Jeûner pour la première fois, pour une fillette ou un garçonnet, est toujours vécu comme un grand événement familial célébré dans la joie et la solennité. Tout un rituel accompagne cet acte spirituel que khalti Kheïra, comme aiment à l'appeler ses voisins du quartier populaire de Bab E Khouika, tente de pérenniser parmi la jeune génération. La «bonasse» qui nous a accueillis dans la maison «Larbi», appartenant à ses voisins (la sienne récemment effondrée partiellement) dans cette qaâda ramadhanesque à la blidéenne, n'a rien de l'esprit engourdi des dames de son âge. La soixantaine passée, Kheïra Kardjadj se porte comme un charme. De l'énergie et des projets, elle en a à revendre. La maison de style mauresque pur, patio bien éclairé, citronniers, quelques rosiers sarmenteux qui serpentent au-delà d'un oranger et qui vont se jeter sur la face extérieure des murs, regorge de mille senteurs diverses. La blancheur éclatante du haïk y a fait merveilleusement sa réapparition ce jour-là. Le décor de la soirée est aussi ornementé par notre belle dinanderie. Le brouhaha des enfants vêtus à la traditionnelle emplit les lieux et c'est bientôt le début de la parade rituelle qui va sacrer la jeune Hanane, âgée tout juste de 7 ans, qui vient de jeûner pour la première fois. Des plats traditionnels (couscous avec des raisins secs) pour le s'hour et des sucreries pour bien profiter de la soirée sont préparés pour la circonstance. Le mhelbi (crème de riz sucré avec de l'eau de fleur d'oranger), ktayef, mhancha (dioul farci d'amandes)… sont disposés devant une fouara (fontaine) qui rappelle à bien des égards l'architecture andalou-musulmane. Le thé à la menthe, tradition maghrébine, est servi en guise de boisson. Sous le regard éveillé de sa mère qui l'oriente dans tout ce qui est dose d'ingrédients et secrets culinaires pour réussir le gage du goût et de la senteur, la fillette jeûneuse, comme nous l'explique tante Kheïra, a déjà préparé sa propre chorba dans une mini-marmite sur un petit feu qui rappelle la patience dans le labeur. «Pour la fille, c'est aussi une manière de passer les longues heures du premier jour du jeûne, alors que pour le garçon qui jeûne pour la première fois, il est plutôt question d'accompagner son père au marché pour faire quelques commissions et ne revenir qu'à quelques minutes avant la rupture du jeûne», explique-t-elle. Les rituels de la rupture du jeûne, que tente cette sexagénaire de rafraîchir la mémoire des blidéens en organisant à chaque révolution lunaire des qaâdate aux thèmes ciblés, sont chargés de symboliques à connotations éducatives et sociétales. «A l'appel du muezzin, la fille vêtue à la traditionnelle (karakou, maharma, khit errouh) monte à la terrasse. On lui sert un verre de jus où l'on y met un bijou en or symbolisant ainsi un vœu de pureté de cœur et de l'esprit de la jeune fillette. Monter au stah (la terrasse) connote un sens de transcendance du fait de l'idée de la hauteur et de l'ascension. Une hauteur dans le rang et la dignité, voulaient-on dire», relate la sexagénaire. Ce jour-là, toutes les familles attendues étaient là ainsi que des voisins et les amies de la fillette, mimant la jeune héroïne du jour d'accoutrements similaires. Après le f'tour, et jusqu'à des heures tardives de la matinée, les convives se lancent dans des discussions amicales, tout en jouant à la boukala. Tante Kheïra choisit bien les lieux et le temps pour extraire des décombres de l'oubli quelques reliefs de la mémoire populaire de la région de Blida. Elle évoque avec passion son attachement aux traditions ancestrales, pour lesquelles elle ne ménage aucun effort pour les médiatiser. La radio, la TV, y compris des chaînes étrangères El Arabiya et Mbc, étaient présentes ce jour-là, ainsi que la presse écrite ; elles viennent fréquemment chez elle pour y récolter quelques bribes des traditions blidéennes. Elle est une véritable référence et encyclopédie reflétant la «riche citadinité» de la ville des Roses.