Du jerrican jaune qui ne la quitte pas, Halima en a marre, marre ! Quand elle le porte chaque matin, elle ne sent plus ses épaules. «Notre maître nous dit que l'eau c'est la vie, ce n'est pas vrai, l'eau c'est la torture», se dit-elle en montant les escaliers. Au premier étage, elle prend le jerrican avec sa main gauche, la droite lui fait mal. Elle sent une douleur atroce au bras et à l'avant-bras, et même ou surtout à l'épaule. C'est toujours comme cela, à chaque étage elle change le jerrican de main, parce que la main qui le porte lui fait mal à chaque fois. Jusqu'au cinquième étage. Elle se souvient qu'elle avait un petit bidon jaune quand elle avait cinq ans ; maintenant, à douze ans, c'est un jerrican assez costaud qui la suit partout. Le petit bidon jaune, elle l'a donné à sa sœur Nadia, qui va vers ses six ans. Vrai, le jerrican a un bouchon, ce n'est pas comme le seau, qui, quand on le porte, fait couler de l'eau par-ci par-là, et vous éclabousse la jupe et les pieds. Parfois, ses pieds barbotent dans l'eau, et elle n'a pas d'autres souliers pour les changer ; donc, elle va avec à l'école, et elle ne se sent pas bien. Quand elle a les pieds mouillés, elle oublie sa leçon. Cela lui est arrivé maintes fois, et elle se demande d'ailleurs toujours pourquoi, en vain. Deuxième étage : main droite. «Ouille, ma main gauche !», crie-t-elle. Elle se demande à l'instant pourquoi son père a fait le réservoir, puisque rarement il y a de l'eau dans le bâtiment. C'est vrai, quand il y a de l'eau, on remplit tous les bidons et tous les jerricans, et même la baignoire, et surtout la baignoire, parce qu'elle peut contenir beaucoup d'eau. Mais le robinet est capricieux, imprévisible. Des fois, ça coule longtemps, des fois il ne fait que ronfler, ronfler, ronfler… C'est pourquoi son père a dit un jour : «Je ne payerai pas le ronflement, je ne m'acquitterai plus d'une facture m'escomptant de l'air». Et, en y pensant, elle lui donne entièrement raison. Quand, de bonne heure, Halima entend le ruissellement de l'eau dans le robinet, elle sourit et se rendort, car elle sait que le robinet a bien voulu leur donner de l'eau, elle ne va pas en chercher chez les gens. Ammi Tahar travaille dans la commune, il est un grand responsable, son robinet est relié, dit-on, directement à la conduite du château d'eau, donc, il a de l'eau H24. Ah ! Si son père quittait l'enseignement et travaillait dans la commune ! Troisième étage : main gauche. Son père insulte toujours le préposé à la vanne, il dit que même les responsables ne peuvent rien contre lui, il n'est jamais à l'heure, il ouvre la vanne quand il veut, et il la ferme quand il veut. Il dit qu'avant, durant la colonisation et même après l'indépendance, Ammi Mustapha venait toujours à l'heure nous ouvrir la vanne, au moyen d'une barre de fer, et on s'en donnait à cœur joie. Que d'eau ! Que d'eau ! Il dit aussi qu'il y a des gens qui ont de l'eau comme à la télévision, tout le temps, et d'autres, beaucoup d'autres comme nous, au cinquième étage, ils n'ont jamais d'eau, pas une seule goutte ! Aussi, parfois, il dit que s'il trouvait un appartement au rez-de-chaussée, il l'échangerait contre celui où ils sont. Mais, selon lui, personne n'accepterait cet échange, à cause de l'eau. Seulement voilà, souvent, il n'y a pas d'eau même au rez-de-chaussée ! Quatrième étage : à la télévision, dans les films, on remplit la baignoire, et on y plonge, on y prend un bon bain. Mais la leur, elle ne sert à rien, puisqu'elle est toujours vide ou toujours remplie d'eau, de l'eau destinée à la lessive et au nettoyage des toilettes. Dans les films, on n'a pas de bidon, quand on a besoin d'eau, on ouvre le robinet, et l'eau coule, il y a de l'eau chaude et de l'eau froide, on le fait autant de fois, et ça coule autant de fois ! Et le robinet ne ronfle pas, ne siffle pas, ne chante pas. On l'ouvre, et l'eau coule. C'est le troisième jerrican, et c'est le dernier, il est 7h35, l'heure de la rentrée est pour bientôt. Il lui reste juste le temps de prendre son cartable et de s'en aller. Cinquième étage : «Maman ! Maman !...» Sa mère arrive, la débarrasse du jerrican en souriant. «Enfin, on a de l'eau, ma fille, vite aide-moi à remplir les bidons, on ne sait jamais avec les va-nu-pieds de responsables, ils peuvent fermer la vanne d'un moment à l'autre». Son père, qui vient de se lever, leur demande pourquoi ce boucan. On lui explique qu'il y a de l'eau au robinet. Il y a de l'eau au robinet !!! Un moment, Halima chancelle, puis tombe, inanimée. Mais elle arrive à entendre une voix lui dire : «Demain, Halima, tu n'iras pas chercher de l'eau, ni les jours qui suivront, car dorénavant ça coulera toujours au robinet. Comme dans les films, on n'aura pas de bidon, quand on aura besoin d'eau, on ouvrira le robinet, et l'eau coulera, il y aura de l'eau chaude et de l'eau froide, on le fera autant de fois, et ça coulera autant de fois ! Et le robinet ne ronflera pas, ne sifflera pas, ne chantera pas. On l'ouvrira, et l'eau coulera !»