel devient plus important que le réel. Or, mettre en image des phénomènes qui ne sont que potentiels risque bien de participer à leur concrétisation effective. L'affaire du RER D a justement mis en lumière cette dimension performative des médias : interrogée sur les raisons qui l'ont poussé à s'inventer des agresseurs arabes et noirs, l'affabulatrice du RER D a expliqué que l'idée lui était venue parce que « ce sont toujours eux qui sont accusés » à la télévision ! Selon vous, TF1, télévision privée, et France 2, télévision publique, traitent de la même façon sur le plan journalistique l'Islam, et pour être plus précis les « musulmans »... D'après mes observations, le traitement médiatique de l'Islam est assez similaire sur les deux principales chaînes. La compétition, souvent acharnée qu'elles se livrent, a tendance à uniformiser la philosophie et les méthodes de travail des rédactions. Semblables, les options des deux chaînes ne sont pourtant pas nécessairement synchronisées. On peut rappeler par exemple que la deuxième chaîne - à l'époque Antenne 2 - s'était montrée extrêmement militante lors de la première affaire de voile à l'école, en 1989, alors que la rédaction de TF1 était bien plus réticente à s'engouffrer dans l'hystérie médiatique. Patrick Poivre d'Arvor, présentateur du JT de TF1, avait même parlé d'« un débat fabriqué » et s'en était pris assez violemment à ce qu'il appelait l' « hypermédiatisation » de cette affaire. Comme quoi la situation de concurrence et d'urgence dans laquelle travaillent les journalistes ne les empêchent pas en soi de faire preuve d'une certaine dose de lucidité. Mais c'est malheureusement assez rare. Comment expliquez-vous cette islamophobie, assumée quelquefois publiquement ? Si cela a pu arriver, je ne suis pas sûr que, dans l'ensemble, l'islamophobie soit largement assumée. Il me semble que si c'était le cas, la situation ne serait pas aussi préoccupante : pour dépasser une peur, il faut commencer par prendre conscience qu'elle nous travaille. Comme tous les phénomènes du même genre, l'islamophobie fonctionne sur le mode de la dénégation. Dans les années 1970, on invitait des Français anonymes sur les plateaux de télévision venir expliquer qu'ils n'étaient « pas racistes mais... ». A l'époque, les journalistes tentaient de débusquer ce discours pernicieux. Maintenant que les références raciales ont été presque bannies du registre explicite, la situation est plus ambiguë. La plupart des journalistes - et beaucoup d'autres - semblent se considérer comme d'authentiques islamophiles simplement vigilants à l'égard du « danger islamiste » ou partisans d'une « modernisation de l'Islam ». Discours nécessaire s'il s'agit de prévenir des attaques terroristes et légitime s'il est question d'ouvrir un travail de réflexion sur la religion musulmane. Mais l'imprécision des termes, l'ambivalence des images et le choix des invités révèlent souvent d'autres intentions moins avouables : on parle d' « islamisme » pour disqualifier d'emblée des personnalités ou des mouvements qui mériteraient d'être écoutés sérieusement (quitte à être en désaccord avec eux), et on appelle à une « réforme de l'Islam » pour rendre acceptable le rejet global des musulmans tels qu'ils sont ou du moins tel qu'ils vivent leur religion.