L'article de votre quotidien du 1er septembre a retenu mon attention, «Le naufrage d'une langue». Je voudrais, si vous le permettez, lever certaines confusions et amalgames rencontrés dans chacun des deux textes. Les deux auteurs attribuent abusivement à la langue arabe de l'école algérienne les qualificatifs de langue «académique» et de langue «classique». Je ne m'en tiendrai qu'à des faits. Les textes officiels qui régissent l'école algérienne n'ont jamais prétendu transmettre aux enfants la langue arabe académique ou la langue classique. Ces textes excluent d'entrée de jeu toute langue écrite, classique, académique, informative ou autres. Il est donc injuste d'attribuer aujourd'hui l'échec de cette école aux «classiques». Pour la maternelle et le primaire, les instructions officielles sont claires : «Enseignement de la langue de l'expression quotidienne». Or, à six ans, ou même à cinq ans, les enfants maîtrisent la langue de l'expression quotidienne et commune. Ils possèdent une expression quotidienne par laquelle ils se font très bien comprendre ! Aussi, si l'école a été inventée, c'est bien pour enseigner à l'enfant ce qu'il ignore (l'écrit) et non ce qu'il maîtrise ! L'humanité savait parler bien avant l'existence de l'école. Il est donc inutile d'enseigner l'expression quotidienne ! Ce glissement dans l'objectif a permis de basculer cette école du champ culturel au champ idéologique, de la transmission culturelle à la dépossession. Par cet objectif, les rédacteurs visent l'inculcation d'une langue orale de substitution. L'instruction officielle est traduite sur le terrain par une vaste opération de désapprentissage de l'oral du peuple des années 50/60 au profit d'un nouvel oral. Le bilan ne peut donc se faire qu'en termes de pertes et que nous observons à l'œil nu. Cet oral de substitution n'existant pas, et n'ayant jamais existé dans l'histoire, il fallait l'inventer, le fabriquer ! D'où la recette puisée du modèle de laboratoire de langues en France qui fabriquait dans les années 50/60 des programmes de langue orale hyper simplifiée pour touristes. Le lieu de fabrication de cette langue se situait à l'Institut pédagogique national entre les années 70 et 90 ; après 90, à l'occasion de la fusion (Enseignement supérieur et Education nationale) la fabrication est domiciliée dans un laboratoire au sein de l'Université d'Alger-Centre, à proximité de la Faculté de Lettres, au cœur du Maghreb. Cette langue est donc légitimée par l'Université, plébiscitée. Description de cette langue du laboratoire : un oral artificiel transcrit Sa transcription sur papier agit comme un trompe-l'œil qui piège tout observateur non averti. Un objet qui ressemble à de l'écrit mais qui n'est pas de l'écrit. Des productions qui n'obéissent à aucune règle de l'écrit. L'invention incongrue piège surtout l'intellectuel nourri de l'idée de l'école neutre et universelle. En effet, on a du mal à imaginer la supercherie ! Un oral simple, basique, qui n'exprime que des choses concrètes, collant au contexte, pour empêcher toute velléité d'abstraction. L'enfant est donc entraîné et épuisé à lire et à écrire une fausse langue. Cette langue est aux antipodes de la langue académique, langue discursive, qui obéit strictement aux règles internes du texte. La notion de classique désigne ce qui est étudié dans les classes. La notion désigne les œuvres littéraires reconnues. Par classiques on entend les Humanités. Œuvres qui ont nourri la mémoire de générations. Ces œuvres constituent le patrimoine culturel aux côtés du patrimoine oral, contes et légendes acquis dans la famille. Les classiques européens ont quatre siècles d'âge. Les classiques arabes ont quinze siècles d'âge. Faire table rase des classiques, c'est consentir au génocide culturel. On ne pourrait pas dans le cas du patrimoine arabe, avancer l'argument pernicieux de culture bourgeoise. Les maîtres de la poésie arabe des VI6e, VIIe , VIIIe siècles étaient esclaves, artisans, bergers, etc. L'un des plus grands artiste de la rime, était potier. Exclure les classiques pour ne proposer que les contemporains locaux relève de la pensée unique. Car le cerveau de l'enfant peut assimiler des milliers et des milliers d'œuvres. C'est restreindre l'héritage de l'héritier que de réduire le corpus. Proposer un genre poétique au détriment d'un autre, c'est priver l'enfant de la diversité. C'est donc une vision autoritaire. Avancer les valeurs locales par opposition aux valeurs universelles ou marquées historiquement, est un faux débat. Quarante ans de production de laboratoire assénée aux enfants, nous a fait oublier la fonction première de l'école. Des sociologues français ont les premiers, dans les années 70, démontré que la réussite scolaire est déterminée par le capital culturel de l'enfant. C'est sur la base de ce même concept de capital culturel que sont élaborées aujourd'hui, au XXIe siècle les stratégies de réformes éducatives dans le monde développé. Constituer ce capital chez les enfants démunis, renforcer et élargir ce capital chez les enfants privilégiés, telle est la nouvelle vision. Donner du grain à moudre à tous. Nourrir les mémoires par un nombre extraordinaire de textes littéraires, classiques et contemporains. Des centaines par classes qui sont lus par l'enseignant. L'appropriation du patrimoine se fait en maternelle et primaire. Elle se fait par l'écoute, par l'oreille. L'enfant dans ce modèle éducatif est exposé à une richesse formidable. De la sorte, privilégiés et non privilégiés se retrouvent à égalité à l'entrée du collège. Voir dans cet esprit la Réforme de l'Education Française de 2002, (maternelle et primaire). Une réforme qui nous laisse rêveurs, et qui nous donne de l'espoir. Un rêve possible. La modernité n'est plus une affaire de technologie. Elle est à notre portée, une affaire de cœur, de don, de générosité. La Réforme Benzaghou est également construite sur la base du concept de capital culturel. L'angle d'attaque est le même que celui de la Réforme française. L'enjeu est bien compris. Cependant, il n'est question dans ce cas précis ni de constitution ni de renforcement du capital de l'enfant, mais de destruction. Une destruction scientifiquement programmée. C'est ainsi que nos héritiers sont atteints dans l'œuf. La réforme Benzaghou reconduit la langue du laboratoire au primaire et lui offre une rallonge par l'instauration de classes préparatoires. La langue du laboratoire y est donc imposée obligatoirement, à partir de cinq ans. Plus précocement pour ceux qui courent après les dérogations. Elle est également introduite et imposée dans les crèches et jardins d'enfants. La langue du laboratoire est présente dans les familles, à travers le livre parascolaire produit en gros tonnage. Au berceau, le nourrisson du XXIe siècle est exposé au langage de la jeune maman incertaine, élève de l'école fondamentale, élevée dans le reniement et la négation de sa culture, dans la haine de soi. L'objectif de cet acharnement ? Précipiter, accélérer les processus de créolisation de la langue du peuple algérien. L'isolement du pays ! L'exclusion ! Tel est le projet. Les différentes recherches en matière de créole s'accordent à dire que le phénomène créole est accéléré par les enfants. Les enfants d'Algérie sont depuis l'introduction de la méthode Malik et Zina à ce jour, dans une situation analogue à celle dans laquelle se trouvaient les populations pauvres et dépouillées des Antilles auc XVIIIe et XIXe siècles, c'est-à-dire exposées à un langage pauvre, basique, hyper simple qui les a menés à inventer une nouvelle langue, le créole. L'emprunt de mots de vocabulaire français n'est pas le plus grave, ce qui l'est et qui est caractéristique des processus de créolisation, est l'emprunt de termes grammaticaux. L'emprunt d'éléments de la grammaire, d'outils du raisonnement, tels que (donc, justement, ni, jamais … la liste est longue) est annonciateur de la mort de la langue première. Ces éléments constituent les charnières, la charpente, les fondations d'une langue. Ainsi en faveur de la langue du laboratoire, sa généralisation imposée par la force, et son statut national, la langue arabe est atteinte dans ses fondations. Ce qui explique les signes de l'effondrement, de la mutation linguistique. On retrouve la tendance à la simplification dans les échanges entres générations. En effet, la génération de l'indépendance s'adresse aux jeunes en simplifiant systématiquement toute formulation. Dans le même ordre d'idées, un patrimoine culturel qui n'est pas mobilisé par l'école et par rapport auquel les enfants sont totalement démunis, reste lettre morte. Il s'agit bien alors d'un patrimoine culturel mort, puisque gelé, non approprié. Preuve en est qu'un ministre de l'Education (92 - 94) s'est autorisé en 2007 sous des regards consentants d'enterrer le Patrimoine classique arabe en opérant son entrée au musée. Un objet de musée ! Voilà le sort réservé à un Patrimoine littéraire classique universel riche de l'accumulation d'un capital de quinze siècles ! Ce même ministre, résidant en France ne s'est pas amusé que je sache à sortir Lafontaine de l'école maternelle pour le geler dans un musée. En parallèle de l'école, et dès les années 80 (ou peut-être plus tôt), la destruction du Patrimoine littéraire classique pour enfants gagne progressivement toute la sphère culturelle. 1 - Falsification de ce patrimoine dans l'Edition. Les grandes œuvres telles Kalila et Dimna, Les mille et Une nuits et le reste, sont simplifiées, abrégées, revues et corrigées, par les censeurs du XXe siècle. Leur censure consiste à arracher la magie de ces textes pour les réduire à de vulgaires rédactions qui ne motivent, ni ne charment, ni séduisent les enfants. Cette falsification entraîne et explique l'effet repoussoir de la lecture chez l'enfant. 2 - L'invasion du marché par le «livre parascolaire» qui véhicule la langue du laboratoire agit comme un puissant instrument d'exclusion. Ce modèle n'étant pas reconnu, est inexistant dans les Salons du Livre internationaux. 3 - En 2007, le directeur de la Bibliothèque Nationale légitime la langue du laboratoire. Il célèbre et honore avec faste durant 10 jours les fabricants de cette langue, le Docteur Fodil et ses disciples employés au laboratoire d'Alger-Centre. Une Bibliothèque Nationale n'a-telle pas pour mission la conservation et la promotion du Patrimoine littéraire ? Classique et populaire ? Le sanctuaire est profané. 4 - Aujourd'hui, c'est au tour du «Butin de guerre» de subir ce qu'a subit la littérature arabe pour enfants. Le marché subit une véritable invasion de faux livres de la grande littérature française pour enfants. Elle est servie résumée et abrégée. Le tout dans un bel emballage. L'enjeu ? Accélérer les processus de créolisation. Car, paradoxalement, un enfant qui maîtrise le français va pouvoir séparer les deux grammaires (arabe et française) et ainsi échapper entre les mailles du filet de la créolisation, diktat imposé comme une fatalité. L'ouverture culturelle de l'école en France, en 2002, pays spécialisés dans les stratégies pédagogiques d'exclusion et de division, s'explique en grande partie par le nouvel ordre international. Dans la concurrence féroce de la mondialisation, il ne s'agit plus de barrer la route du pouvoir aux enfants de prolétaires et aux immigrés. C'est la survie du pays et sa place dans le contexte international qui est en jeu. Cependant, les stratégies politiques d'exclusion ne sont pas abandonnées. Elles sont actualisées, affinées, enrichies par la récupération politique de nouveaux concepts en sciences humaines, pour être transférées dans d'autres parties du monde dont l'Algérie. Une véritable division internationale de l'intelligence et de la créativité est ainsi scientifiquement opérée.