L'édition de la semaine dernière a inauguré une pièce intitulée « la précipitation ». Elle a pour cadre le théâtre de la réforme. Après l'acte I consacré à la communicaphobie, nous vous présentons l'acte II. Au début de l'année 2000, le ministère de l'Education nationale (MEN) lançait un nouveau concept en matière d'élaboration des programmes scolaires. « L'approche par les compétences » entrait en Algérie en fanfare. Finie la transmission des connaissances préfabriquées véhiculées par les programmes encyclopédiques et l'évaluation bancale des kilomètres de leçons mémorisées par l'élève. Ce sont là deux objectifs essentiels véhiculés par ce nouveau concept. L'idée est fort séduisante. Quand on connaît les avatars de la pédagogie traditionnelle, on ne peut que saluer l'avènement de cette innovation. Faut-il encore la maîtriser et lui donner toutes les chances de bien s'implanter dans un contexte scolaire marqué par un long coma pédagogique. Les spécialistes en sciences de l'éducation préconisent - pour réussir le changement - la mise en place de préalables avant le lancement de l'innovation. Nous citerons la bonne connaissance du concept par les principaux concernés (les concepteurs des programmes, les inspecteurs et les enseignants) ; son expérimentation à des fins d'adaptation aux réalités du pays. Une fois évaluée et validée, cette dernière pourra être généralisée sans dommage aucun. Le déroulement de ce processus de mise en œuvre nécessite des échéances à respecter scrupuleusement. Elles conditionnent le devenir même de cette innovation. Trop courtes, elles mènent à l'échec, trop longues, elles sont un facteur de démobilisation. Est-ce que ces échéances et ces préalables ont été respectés ? A l'évidence, le TGV de la réforme n'a pas donné le temps à ses pilotes pour asseoir ces exigences. En 2002, le MEN annonçait l'arrivée imminente de nouveaux manuels scolaires. Ils seraient, aux dires des officiels, conformes aux orientations contenues dans l'approche par les compétences. Par quel miracle ces programmes et ces manuels ont-ils reçu le fameux label en un temps si court ? A l'époque, les concepteurs de programme, membres des groupes spécialisés par discipline, étaient loin de posséder tous les éléments d'information sur cette innovation. La commission nationale des programmes dont ils font partie venait d'être fraîchement installée. Ils n'avaient pas reçu de recyclage à cet effet. Idem pour les pédagogues chargés de l'élaboration des manuels. Excepté une infime minorité qui a été envoyée à l'étranger. A l'arrivée des courses, un tollé général accueillit les nouveaux manuels. Le ministre en personne reconnaît l'existence d'erreurs glissées au menu de nos élèves. Qui a dit un jour que le manuel scolaire était comme un médicament ? Il fallait s'y attendre : le temps pédagogique diffère totalement du temps économique. La course contre la montre - une entorse fatale au processus de mise en œuvre - pour honorer les échéances du cahier des charges, s'avéra être une autre tombe creusée sur le chemin de cette innovation (l'approche par les compétences). Les soumissionnaires à l'élaboration des manuels - l'Etat et les éditeurs privés - avaient quelques mois pour honorer le rendez-vous de septembre, date de diffusion des livres. Un délai surréaliste que pas un honnête éditeur n'aurait accepté. Ce ne fut pas le cas, le portillon de l'Institut national de recherche en éducation (INRE) sera bousculé par les postulants Au tribunal des élèves arnaqués sur une marchandise frelatée, le procureur a des questions embarrassantes à poser. Il faut bien situer les responsabilités afin qu'une telle bévue - pour ne pas dire plus - ne se reproduise plus. A qui la faute ? A qui la faute ? A l'organisme technique qui a lancé l'avis de la soumission malgré les délais impossible ? Au politique pressé de lancer l'innovation sans l'avoir entouré des précaution d'usage ? Ou est-ce les soumissionnaires attirés par la faramineuse mise - la Présidence aurait instruit le MEN de les payer rubis sur l'ongle avant même la distribution des livres aux élèves ? Ces trois partenaires sont censés connaître les normes qui régissent toute introduction d'un nouveau manuel dans le circuit scolaire. Entre l'étude du cahier des charges et l'homologation, pas moins de douze mois, puis viendra la phase expérimentale dans des classes pilotes. Son évaluation peut durer au minimum le temps d'une année scolaire. On y apportera les correctifs éventuels avant de généraliser. Et dire qu'en Algérie le délai réel n'a pas dépassé les quatre mois ! Le plus navrant dans l'affaire - en plus des dégâts causés par la précipitation dans l'élaboration des manuels - reste le flou qui entoure à ce jour ce concept « d'approche par les compétences ». Les inspecteurs et les enseignants rencontrés nous ont avoué leur incapacité à la rendre opérationnelle dans la pratique de la classe. Bien sûr, il y aura toujours ceux qui clament leur connaissance parfaite de la chose. Cela est possible, mais sur le plan théorique seulement. Pour la bonne et simple raison que là où ce concept a pris racine - en Europe et en Amérique -, les spécialistes eux-mêmes sont ligotés par la dimension pratique d'un concept né dans le secteur de l'économie et de la formation professionnelle. Au Canada par exemple, depuis deux décennies, ce concept des compétences n'arrive pas à être formalisé et généralisé. Ce sont les équipes pédagogiques des établissements qui s'associent pour adapter leur pratique de la classe. Ils reçoivent à ce titre des formations ciblées et régulières. Les laboratoires de pédagogie ne chôment pas, les spécialistes se dépensent sans compter pour assister les praticiens et profiter de leur expérience du terrain. L'information y circule tous azimuts, les recyclages et les perfectionnements engagent toutes les catégories du secteur scolaire. L'évaluation des performances des élèves demeure « l'épine dans le pied » qui empêche le décollage de cette innovation. Si nous sommes habitués à évaluer les connaissances mémorisées par l'élève, il n'en est pas de même des compétences. Invité en Algérie pour donner une communication sur ce thème, un expert étranger, chaud partisan de l'approche par les compétences, a - sans le vouloir - mis en relief la difficulté de la généralisation de ce concept. A la question de savoir si son pays l'a généralisé, l'expert a répondu : « Nous attendons les résultats de l'expérimentation en cours dans certains pays d'Afrique. » Que le lecteur se rassure, les élèves algériens n'ont pas eu le privilège de servir de cobaye. Nous avons sauté le stade de l'expérimentation pour passer directement ... à la généralisation. Sans voir, comme au poker. En attendant de trouver la clé à ce casse-tête (l'évaluation des compétences), les pédagogues disposent de cet instrument inégalable dans leur quête d'améliorer leur rendement : la formation continue et la documentation. Tout au moins ceux qui ont la chance de travailler dans les sociétés qui se soucient de l'épanouissement de leurs enfants. Au fait, pourquoi avoir réintroduit les symboles de l'évaluation des connaissances mémorisées - l'examen de 6e et le brevet/passage - au moment où le MEN lance la mode de l'approche par les compétences ? A ce niveau du débat, nous sortons de la précipitation pour entrer dans la contradiction... une autre pièce qui s'écrit au théâtre de la réforme.