Le discussion amicale qui a eu lieu lors de la soirée organisée par Djazaïr News de dimanche 22 août m'a valu un si copieux retour de courrier directement ou par blogs interposés que je me suis décidé à écrire ce texte pour éclairer mes lecteurs. J'aime les langues, toutes les langues, les plus lointaines de mon expérience propre comme les plus proches. Je les aime comme un esthète, leur sonorité et les gestes et les mimiques qui les accompagnent, mais aussi comme un simple curieux devant tant d'ingéniosité qu'il a fallu pour les établir sur le long terme et les étaler sur de larges communautés. J'en connais quelques-unes, l'arabe que je parlais dans mon enfance, mais que je n'ai pu lire et écrire que bien plus tard ; le français que je n'ai parlé qu'après ma première enfance, mais que j'ai écrit et lu avant l'arabe, ma langue maternelle ; l'anglais que je découvre au collège, mais que je n'ai pratiqué que bien plus tard quand les voyages scientifiques m'y obligèrent. Il y a d'autres langues que j'aurais aimé pratiquer comme l'allemand pour entrer dans ce fabuleux XIXe siècle de la philosophie, ou l'italien et l'espagnol pour lire à voix haute les grands récits et poésies que ces deux continents linguistiques ont laissés comme héritage commun. Il y aussi, bien sûr, l'océan infini des autres langues qu'il m'arrive de côtoyer de près et de goûter les sons qui en sortent sans même en comprendre le sens. Le russe et son roulement marin du «rr» qui porte des syllabes longues comme des vagues ; le chinois et le japonais, que je confonds au grand dam des Chinois et des Japonais ; le hindi si rapide comparé à la lenteur de la gestuelle hindie, mais aussi le wolof saccadé ou le peul à l'inverse doux et glissant comme le sable de sa patrie ; le portugais si proche et si lointain de l'espagnol par le rythme indolent de sa phrase et la basse tonalité de sa musique. Et, que dire des «qaçaïd» d'Aït Menguellet dont le souffle et la force océaniques, comme celles de Ababsa et El Bar Aomar me ramènent à mes mythes originaires ? Je n'en comprends pas les paroles, mais la musicalité du chant devient, ici, elle-même parole. Je pense à Atawalppa Yupanki, à Listz, Chopin, Wagner ou Borodine et les sources et les effets de leurs musiques sur les Indiens d'Amérique, les Hongrois, les Polonais, les Russes ou les Allemands. Dans toutes ces situations que j'ai eu à vivre, je me suis toujours senti admiratif et bien modeste devant cette immense richesse et diversité des sociétés humaines. Des langues au sens physique du terme qui fabriquent avec de l'air et des sons, des paroles qui signifient les choses les plus communes comme un arbre, une pierre, de l'eau et du feu, mais aussi des réalités bien plus complexes comme les émotions, joie et colère, amour et haine, les croyances, mythes et religions, rêves et poésies, la raison enfin qui tente en vain d'imposer sa rationalité à cette langue sans laquelle pourtant elle ne serait pas. Domestiquer la langue, n'est-ce pas le mythe rationaliste par excellence qui, de Pythagore à la numérisation actuelle, tente régulièrement d'enfermer le mot sous le chiffre, le sens sous le signe afin de mieux gouverner la pensée et de faire des humains des automates ? Il y a une dizaine d'années, j'avais vu un film qui m'avait singulièrement ému : il s'agissait d'un Grec qui revenait dans son pays natal après plusieurs années d'absence. Il était poète et malade et savait qu'il allait mourir. Parcourant la Grèce de long en large, il écoutait les gens parler et chaque fois qu'il entendait un mot, une phrase que la langue moderne, standardisée par la mondialisation avait rejetés dans l'oubli, il sortait de l'argent de sa sacoche et l'offrait à son interlocuteur. Dans ce voyage linguistique, le premier prix revint à un petit berger de la montagne qui lui avait répondu dans une formule que plus personne n'utilisait. Et quand, dans ma petite expérience personnelle, je retourne à Skikda, j'avoue que j'écoute moins les récriminations sociales, économiques, politiques et autres que j'entends partout en Algérie, mais suis plus attentif aux mots, aux expressions et à la sonorité de la langue qui les véhiculent. En fait, je découvrais la richesse de ma langue maternelle, celle-là même que j'avais fini par dévaloriser avec mes instituteurs français, mais aussi plus tard avec les professeurs d'arabe eux-mêmes qui la considéraient comme un dialecte appauvri, un patois même, qu'il fallait «éradiquer» et remplacer par la langue épurée des grammairiens. Il faut dire que la doxa commune en linguistique ici en Algérie comme ailleurs était à la discrimination des «langues populaires» au profit des langues épurées qu'on appelait «classiques» ici, académiques ailleurs. Les travaux des linguistes, y compris des structuralistes modernes comme de Saussure y étaient pour beaucoup. Pour aller vite, le schéma était simple : voilà une langue, modèle, archétype ou prototype, pour parler comme les inventeurs de machines, qui va s'incarner dans plusieurs versions plus ou moins proches de l'original ; ces versions seront déclarées patois, dialectes, dérivés, etc. Il en était ainsi de ma «lehja» de Skikdi qu'on moquait parce qu'elle ne distinguait pas le masculin du féminin, transformait le «t» en «che», bouffait ou allongeait les voyelles quand il ne le fallait pas ; mais il en était ainsi comme du chaouïa, du mozabite ou du kabyle, etc. En bref, le champ linguistique qui m'entourait comprenait deux Langues avec grand L, le français des colonisateurs et l'arabe dans ses deux versions, celui du Coran qu'on apprenait à la zaouïa et le «fasih» au lycée, et plus tard à l'université. Tout autour, sur les marges en quelque sorte, se situaient tous les autres dialectes considérés comme des sous-produits «dévoyés» des premiers. C'est en lisant Chomsky et sa grammaire générative que je compris l'inversion de l'ordre des réalités linguistiques que cette opération réalisait. Les langues parlées existent par elles-mêmes et l'original autour duquel les grammairiens traditionnels, comme les linguistes modernes les ramenaient comme à leur lieu de naissance, n'était en fait qu'une construction théorique «a posteriori», destinée à organiser, comparer et établir des règles de fonctionnement. En réalité, la langue pure, le modèle donc n'a d'existence que méthodologique. En lui donnant une valeur ontologique, on mettait le monde à l'envers : les langues réelles, parlées et/ou écrites qui précédaient le modèle épuré et à partir desquelles on avait construit ce modèle devenaient ses applications et ce qui avait été «induit» de l'extrême richesse linguistique d'une communauté devenait par ce «coup d'Etat théorique» cela même dont on déduisait cette extrême richesse. Et comme chez Platon chez qui les «Idées» préexistent au réel qui les incarnera, «l'Idée» de langue précéderait la langue réelle. Si l'affaire n'avait tenu qu'à des discussions de philosophes, je n'aurais pas fatigué le lecteur par ces digressions compliquées ; mais voilà, aujourd'hui, partout ou presque dans le monde, les langues se remettent à faire parler d'elles-mêmes, si j'ose dire. En Amérique du Sud, les nations «indigènes» réclament à la fois le droit à leur terre et à leur langue, comme en Afrique et en Inde, en Europe même avec les Corses, les Basques et les Bretons en France, les Flamands en Belgique et bien sûr chez nous. Retour donc à la situation algérienne. 1- La langue arabe Parlée par la majorité de la population, elle n'était écrite et lue que par une minorité de «lettrés» : dans sa version coranique par les talebs des zaouïas et des mosquées, c'était et c'est toujours l'arabe liturgique, et dans sa version «moderne» par les professeurs des médersas et plus tard de l'université. Ces derniers tournaient le dos aux «lehjas» parlées par les populations arabophones du pays qu'ils considéraient comme des formes «dégénérées» du modèle de référence. Celui-ci était établi à partir des expériences des autres pays arabes non-berbérophones à l'origine et qui n'ont pas connu de colonisation de peuplement. L'enseignement de la langue se fit alors en ignorant superbement l'expérience linguistique propre à l'Algérie, méprisant sa singularité et son originalité. Au lieu de partir de cette expérience, ils lui tournèrent le dos et comme Jules Ferry en France et ses épigones en Algérie qui se donnèrent pour «mission» de franciser et la France (exit les langues locales comme le basque et le breton) et l'Algérie colonisée, nos «jules-ferristes» locaux se donnèrent pour mission «d'arabiser» leur propre pays qui était déjà arabophone ! La langue enseignée, sans racines locales, devint une langue mécanique, déconnectée de son vivier naturel, soit les langues parlées par les Algériens, et dans lequel elle aurait puisé énergie et vitalité. J'ai comme hypothèse pour expliquer cet acharnement à tourner le dos à la richesse linguistique nationale, la formation de nos arabisants locaux qui les accabla de complexes dans les lieux moyen-orientaux où ils ont évolué qui s'exprimaient dans la haine viscérale de la langue française, et le mépris hautain des dialectes locaux. A tout cela, il faut ajouter l'intense rivalité qui les opposa, l'indépendance venue, à l'autre élite culturellement concurrente, celle des «francisés». Avec les religieux, ils constituaient, alors, les trois petites minorités qui se partageaient le monopole de l'écriture, si nécessaire à l'exercice du pouvoir symbolique. L'écriture d'une langue a souvent été une affaire de domination et son académisation une question d'Etat. Quoi qu'il en soit, le modèle de langue ainsi édifié devint un artefact lourd et désarticulé que l'on peut mesurer à son usage. Des officiels qui bégaient quand ils discourent «officiellement», cherchant maladroitement des mots et des formules ailleurs, dans d'autres pays quand ils sont tout à leur portée dans la langue de leur mère, de leur quartier, de leur région. Et l'on peut mesurer au temps qu'ils mettent pour trouver ces fameux mots ou formules, les efforts inutilement dépensés pour discourir dans cette langue de grammairien quand ils peuvent parler simplement dans celle de leur propre expérience linguistique. Cet exercice, périlleux pour beaucoup, a, selon nous, joué un rôle important dans l'expérience politique de l'Algérie indépendante. Les «responsables», titulaires du droit de parler publiquement, en adoptant cette posture linguistique «décrochée» des langues vernaculaires, se sont en quelque sorte eux-mêmes «décrochés» de ceux qui les écoutent, augmentant ainsi la distance déjà grande qui les séparait des citoyens ordinaires. Un contre-exemple nous est donné ici par le passage en «météore» du président Boudiaf qui a été rapidement adopté par la population, non seulement par les perspectives politiques qu'il lui ouvrait, mais aussi par la langue qu'il utilisait pour les dire : un arabe algérien qui n'avait rien à envier, en termes linguistiques, à l'égyptien, au libanais, à l'irakien ou au syrien. Mais, c'est dans la culture populaire algérienne, notamment sa poésie (el melhoun) et la chanson, en particulier le chaâbi, que gît comme en concentré le génie linguistique du pays. Ecoutons El Hadj El Anka par exemple, cet homme, originaire de Kabylie, formé à Meknes, bouleverse à son retour mais sans la rejeter, la tradition andalouse, en l'immergeant totalement dans la langue populaire algérienne. Et voilà les Algérois, suivis des autres grandes villes du Nord qui écoutent et apprennent ses chansons et celles des H'cicen et leurs successeurs. Ils venaient de créer «un style», au sens le plus noble du terme, et de la langue et de la musique, formé de matériaux proprement algériens. C'est dans ce gisement ainsi ouvert — plus tard monteront en visibilité d'autres styles alimentés aux richesses musicales et linguistiques des autres régions — que s'est constituée, en parallèle avec la langue mécanique et artificielle des «élites grammairiennes», celle vivante et «naturelle» de l'arabe algérien post-colonial. Le temps est peut-être venu pour qu'une nouvelle académie de la langue arabe s'édifie en absorbant le patrimoine linguistique algérien. 2- Tamazight : réponses à quelques remarques intempestives Tamazight constitue pour l'Algérie et une grande partie du Maghreb la langue des origines. Grâce aux régions qui ont continué à le parler, il a été préservé comme langue vivante, mais n'a pas eu la chance historique de s'incarner dans une écriture durable (à l'exception du tifinagh). Aujourd'hui, il ne s'agit plus de la reconnaissance de tamazight comme langue nationale, mais de son écriture et de son enseignement. Et cette écriture et son enseignement ne peuvent pas être pensés en dehors des contextes historiques et culturels dans lesquels elle a réussi à survivre. Notamment sa coexistence avec la langue arabe telle qu'elle a existé en Algérie, soit près de quatorze siècles. Durant cette longue période, les deux expériences linguistiques ont naturellement communiqué, chacune empruntant à l'autre des éléments divers relevant à la fois de la sémantique, de la syntaxe et de la phonétique. L'arabe algérien, par exemple, souvent incompris des Moyen-Orientaux, a pris du berbère des formes syntaxiques qui lui donnent sa singularité comme de préférer la phrase nominale à la phrase verbale, les pluriels irréguliers aux réguliers (en in), etc. Mais c'est surtout dans la phonétique que le mélange est le plus visible au point que souvent les phrases arabes algériennes sont difficilement compréhensibles par une oreille orientale : les voyelles sont souvent supprimées : on dira par exemple «drabtou» pour «darabtou», et le point tonique est le plus souvent sur la dernière syllabe, alors qu'il est sur l'avant-dernière syllabe ailleurs. L'arabe algérien est ainsi moins «chantant» que l'oriental, et l'est encore moins au Maroc. Les apports en sens inverse sont aussi nombreux, en sémantique notamment où des centaines de mots ont été empruntés et digérés par le berbère : «Oulech», ce fameux mot d'ordre des militants est issu de «ouala chi» et le mot kabyle lui-même vient de qabila. J'ai pris ces quelques exemples juste pour donner une idée du brassage qui ne pouvait pas ne pas se réaliser durant toute cette période. Aujourd'hui, l'heure est venue à l'écriture de tamazight. Quelqu'un m'a écrit en me disant : «Laisse-moi ma langue et occupe-toi de la tienne.» Que veut-il faire avec «sa» langue, qui n'est d'ailleurs pas la sienne mais celle de tous les Algériens ? Communiquer avec lui-même ou s'ouvrir à tous ses concitoyens, y compris les arabophones ? Surtout que tous les Algériens sont aujourd'hui arabophones, y compris les berbérophones. C'est dans cette optique que je me suis permis, lors de la soirée organisée par Djazaïr News, de suggérer l'écriture de tamazight dans l'alphabet arabe et son enseignement à tous les Algériens. Rien n'interdit d'ailleurs de faire appel à d'autres écritures comme le tifinagh ou même le latin ; en Inde, le sanskrit n'est accessible qu'aux Brahmanes, tandis qu'en Chine le mandarin s'est identifié à ceux qui ont pu y accéder ; et Homère continue d'être édité en grec ancien que les Grecs d'aujourd'hui ne peuvent lire, et il en est de même pour les œuvres en latin de St-Augustin ou de Cicéron. Pour finir, ce malentendu qui revient très souvent : écrire tamazight en arabe ne signifie absolument pas «l'arabiser». La Perse, ce pays millénaire où est née l'écriture, n'a pas disparu quand elle a adopté l'alphabet arabe et l'iranien est sa langue, tandis que les maîtres du Califat ottoman qui a duré 5 siècles n'ont pas hésité à adopter l'alphabet arabe pour écrire le turc sans y perdre leur âme ; de même que les pays européens qui ont adopté les uns l'alphabet latin, les autres l'alphabet cyrillique sans pour autant perdre leur identité. La transcription dans les caractères arabes de tamazight permettra à tous les Algériens qui parlent et écrivent en majorité la langue arabe et non à une petite minorité cultivée d'accéder à cette langue. Alors, tamazight sera plus rapidement et plus aisément la langue nationale tant désirée.