Il farfouille dans sa mémoire, tout en énumérant de sa voix grêle un listing, à la recherche d'un nom qui ne lui revient pas. Il ne l'a pas oublié, il ne peut pas l'oublier. C'est un compagnon d'armes ; et un compagnon d'armes, c'est sacré et ça ne s'oublie pas. Hamid Dali, ancien responsable politico-militaire du secteur de Boudouaou, combattant de la ville et du djebel, plisse ses petits yeux qui trahissent l'audacieux combattant qu'il était, le facétieux personnage et boute-en-train qu'il a dû être et le talentueux narrateur qu'il demeure. Ses compagnons accrochés à ses lèvres l'aident, parfois, en compulsant eux aussi leur répertoire mental, en lançant pêle-mêle des prénoms souvent colorés d'un sobriquet. D'un hochement de tête, il les écarte. Visiblement, il ne s'agit pas de celui qui doit lui permettre de poursuivre son témoignage. Puis, comme Archimède, qui découvre les lois de l'hydrostatique, il crie le patronyme qui lui est revenu comme une porte qui s'ouvre. Il reprend son récit. Son accent algérois où se mêlent le français, l'arabe et le kabyle, masquent un instant son émotion lorsqu'il évoque de terribles souvenirs, sans jamais se départir de ce demi-rire à moitié étouffé qui lui ride tout son visage émacié. Lui, la fleur d'asphalte, citadin qui a commencé le combat dans les venelles de La Casbah et les rues de la capitale, survivant des réseaux d'Alger, brûlé, il échappe aux mailles du filet de Massu. Dans le schéma établi par le 3e Régiment de parachutistes coloniaux (RPC), Hamid Dali figure tout en haut dans la même case que Yacef Saâdi, Ali la pointe et Boussoura Dahmane. Le voilà qui change de décor en 1957. Il troque ses mocassins contre des pataugas, indispensables chaussures de combat, tout aussi efficaces que des bottes de sept lieues pour crapahuter dans la rocaille, la boue ou les ronces. Il découvre un tout autre univers. Il s'y installe pour y poursuivre le combat inachevé. Au maquis, la vie est autre. « Puis, vint la période de suspicion... Les sinistres purges. Les djounoud n'aiment pas parler de ces temps terrifiants. C'est l'enfer sur la terre... La folie s'est emparée d'eux... Eux, ce sont les chefs...et les inquisiteurs. Tu pouvais mourir pour un oui ou pour un non. Tes bourreaux sont tes propres frères (...) Le seul qui reste encore en vie, c'est Moh El Mahfoudh. C'était un commissaire politique. Il vit encore à Palestro je lui ai rendu visite, il y a de cela environ deux mois. Il m'a superbement reçu. Toutes les vieilles du village m'ont entouré. ‘‘C'est celui-là Hamid, vous le voyez, s'exclamaient-elles, en me désignant aux jeunes, il est petit mais son courage est grand. A lui tout seul, il a organisé une embuscade et a fait prisonnier un adjudant''. Je ne savais pas ce que me réservait l'avenir et ce que j'allais affronter les jours qui suivirent ce jour où nous étions encerclés à Matoussa, sur la route de Chaâbet El Amer (ndlr, entre Issers et Draâ El Mizan), à la limite entre les Wilayas III et IV. Je me souviens j'étais avec un policier de dechra (moussebel). L'encerclement ne nous inquiétait pas plus que cela. D'ailleurs, c'était l'époque des pastèques et nous en dégustions une, le moussebel et moi. Il faut dire que cette route était le point de prédilection aux attaques des gars de la III contre les autocars de la SATAC. Incroyable mais vrai, il ne se passait pratiquement pas de jours sans que ces bus fassent l'objet d'interception par les combattants de la Wilaya III. D'ailleurs les Français ont ensuite placé un half-track pour dissuader les moudjahidine. Ainsi, lorsque nous avons vu les soldats de l'armée française monter, le policier et moi nous sommes retirés un moment jusqu'à ce qu'ils s'en soient allés. Puis, nous avons repris notre poste de guet, embusqués dans les taillis au bord de la route. A un moment, nous avons vu le reflet du soleil sur le pare-brise d'un véhicule. J'ai dit au policier : ‘‘Tu as un fusil de chasse, moi j'ai une mitraillette et si nous attaquions cette Jeep''. Car je pensais que cela en était une. Il était OK. C'est vrai que c'était une initiative que j'ai prise comme ça, sans trop y réfléchir. En fait de Jeep, il s'est avéré que le véhicule qui venait vers nous était une voiture particulière, de marque Dyna Panhard. Lorsqu'elle a surgi du virage, je me suis retourné pour m'adresser au policier. Il avait filé et je me suis retrouvé seul. Heureusement que ce n'était pas une Jeep. Quoiqu'il en soit, je ne me suis pas découragé pour autant. A la vie à la mort, comme on disait, j'ai bondi au milieu de la chaussée et je me suis trouvé devant la voiture civile avec à son bord un adjudant, des femmes et des enfants, probablement sa famille. Comme le half-track n'était pas loin, il a dû se dire que j'étais un des leurs, pendant que je l'ai braqué de mon arme. Il s'est contenté de sortir un peu la tête par la fenêtre, tout en montrant son épaule pour que j'y distingue son grade. D'un geste, je l'ai menacé de l'abattre s'il ne descendait pas. Lorsque je me suis approché, il s'est extrait de la voiture. J'ai vu sur la banquette un pistolet de calibre de 9 millimètres. Je me suis empressé de le récupérer. Les femmes au nombre de trois, me semblait-il, et les enfants qui l'accompagnaient morts de frayeur, se sont mis à crier : ‘‘Monsieur, monsieur... !'' Je leur ai dit qu'ils n'avaient rien à craindre. J'ai arrêté le sous-officier et l'ai emmené sous la menace de ma mitraillette. Je l'ai naturellement conduit vers Si El Mahfoudh, chef politico-militaire zonal (à ne pas confondre avec Moh El Mafoudh cité plus haut). Pour tous les villageois, mon action a été accueillie comme un acte de bravoure. J'étais le héros du jour. J'étais à mille lieux d'imaginer ce qui m'attendait. Quelque temps après, je me trouvais dans une dechra du côté de Tilaouine. Tandis que mon supérieur, Si El Mahfoudh qui était à Matoussa, a dépêché un agent de liaison pour m'ordonner de le rejoindre. Naïvement, en toute innocence, je me suis rendu auprès de lui. J'arrive. On m'invite à rentrer dans une maison où je découvre tout le conseil régional en réunion. Si El Mahfoudh m'ordonne d'enlever ma cartouchière. Etonné, je ne comprenais rien à ce qui se passait. Je lui demande la raison de son ordre. Il le répète. - ‘‘Que se passe-t-il, Si El Mahfoudh ?'' Effondré, je le harcèle de ‘‘pourquoi'' pendant que je défaisais ma cartouchière et je savais que lorsqu'on te demande d'enlever ta cartouchière, il faut s'exécuter dans l'instant. ‘‘- Dépose ta mitraillette !'' Abasourdi, j'ai déposé mon arme devant lui, ignorant toujours pour quelles raisons je me trouvais ici et ce que l'on me reprochait. Je me suis mis à douter de moi-même. ‘‘Ai-je commis un impaire avec un villageois ? Ai-je manqué de respect envers une villageoise ? Ai-je perpétré un acte de trahison sans le savoir ?'' ‘‘Si Lakhdar, ai-je bredouillé, je suis comme ton fils, tu le sais, tu connais ma fidélité, je t'ai toujours respecté, comment peux-tu me soupçonner de quoi que ce soit ?'' Brutalement, la réponse à tous mes questionnements tombe comme une sentence : ‘‘Qui t'a dit de descendre sur la route goudronnée et d'opérer sans mon autorisation ?'' Eberlué, j'ai mis un moment à comprendre et à établir un lien entre l'embuscade réussie contre l'adjudant et son arrestation et la situation dans laquelle j'étais à présent empêtré. D'instinct, je répondis : ‘‘Oh ! Alors que somme-nous censés faire ici ?'' ‘‘Maintenant je vais te montrer ce que nous sommes censés faire'', me dit-il menaçant. L'affaire se corsait. Je me trouvais donc face à un tribunal militaire. Pis, un conseil de guerre. J'ai poursuivi mes suppliques en direction de Si El Mafoudh, faute d'arguments à une telle accusation. Comment en effet se défendre de l'imputation d'une faute, alors qu'on considère que l'acte accompli relève plutôt du devoir. ‘‘Assieds-toi !'' Je m'assois tout en mesurant l'immense injustice dont j'étais l'objet. Je me rendais compte de la profondeur du désespoir de tous ceux qui ont enduré ce que je subissais. Beaucoup d'hommes de valeur, redoutant de tels arbitraires, ont été précipités dans le camp de l'ennemi. Puis, Si El Mahfoudh lâche la sentence : ‘‘Condamné à mort !'' Et c'est tout le troupeau de Panurge qui, chacun l'un après l'autre, égrène le châtiment. ‘‘Condamné à mort ! Condamné à mort ! Condamné à mort !...'' La terre s'est ouverte sous mes pieds. Me voilà, à l'unanimité du conseil, condamné à être exécuté parce que j'ai monté une embuscade à l'issue de laquelle j'ai fait prisonnier un sous-officier ennemi. ‘‘Qui t'a demandé de descendre sur la route goudronnée, pourquoi as-tu agi sans que je ne t'en donne l'ordre !'' Quel pêché, quelle faute ! Quel crime ! J'en étais là encore de mon effondrement moral et physique lorsque se produisit le miracle. La porte de la maisonnette a tourné dans le bon sens. Est entré Si Boukhalfa, lieutenant zonal des Renseignements et liaisons (RL) que Dieu ait son âme, il m'a regardé et tout étonné m'a dit : - ‘‘Que fais-tu ici ? Qu'as-tu fait ? De quoi t'accuse-t-on ?'' ‘‘Je ne sais pas pourquoi Si Boukhalfa !'', Ai-je lâché désespéré Si Boukhalfa était un officier qui m'appréciait beaucoup. ‘‘Demande-le à Si El Mahfoudh. Moi, je ne sais pas et je n'ai toujours rien compris.'' Si Boukhalfa croyait que j'avais commis une faute d'une grande gravité. Que j'avais trahi la cause ou quelque autre chose de cette mesure. Si El Mahfoudh lui rend compte et lui apprend de quel ‘‘crime'' je m'étais rendu coupable pour être condamné à mort par le conseil à l'unanimité : - ‘‘Il est descendu sur la route goudronnée sans que je ne lui en donne l'ordre.'' ‘‘Et pour ça vous le condamnez à mort ? Vous avez beaucoup d'hommes qui descendent sur la route goudronnée pour faire prisonnier des sous-officiers ?'', a lancé Si Boukhalfa. Sur-le-champ s'adressant à moi, il m'ordonne de ramasser ma cartouchière et de prendre ma mitraillette : - ‘‘Vas, tu peux te retirer''. J'ai, par la suite, été affecté dans une autre zone du côté de Boudouaou. » Plus tard, Hamid Dali, sera blessé lors d'une mission vers la fin 1960. Arrêté, ses tortionnaires après l'avoir tourmenté au fer rougi à blanc, lui casseront à vif la clavicule. Usant de ruse, il réussira néanmoins à s'échapper et se remettre au service de la révolution par l'intermédiaire de Cheikh Baha qui tenait un magasin d'électricité en face du Monoprix de Kouba et dont le fils Nasser, un fidaï, était détenu à El Harrach. C'est de nouveau à La Casbah qu'il opérera et où il lancera une grenade sur un poste du 9e zouave situé dans les anciens locaux de l'UDMA, il attaquera le Petit Ballon, un bar fréquenté par les paras et des activistes ultra et poignardé un sergent zouave devant la caserne d'Orléans (Ali Khodja aujourd'hui). Enfin, le lieutenant Dali servira dans la deuxième zone autonome d'Alger jusqu'à l'indépendance.