Retour sur une journée inoubliable qui a vu démarrer une aventure humaine et professionnelle extraordinaire. Après une journée d'enfer qui avait commencé aux premières lueurs du jour pour se terminer très tard dans la nuit mettant à rude épreuve les nerfs de l'équipe rédactionnelle et technique du journal El Watan , la joie et la fierté d'avoir réussi le pari (fou) de sortir le premier numéro du journal se lisait sur les visages de tous les collègues. Flash-back sur cette journée historique pour les fondateurs du quotidien El Watan et pour toute l'équipe rédactionnelle et technique qui a accompagné les premiers pas de la création du journal. Le jour «j» du lancement du premier numérod'El Watan arrive. Nous sommes le 7 octobre 1990. La date de la parution du journal coïncidant avec les événements de la révolte populaire d'Octobre 88 qui allaient servir de terreau pour l'amorce des changements constitutionnels et démocratiques ultérieurs n'était bien évidemment pas fortuite. Il s'agissait d'un choix éditorial clair par rapport au combat pour les idéaux de liberté, de démocratie dans lequel le journal a inscrit son apport au nouveau paysage médiatique. L'ambiance était semblable à celle d'une rentrée des classes en fin de cycle scolaire préparant un examen décisif. Les collègues commençaient à affluer au journal très tôt le matin rompant avec certaines habitudes de travail acquises dans le service public. Pour soulager le service technique du poids du travail qui l'attendait, le gros des articles était déjà saisi, maquetté et monté. Le montage se faisait manuellement, de façon artisanale ; l'infographie était un luxe pour la nouvelle presse qui devait compter avec le précieux concours de certains techniciens débauchés d'El Moudjahid auxquels nous tenons à rendre un hommage appuyé à l'occasion de ce vingtième anniversaire qui est aussi leur fête pour ceux qui nous avaient rejoints. A l'instar de Yacine Tebbal, de Hamid Mokrani qui nous a quittés prématurément il y a quelques mois et pour lequel nous avons une pieuse pensée, Mokhtar et bien d'autres qui nous ont apporté une aide désintéressée pour lancer le journal. Il faut dire que le contexte politique de l'époque, marqué par un bouillonnement des idées politiques et l'émergence du multipartisme, avait beaucoup contribué dans la confection du menu du journal du jour, riche par la diversité de ses thèmes et le contenu des articles qui offraient une autre grille de lecture par rapport à ce que proposait la presse publique. Intense émotion La chance du collectif d'El Watan tenait au fait que les membres fondateurs du journal étaient pour la plupart des journalistes professionnels ayant fait leurs classes à El Moudjahid ; un journal qui a fourni quasiment l'essentiel de l'encadrement de la presse indépendante d'expression française. Ils avaient tous cumulé une expérience de plusieurs années dans les différentes rubriques d'El Moudjahid. A ce titre, le collectif était opérationnel dès le lancement du journal. La matière rédactionnelle ne posait pas problème. Le frigo était plein à craquer. Des papiers d'information, des enquêtes, des reportages, des entretiens étaient déjà prêts à la publication. Devant la difficulté de recruter de nouveaux journalistes, faute de moyens financiers, les fondateurs du journal se sont retrouvés devant la nécessité d'intervenir dans toutes les rubriques, écrivant tout à la fois : en politique, en économie, en sport… Il fallait proposer aux lecteurs pour ce premier numéro un menu riche et varié fait de manière professionnelle. Il fallait oser, pour convaincre le lecteur, qu'El Watan était un journal du changement ouvert sur la société et les sensibilités politiques plurielles qui ont fait leur apparition dans le nouveau champ politique. Nous avions réussi à décrocher un entretien du défunt Kasdi Merbah, ancien Premier ministre sous Chadli, qui se préparait à quitter le Fln où il était membre du Comité central pour créer son propre parti : le Majd ( Mouvement algérien pour la justice et le développement). M. Merbah, qui avait lancé sa formation dans la discrétion la plus totale, pour ne pas dire le secret, craignant certainement que l'on ne torpille son projet - un réflexe professionnel qui ressemble bien à l'homme de l'ombre qu'il fut pendant de longues années en tant que patron des services de renseignements - m'avait donné son accord au cours d'une réunion du CC du Fln, la dernière à laquelle il prit part, pour le principe d'un entretien exclusif en vue d'éclairer l'opinion sur son projet politique. Hasard de son agenda, la date de l'entretien était programmée pour le 6 octobre 1990, la veille de la sortie du premier numéro d'El Watan à 16 heures en son domicile. Le scoop tombait à pic. Il ne fallait surtout pas rater cet événement capital de la rentrée politique. Interviewer un ancien premier ministre qui a quitté son poste à la tête de l'exécutif après une retentissante bataille procédurale qui l'avait opposé à Chadli considérant, qu'en vertu de la Constitution, il n'avait de compte à rendre qu'au Parlement qui avait approuvé son programme de gouvernement, un ancien patron des services qui prend du champ par rapport au pouvoir, c'était en quelque sorte la cerise sur le gâteau pour le premier numéro d'El Watan. Premier numéro, première interpellation La discussion avec M. Merbah était toujours enrichissante et pertinente au double plan de l'information et de l'analyse de la vie nationale sous tous ses aspects. Passé le premier quart d'heure, je libère notre jeune photographe pendant que je poursuivais l'entretien avec M. Merbah qui dura deux bonnes heures que je n'ai pas senti passer. J'avais oublié les impératifs de bouclage et l'ambiance surchauffée de la rédaction et les collègues qui étaient sur la brèche à préparer l'édition du lendemain. Je pris congé de M. Merbah, m'engouffra dans mon véhicule et fonça droit en direction du journal pour décrypter l'entretien. En arrivant à la rédaction du journal, j'apprends que le photographe qui m'avait accompagné pour l'interview de M. Merbah a été interpellé brutalement quelques mètres plus loin alors qu'il quittait le domicile de ce dernier pour rejoindre le journal, tandis que je poursuivais l'entretien avec M. Merbah. Ses pellicules lui seront confisquées. Ni M. Merbah ni moi-même ne nous doutions de ce qui se passait à l'extérieur. Il fallait donc gérer au niveau du journal cette affaire que nous n'avions pas prévue. J'avais pris du retard. L'énervement était à son paroxysme dans tous les services. Le téléphone du journal n'arrêtait pas de sonner. Les gens de l'imprimerie s'impatientent du retard dans l'envoi du journal à l'imprimerie.Les chefs rotativistes et le personnel de l'imprimerie que nous avions côtoyés pendant des années à El Moudjahid vivaient avec nous, avec la même intensité et la même émotion, la naissance du bébé ElWatan. Craquant sous la pression des collègues pour le décryptage de l'entretien de M. Merbah qui avait pris du retard, dans un moment de poussée d'adrénaline mal contrôlée, je prends mon enregistreur et mes notes et saute au volant de ma voiture pour rentrer à la maison. Omar Belhouchet se mit à ma poursuite, m'arrêta quelques dizaines de mètres plus loin et me convainc à retourner au journal pour terminer le décryptage de l'entretien. Le calme revient dans les locaux. L'interview est tombée quelques minutes plus tard. La salle de saisie est de plus en plus fébrile au fur et à mesure que s'égrenèrent les minutes qui devenaient désormais très précieuses. Les postes de saisie, de petits ordinateurs (6 unités) loués à un opérateur privé, crachent sans cesse les articles tapés au «kilomètre» sur un rouleau de papier avant d'atterrir sur la table de montage. Les articles étaient saisis et corrigés directement sur écrans en présence des journalistes pour gagner du temps. Nos amis Yacine et le regretté Hamid en charge du service technique étaient sollicités de toutes parts. Le maquettiste Tefahi donnait libre court à son talent . Il était loin de se douter du volume de travail qui l'attendait dans ce nouveau journal. Il finira la journée et le bouclage en pantoufles. La position debout, penché sur sa table de montage a eu raison de ses jambes qui ont enflé démesurément. Il est presque deux heures du matin quand la dernière morasse tomba. Soulagement général. On était déjà excité à l'idée de se lever dans quelques courtes heures et de voir El Watan trôner sur les étals des kiosques. Nous ne pouvions pas résister évidemment à la tentation d'aller le chercher tout chaud à la sortie des rotatives. L'émotion était à son paroxysme. Certains d'entre nous avaient peine à réprimer leurs larmes. La nuit aura été courte et le sommeil troublé par ces images de la confection du premier numéro du journal qui se bousculaient dans nos têtes et où se mêlait des sentiments diffus de joie, d'optimisme , voire aussi de crainte légitime de rater ce rendez-vous avec l'histoire : celui de la naissance de la presse indépendante. Certains d'entre nous, gagnés par le doute après la sortie du premier numéro du journal réalisé dans des conditions difficiles, ne pouvaient pas envisager la sortie d'un deuxième numéro d'El Watan. Pour ces collègues, l'aventure d'El Watan vient de s'arrêter brutalement à la première marche. En plus du défi de continuer à faire paraître le journal vaille que vaille, il y avait à l'intérieur du collectif un sacré travail pédagogique et psychologique à faire pour maintenir la mobilisation, préserver et renforcer le moral des troupes en vue d'assurer la pérennité d'El Watan. Pari tenu. El Watan fête déjà ses vingt ans avec cette conviction de ses membres fondateurs d'avoir rempli le contrat qui les lie aux lecteurs du journal.