Avec la disparition du dernier membre du triumvirat de la Révolution, Lakhdar Bentobal, c'est la question de la mémoire et de l'histoire de la guerre de Libération qui est convoquée. Des faits marquants de cette période demeurent entourés de beaucoup de zones d'ombre noircies par une écriture officielle de l'histoire. Le dernier des «3B», Lakhdar Bentobal, a pris soin d'écrire ses mémoires qui vont sans doute participer à la manifestation de la vérité historique, si un jour elles sont publiées. Un extrait de ses mémoires, publiés dans le n°4 de la revue Naqd que dirige le professeur d'histoire Daho Djerbal, sous le titre prodromique de «Carences et fléchissements». Dans le COM de l'Est, on ne peut pas dire qu'il y ait eu des clivages entre anciens et nouveaux et que les premiers n'aient pas accepté la promotion des seconds aux postes de commandement. Nous y trouvons par exemple Benaouda qui était membre du comité des 22, un homme du 1er Novembre, de ceux qui en ont été les organisateurs. Benaouda était en désaccord avec Mohammedi, qui n'était pas des premiers venus à la Révolution. Mais il l'était aussi avec Lamouri qui, lui, était un ancien du MTLD (…). L'état-major du COM fut remis en cause par une véritable rébellion et il a fallu se résoudre à dissoudre cet organe que nous avions mis sur pied quelque temps auparavant. Tous ses membres furent éloignés. Certains d'entre eux furent affectés dans la représentation du FLN au Caire, sans fonction définie. La plupart restèrent disciplinés et respectèrent la décision. D'autres, comme Lamouri et Mostefa Lakehal, qui s'étaient trouvés éloignés au Caire pour des motifs différents, ont commencé à prendre des contacts avec les étudiants algériens. Ils s'étaient mis à faire du travail de sape et à mener une campagne de dénigrement contre le GPRA.» «Le 2e Bureau égyptien s'était servi d'eux, ainsi que Abdelkrim El Rifi. Ce dernier était un militaire qui était resté avec sa mentalité de militaire. Pour lui, tout homme politique est par définition un homme qui manque de scrupules et qui est dénué de toute sincérité. Il incitait à se rebeller contre le gouvernement des politiciens. Il visait Ferhat Abbas et les responsables de la délégation du FLN au Caire. Il visait aussi Lamine Debaghine, qu'il connaissait très bien. Mais ce n'est pas l'action d'Abdelkrim qui avait été déterminante dans la matérialisation du complot ; c'est celle du 2e Bureau égyptien qui était entré en contact direct avec Lamouri et Mostefa Lakehal. II avait organisé des rencontres entre eux et Fethi Dib, chargé des affaires algériennes au sein des services de renseignement. A l'époque, les Egyptiens n'étaient pas au fait des particularismes algériens et des dissensions nourries par le wilayisme. Ils avaient déduit des critiques que faisaient leurs interlocuteurs en parlant du «kabylisme» de Krim et de Mohammedi que le GPRA était hostile à l'arabisme et au nationalisme nassérien. Ils avaient senti par ailleurs, en prenant connaissance de la plateforme de la Soummam, que la Révolution algérienne avait une coloration marxiste. Ils étaient persuadés qu'il y avait derrière tout cela une main communiste et ils ne voulaient pas se résoudre à admettre la chose. Il ne s'agit pas là de spéculations sans fondement, ce sont des propos qui ont été tenus à la délégation du Caire, à Lamine Debaghine et à Mehri, et que nous avons nous-mêmes entendus. Les Egyptiens, quand ils ont pris connaissance du texte de la Soummam, avaient dit qu'il s'agissait là d'une déviation de la Révolution et que c'était plus du marxisme que du nationalisme. Ils voyaient très mal la Révolution algérienne, avec tout l'impact qu'elle pouvait avoir sur le monde arabe, leur échapper (…).» «Le constat qu'ils avaient fait était simple. D'un côté, le docteur Lamine, proche de leurs idées, était maintenant éloigné du gouvernement. Ferhat Abbas, qui présidait le GPRA, était un francophone et ceux qui n'étaient pas considérés comme tels, c'est-à-dire Krim, Boussouf et moi-même, étions trop indépendants et trop attachés à notre pays pour être manœuvrables. L'Algérie nouvelle, dans ces conditions, risquait de ne pas être assez soumise à leurs vues. De là l'aide qu'ils ont décidé d'apporter au groupe dissident. Plus grave encore, Lamouri et Mostefa Lakehal avaient été reçus par Abd el Nasser lui-même. Une fois la cause entendue, ces derniers prirent contact avec certains de leurs éléments stationnés aux frontières dans l'intention de les soulever contre le GPRA. Selon les déclarations des insurgés eux-mêmes, enregistrées au cours de leur procès, Abd el Nasser leur aurait conseillé de procéder au renversement du GPRA et d'arrêter les principaux dirigeants de la Révolution, entre autres Mahmoud Chérif, Krim, Boussouf et Bentobal. Après quoi, ils devaient constituer un nouveau gouvernement dirigé par Lamine Debaghine. Nasser les avait rassurés quant à la position des wilayas de l'intérieur qui étaient contre le gouvernement Abbas et il leur avait garanti que l'Egypte les reconnaîtrait immédiatement après la proclamation de la nouvelle direction. Il s'était engagé à user de son influence pour que tous les autres pays arabes fassent de même et il leur avait promis des livraisons d'armes supplémentaires. Celles-là mêmes qui avaient été bloquées pendant des mois et que les Egyptiens se refusaient à fournir au GPRA. Lors de leur interrogatoire, ils ont reconnu la complicité égyptienne dans l'affaire et ils ont avoué avoir été reçus par le président Nasser lui-même. Le gouvernement s'était réuni et avait désigné une délégation de trois membres pour se rendre dans la capitale égyptienne. Et, pour que cette démarche revête toute sa signification, c'est le président du GPRA lui-même qui fut désigné pour en prendre la tête. A plusieurs reprises, la demande d'audience faite au président égyptien resta sans réponse. Pour être reçus, nous fîmes agir des personnalités importantes du régime nassérien tel le maréchal Amer, mais, à chaque fois, on nous envoyait Fethi Dib ou un ministre pour connaître le but exact de notre visite. Nos démarches s'étaient avérées vaines et toutes les relations furent rompues pendant neuf mois.» «Nous adoptâmes une nouvelle tactique : faire jouer l'opinion publique arabe contre le gouvernement égyptien. Ahmed Francis et moi-même sommes allés voir l'ancien président de la Syrie, El Kouatly. Nous lui avons donc fait la relation du complot et des intentions de Nasser. Il n'en revenait pas. Il lui paraissait incroyable qu'un Arabe – et a fortiori un chef de gouvernement arabe – puisse comploter contre la Révolution algérienne. Convaincu par les arguments et les preuves que nous lui avions présentés, il a éclaté en sanglots, répétant à plusieurs reprises : «C'est une trahison... C'est une trahison.» Il prit, le lendemain, un avion spécial pour se rendre auprès de Nasser. Il venait lui rappeler que quand la Syrie avait accepté l'union avec l'Egypte, elle n'avait posé qu'une seule condition, à savoir le soutien continu à la Révolution algérienne. Ce n'est qu'après cette entrevue que Nasser accepta de nous rencontrer. Une délégation fut à nouveau constituée. Elle était composée de Ferhat Abbas, de Boussouf et de moi-même (…).» «Pour toute réponse, Nasser nous dit que, dans cette affaire, il y avait de l'exagération. C'était tout. Il n'avait pas dit un mot de plus. C'est après cette affaire que le gouvernement provisoire changea de siège et s'installa à Tunis.»