Le seul fait marquant de la vie politique nationale, depuis quelques mois, est incontestablement les scandales de corruption. Pour le professeur Mohamed Hennad, cette «gangrène» est «forcément consubstantielle au système de gouvernance que subit le pays depuis son indépendance». Avec ses analyses sans concession qu'on lui connaît, Hennad met en garde contre le danger d'une dislocation sociale qui menace l'Algérie, comme conséquence directe de ce fléau. Il fait sienne la célèbre phrase de feu Ferhat Abbas, extraite de sa longue lettre aux députés, justifiant sa démission de la présidence de la Constituante, en 1963 : «Le néocolonialisme ne menace notre pays que si la médiocrité, la paresse et la corruption s'y installent.» Cette lettre demeure d'actualité, estime le professeur Mohamed Hennad. -Le mal de la corruption qui ronge le pays vous semble-t-il consubstantiel au pouvoir politique en place depuis 1962. C'est-à-dire que la nature du régime inévitablement génère de la corruption ? En effet ! Ce mal est – comme vous le dites si bien – forcément «consubstantiel» au système de gouvernance que l'Algérie subit depuis son indépendance. De même, les proportions atteintes par cette gangrène ne peuvent être que le fait d'une accumulation qui a, nécessairement, commencé très tôt ! Il va sans dire que la tendance s'est accentuée ces deux dernières décennies à cause des problèmes sécuritaires qui continuent d'avoir un impact dévastateur sur les mœurs politiques dans notre pays.
-Quelle serait la genèse de cette «gangrène», justement ? Pour faire court, je citerai un certain nombre de facteurs, notamment les conditions générales dans lesquelles ont eu lieu l'indépendance du pays et la constitution du nouvel Etat. Suivi d'un vide total laissé à la suite de l'exode des Européens par le fait de l'indépendance elle-même et à cause de l'OAS. Cependant, cet exode répondait, quelque part, au désir de nos dirigeants de l'époque de se débarrasser de ces étrangers pour pouvoir «gouverner à huis clos». L'adoption du «modèle socialiste». Le socialisme a fait – chez nous comme partout ailleurs – le nid de la corruption et de la prédation. Le modèle socialiste algérien ne semble pas avoir été adopté par conviction doctrinale mais plutôt comme expédient politique pour un régime conquérant – même si c'était aussi pour parer au plus pressé suite audit exode. Ensuite, la dépréciation, dès l'indépendance, de certaines valeurs-clefs, telles que le mérite par l'effort personnel, pour tout concéder à «l'Etat providence» censé satisfaire l'ensemble des aspirations populaires après tant de privations. La rente pétrolière aidant, c'est le sens même qui a été donné aux «valeurs de Novembre». Mais c'est ainsi, aussi, que la culture citoyenne a reçu un sacré coup. Et enfin, la nature rentière de l'Etat algérien. Il devient presque dans l'ordre des choses que ce type d'Etat, en l'absence de mécanismes rigoureux de contrôle, soit dépensier, autoritaire, corrompu et corrupteur. C'est justement pour cette raison que certains estiment que la rente pétrolière (et autres) peut être une véritable malédiction pour le pays. Car lorsqu'un Etat dépend largement, non d'une situation de rente, mais bel et bien des contributions de ses citoyens, il devient, ipso facto, comptable devant la nation quant à la manière dont il prélève ces contributions et l'usage dont il en fait. Le principe est très simple : tout devoir est censé donner lieu à un avoir. -Quelles seront les conséquences de cette cascade de scandales sur le rapport entre l'Etat et la société ? Ce qui retient l'attention, depuis quelques années tout particulièrement, c'est la façon dont les deniers publics de la nation sont «gérés», sachant que ces deniers demeurent toujours insuffisants même lorsque le pays est très riche. Tous les jours, la presse nationale, tous titres confondus, fait état de plusieurs scandales à la fois, nous renvoyant l'image du grand égout à ciel ouvert. Quant aux conséquences de ces scandales sur le rapport de l'Etat et la société comme vous dites, je crains que la première conséquence ne soit la banalisation de ces scandales tant les mœurs politiques chez nous font, de plus en plus, perdre tout sens de la pudeur et de l'honneur. A force de se multiplier, les scandales vont s'insinuer comme «culture nationale» ou régnera la raison du plus fort et du plus malin. Au diable donc toute référence à la notion du bien commun ! Déjà, les choses se passent dans notre pays comme s'il était une tare d'être légaliste ou scrupuleux. Certes, beaucoup de scandales finissent par éclater, donnant lieu à des enquêtes. Sauf que ces enquêtes se terminent assez souvent en queue de poisson et c'est toujours des subalternes qui payent pour leurs supérieurs hiérarchiques. Aujourd'hui, le danger qui guette véritablement l'Algérie c'est la dislocation sociale qui ouvre la porte grande ouverte au règne du chaos et de là aux convoitises étrangères toujours trop promptes à se manifester. Bien que nous n'ayons plus peur d'une possible recolonisation, il y a, effectivement, une autre forme de colonisation plus néfaste encore qui nous fera sérieusement courir le risque de tomber sous le joug de puissances étrangères avec leur lot d'entreprises qui, en mal d'enrichissement facile et rapide à nos dépens (nous en avons déjà un avant-goût), feront tout pour accaparer l'activité économique nationale, puis tout le reste, et faire des Algériens une simple main-d'œuvre taillable et corvéable à merci. Et ça sera, à la limite, de bonne guerre si nous n'en prenons pas garde. Mais ce n'est, assurément, pas à coups de «lois de finances complémentaires» à répétition. En 1963 déjà, feu F. Abbas disait, dans sa longue lettre aux députés, justifiant sa démission de la présidence de la Constituante, que «le néocolonialisme ne menace notre pays que si la médiocrité, la paresse et la corruption s'y installent» ! Cette lettre reste, vraiment, d'actualité.
-Comment le système a pu se maintenir en place depuis des décennies alors qu'il a mené le pays vers une impasse historique ? En fait, vous me posez là une question qui est au cœur de l'analyse du pouvoir politique. Pour expliquer la longévité des régimes politiques corrompus, l'on renvoie, généralement, au fameux binôme de la carotte et du bâton. La carotte symbolise aussi bien la démagogie et le mensonge éhonté que les rapports clientélistes ; tandis que le bâton symbolise la coercition sous ses multiples formes. Il faut ajouter qu'en Algérie, on continue à utiliser la lutte pour la décolonisation comme légitimité «originelle» du politique, si bien que toutes les autres légitimités sont tenues en l'état – ce qui a conduit à «l'impasse historique» que vous mentionnez à juste titre.
-Qu'en est-il des forces sociales et politiques qui militent pour le changement ? S'avèrent-elles incapables d'influer sur le cours des choses ? Suite à la camisole de force imposée par l'état d'urgence décrété en 1992 et qu'on prolonge cyniquement, le champ politique ne cesse de se rétrécir comme une peau de chagrin. La vie politique est, aujourd'hui, tellement accaparée par une nébuleuse dénommée «alliance présidentielle» – une alliance hétéroclite en tout sauf par rapport à l'essentiel, c'est-à-dire le pouvoir et les privilèges qui en découlent – que nous risquons, à terme, de tomber sous la coupe d'un régime franchement corrupteur et crûment policier ! La plupart des partis ont déjà perdu leur âme si bien qu'ils ne demandent que leur part du butin qu'est devenue l'Algérie. La Constitution, elle-même, comme fondement de l'Etat de droit, continue d'être traitée avec une légèreté incroyable ; et dire qu'elle devrait être notre deuxième texte sacré ! On a même l'impression que l'emblème national est de moins en moins considéré, à telle enseigne qu'on l'a vu tout récemment utilisé comme argument publicitaire pour une marque déposée locale de boissons gazeuses ! Quant à la société, force est d'admettre qu'elle est, aujourd'hui, livrée à elle-même. Elle se débrouille comme elle peut, voire comme elle veut, faisant souvent n'importe quoi et ne trouvant mieux que d'avancer vers l'avenir à reculons en sombrant dans un pharisaïsme des temps modernes. Une jeunesse prête, faute de mieux aussi, à l'émeute et à la casse à tout moment et dont une grande partie ne pensent qu'à la harga pour fuir la hogra à tout prix. En même temps, un véritable processus de «décérébration» de la nation continue de priver le pays de ses compétences. Des milliers d'Algériens, hautement qualifiés, continuent – n'en déplaise à la «famille révolutionnaire» – de quitter le pays pour aller travailler sous des cieux plus cléments après avoir été formés ici ! C'est, hélas, comme dit l'adage populaire, «le pain est fait à la maison pour être mangé par l'étranger» ! Pendant ce temps, on s'égosille à propos des moyens à trouver pour faire revenir, au pays, notre diaspora qualifiée. Or, il s'agit moins de faire revenir cette diaspora que d'œuvrer, d'abord, pour retenir ceux qui sont toujours là.
-Face à ce sombre tableau, comment voyez-vous l'avenir du pays ? Sincèrement, je ne sais quoi dire sauf que ma modeste personne a beaucoup de soucis à propos de l'avenir de notre pays ! Je suis tenté de dire que, finalement, notre pays n'a pas de chance. Car si les malheurs qu'il a connus, depuis la lointaine antiquité jusqu'à la fin de la colonisation française, ont été le fait d'étrangers, ceux qu'il connaît, aujourd'hui, sont, par contre, le fait d'une partie de nous-mêmes ! Que des malheurs nous soient infligés par nos propres frères (et sœurs, sans doute), c'est là le comble de l'Histoire ! Finalement, n'est-on pas en droit de se poser des questions quant au sens à donner à cette indépendance pour laquelle notre peuple a versé tant de larmes et de sang, et dont il garde trop de stigmates dont seuls de vrais hommes d'Etat, bien de notre veine, sauront en faire les prémisses d'une vision d'avenir au lieu de s'entêter à mener la population en laisse en l'infantilisant et à imputer tous nos propres échecs à la France. Cette France de laquelle on s'obstine, plutôt cyniquement, à exiger une «repentance» en bonne et due forme. L'histoire retiendra, malheureusement, que «la génération de Novembre» a lamentablement échoué politiquement. Cet échec est d'autant plus patent que cette génération a écrasé, de par sa nature rustre et égocentrique, celle qui vient après, plus cultivée et ouverte sur le monde. Dès lors, on peut dire que la longévité politique de «la génération de Novembre» n'a pas permis la soudure générationnelle nécessaire. C'est ce qui pourrait expliquer la violence chez nous.
-Quelle serait donc la solution ? La solution devrait exister, mais il faut qu'elle s'attaque à l'essentiel : la réduction systématique de ce que l'on peut appeler «le système FLN» qui a éreinté le pays. Cette réduction devrait se traduire par un processus de délégitimation-relégitimation de la vie politique nationale sur la base d'un contrat social d'avenir. Bien sûr, il faut espérer qu'un sursaut d'honneur de la «génération de Novembre» la fera coopérer, sincèrement, pour le bien du pays. Sinon, il faut dire que si nous avons pu triompher de la colonisation et de ses injustices après «seulement» sept ans et demi de lutte armée (mais pas uniquement), jusqu'à quand allons-nous continuer à subir ledit système après presque un demi-siècle d'indépendance ? Car, comme dit un penseur français du XVIe siècle, Etienne de La Boétie, la servitude est toujours volontaire !